La rue Montorgueil bénéficie d’une place tout à fait particulière dans la vie du quartier. Piétonne et commerçante, elle part des Halles pour arriver rue Réaumur sous le nom de rue des Petits Carreaux. Elle passe du premier au deuxième arrondissement en traversant la rue Étienne Marcel. C’est dire son importance, du moins pour nous, habitants du centre de Paris, rive droite. Son architecture ne paye pas de mine, mais elle regorge de trésors pour qui sait regarder.

Elle conduisait vers une hauteur (actuellement quartier Bonne Nouvelle), un si petit mont qu’il lui valut au Moyen-âge par dérision le nom de Victus Montis Superbi. Elle est citée sous le nom de « rue de Montorgueil » dans un manuscrit de 1636 : « ordre, boueuse, avec plusieurs taz d’immundices. » Prolongement des Halles, elle resta jusqu’à leur démolition, plus associée aux récits de Victor Hugo dans les Misérables, qu’aux allées et venues des calèches sur les Champs Élysée.

Elle a cependant ses lettres de noblesse. Autrefois point d’arrivée de la pêche, le restaurant le Rocher de Cancale en a gardé le souvenir. L’Escargot Montorgueil, auparavant l’Escargot d’or a vu et voit toujours défiler des célébrités : Sarah Bernhardt, Marcel Proust, Georges Feydeau, aujourd’hui des chanteurs et des acteurs, amateurs d’escargots de Bourgogne. La pâtisserie Stohrer, la plus ancienne de Paris, à qui l’on doit l’invention du baba au rhum, fut depuis sa fondation en 1730 un lieu incontournable pour tout souverain britannique en visite à Paris. Lors de sa dernière visite officielle à Paris, le 6 juin 2014, la reine Élisabeth d’Angleterre tint à venir en personne. Tout le quartier était sorti pour la voir.

Aujourd’hui piétonne, trottoirs pavés de blanc, la rue Montorgueil a perdu ses marchandes des quatre saisons et ses musiciens ambulants, mais elle a gagné des terrasses de café, nombreuses et accueillantes. Un peu plus propre qu’au XVIIe siècle, mais pas tellement – la mairie de Paris qu’elle soit de droite ou de gauche n’est pas très regardante côté mégots et crottes de chien, sauf en période électorale – elle demeure pittoresque. Dans une rue adjacente, la rue Tiquetonne, le magasin « G. Detou », connu de tout Paris, vend une multitude d’ingrédients pour une cuisine fine, originale et savoureuse.

La rue Montorgueil fait partie de notre univers. Gilles va tous les jours y faire les courses. Il y a son boucher, son marchand de légumes, son marchand de fromage, son boulanger. Ce dernier est parti récemment pour s’installer en province. Une mode depuis la pandémie. Toute l’équipe a changé, ce qu’il a un peu considéré comme une trahison. Il croise des voisins. On se salue discrètement, on discute un peu.

Lieu de rencontre, on y voit aussi bien des touristes que des personnes âgées, des jeunes en bande, des mères avec leurs poussettes et désormais des bobos qui s’installent dans le Sentier grâce à des prix presque abordables. J’y vais moins souvent que lui, pour des achats chez le quincaillier par exemple ou pour me rendre chez mon médecin niché au fond d’une cour tranquille. Mais ce samedi après-midi, la petite pharmacie de la rue voisine était fermée et j’ai poussé vers celle de la rue Montorgueil.

En sortant du porche, j’ai mis un certain temps avant de réaliser qu’il y avait du changement dans l’air.

Les magasins étaient encore fermés par ordre du gouvernement. Pourtant, une foule de jeunes, venue je ne sais d’où, déambulait sur les trottoirs de la rue Étienne Marcel avec une étrange allégresse. Un vent léger soulevait les cheveux, le soleil brillait, et plus j’avançais, plus je voyais de garçons et de filles se conter fleurette, appuyés contre un mur, assis côte à côte sur un rebord de boutique, blottis dans l’embrasure d’une porte, presque tous sans masque. Les visages vibraient, les cheveux frétillaient, les bouches riaient. Ils s’embrassaient avec ferveur, comme s’ils avaient failli mourir de soif. Des groupes se formaient. Les filles roucoulaient, les muscles se tendaient sous les chemisettes des garçons. Les corps se déliaient.

Le printemps était arrivé ! La foule avait oublié les mois de tristesse, de précautions, d’interdictions, elle savourait la liberté, et la rue Montorgueil éclatait de vie dans un défilé ininterrompu de jeunes heureux et rieurs qui faisaient plaisir à voir et à entendre.