— De la concurrence pour Marc, me lance Gilles en repoussant la porte d’entrée, son sac de course à la main.

— ?

— Oui, le laïoncecleube !

Il continue vers la cuisine. Intriguée, je le suis et le vois extraire deux grands bols en carton recyclé.

— De la soupe ! L’une à l’oseille, l’autre à l’oignon avec des croûtons du Pied de Cochon !

Le Pied de cochon ! Du temps des Halles, on y servait toute la nuit des repas roboratifs. Il était d’usage dans ma jeunesse, d’aller y terminer au petit matin nos soirées dansantes et de commander de la soupe à l’oignon. J’y suis allée une ou deux fois. Émergent du passé des robes froissées, des peaux poisseuses, des cheveux en bataille. Je me souviens surtout des banquettes qui accueillaient nos corps fatigués dans l’odeur et l’agitation bruyante des pavillons Baltard.

Depuis que les Halles ont déménagé à Rungis, la brasserie, toujours renommée, ne sert plus le monde coloré et fort en gueule d’autrefois, mais surtout des touristes un peu fortunés venus des quatre continents. Nous passons souvent devant sa terrasse ; pour une raison inconnue, nous n’y sommes jamais retournés.

— Tu as trouvé ça où ?

— Rue Montorgueil ! Pas le Rotary, le laïonscleube !

Le Lions Club ! Où avais-je la tête ? Société internationale philanthropique à l’image du Rotary Club, dont Marc est un pilier. Leurs membres, souvent influents, ont en général du foin dans leurs bottes et travaillent à des actions humanitaires ou culturelles. Du beau monde !

— Cher ?

— Cinq euros l’une, au profit de la soupe populaire de Saint-Eustache.

— On commence par laquelle ? demande Gilles.

— Par la soupe à l’oignon !

C’est ainsi que pendant que la soupe chauffait, nous avons fait griller les croûtons de pain fournis avec le gruyère. Ils ont brûlé, répandant une odeur de pain grillé dans tout l’appartement et jusque dans l’escalier. Nous les avons remplacés par des tranches de pain. Nos croûtons réussis, on les a laissés s’imbiber sur le gruyère qui fondait à souhait. Et nous avons trempé la cuillère dans le bouillon bouillant…

Une remontée dans le temps qui valait bien la madeleine dans le thé de Proust ! Le Pied de cochon n’avait pas usurpé sa réputation. Un vrai bouillon de viandes variées, parfumé à ravir. J’ai demandé :

— Que font-ils du reste de la bête ?

Aujourd’hui, on ne propose plus guère de viandes en sauce. Gilles n’a pas su me répondre.

Et le soir, nous avons savouré la soupe à l’oseille. Délicieuse aussi ! On ne peut pas dire que notre bonne action fut un sacrifice !

Le lendemain, j’ai lu plus soigneusement le carton qui accompagnait les soupes. Les soupes provenaient des meilleurs restaurants du quartier, plus fines et inventives les unes que les autres. Tout le monde s’y retrouvait : la soupe Saint-Eustache, la publicité des restaurants et les donateurs.

Cependant (sans vouloir cracher dans la soupe) le spectacle de la file d’attente sous la pluie devant le porche de l’église ne nous a pas tout à fait autorisés à nous frotter les mains !

Nous sommes allés dire un petit bonjour à Nicole, la sœur de Gilles. Un verre de champagne n’était pas de trop pour égayer ce dimanche pluvieux. Presque deux mois sans soleil.

Nous avons quitté l’atelier sous une pluie battante, Gilles à pied, moi en métro et nous nous sommes retrouvés vers trois heures devant sa porte.

Nous en sommes repartis quatre heures plus tard. Nous avons parlé de tout et de rien, des générations suivantes. Nous avons évoqué ce passé qu’elles n’ont pas connu et qui disparaît à grande vitesse dans les abîmes du souvenir.

La guerre d’aujourd’hui en Ukraine nous a rappelé celle de notre enfance. Nicole avait dix ans quand, à l’arrivée des Allemands, les femmes de sa famille près de Boulogne sur mer ont entassé les enfants dans les voitures et sont parties vaille que vaille en convoi vers la Normandie. Elle s’en souvient comme d’une fête. Pour ma part, j’étais dans le ventre de ma mère en partance pour la Nièvre.

Nous avons téléphoné à Jean-Claude, qui perd la mémoire immédiate. Nous avons trinqué avec du bruitage, bouchon qui saute et verres qui s’entrechoquent. Deux heures après il téléphonait à son tour, ayant tout oublié, sauf le champagne.

Arnaud, le fils ainé de Nicole, est arrivé avec Anne son épouse. Ils sont déjà grands parents de nombreuses fois. Encore des nouvelles de chacun. Encore un pan de société, de métiers, d’activités variées et souvent passionnantes… Ce fut malgré la pluie une agréable après-midi.