Agnès m’avait téléphoné alors que nous roulions vers Grenoble. Conversation laborieuse, interrompue par le tunnel de Chambéry et difficilement reprise. Ayant profité des vacances de la Toussaint, elle arrivait tout juste de leur maison d’Intragna, un village accroché à la montagne au-dessus du lac Majeur en Italie.

 Ils habitent dans le haut de Gex, dans la partie ancienne de la ville. J’ai déjà évoqué ces vieilles maisons aux murs épais dont les jardins s’étagent sous les remparts de l’ancien château fort. Longtemps le refuge des pauvres de la commune, occupées ensuite par des émigrés de l’après-guerre, elles sont aujourd’hui prisées et restaurées par des Nordiques et des Anglais travaillant dans les organisations internationales de Genève. De jardin en jardin, de terrasse en terrasse, ils forment une communauté cultivée et originale. Et l’année dernière, ils ont déposé les statuts d’une association culturelle programmant des événements variés ; expositions de photos, de céramiques, visionnage de courts métrages et ce jour-là un spectacle dans une grange.

Nous arrivions d’Albertville et la nuit tombait. Après un bref passage à Tougin, nous nous sommes aventurés dans les rues sombres et désertes de la vieille sous-préfecture. À l’écart, au pied des remparts, nous avons trouvé une grange, telle je ne pensais pas qu’il puisse encore en exister en centre-ville. Une voiture occupait le rez-de-chaussée. Personne nulle part. Nous allions continuer lorsque des chuchotements provenant de l’étage nous ont alertés. Nous avons grimpé un escalier de bois raide et blanchi par les siècles. Dans la pénombre vaguement éclairée par des guirlandes lumineuses, une assemblée écoutait en silence une mélopée accompagnée d’une sorte de harpe celtique. Les jeunes filles assises sur un plancher rustique jonché de feuilles mortes nous ont fait un passage et Wilfrid a surgi pour nous conduire vers un banc de bois.

Nos yeux s’habituant à l’obscurité, nous avons deviné les silhouettes d’une trentaine de personnes entourant une sorte de catafalque faiblement éclairé, composé de feuillages et de fleurs. Devant nous un grand gong en cuivre pendait à une potence de fer forgé.

Après une poésie déclamée par une jeune fille aux cheveux d’ondine, un son profond s’en éleva, monta, s’éteignit, reprit jusqu’à remplir l’espace, s’éleva à nouveau pour se replier lentement et se fondre définitivement dans le silence. La jeune fille nous convia alors à descendre pour déguster une soupe à la citrouille. On se leva. Wilfrid et Agnès nous présentèrent aux organisateurs. Tout autour, des jeunes, parfois très jeunes dont beaucoup parlaient anglais.

La pièce du haut se vida lentement. À la sortie, une jeune fille nous incita à couper une tige de lierre à laquelle était accroché un petit rouleau de papier. Une poésie y était calligraphiée. Nous devions la lire à haute voix avant d’accéder au rez-de-chaussée débarrassé de la voiture ayant servi à camoufler le buffet orné de feuillage.

Il se trouve que depuis mon enfance je ne supporte pas la soupe au potiron. On pouvait me priver de dessert et même de repas, sans que j’accepte d’en avaler la moindre cuillérée. Heureusement, Agnès et Wilfrid avaient concocté une soupe avec des châtaignes rapportées d’Italie. Avec une lichée de crème bio de la même origine, ce fut un délice. Elle cuisait sur un feu de bois maintenu dans une vasque métallique, au fond d’un chaudron suspendu à des fourches.

Nos amis nous ont présenté plusieurs des membres de l’association, ce qui nous a rajeunis. Des décennies auparavant, débarquant dans une région à l’époque encore presque exclusivement agricole, à l’initiative de Mazé Guillot, nous avions créé Le Mouvement artistique du Pays de Gex. Nous en avons gardé de chers amis tout au long de notre vie. Plusieurs ont fait de beaux parcours : Julian exposant ses bijoux sur la Cinquième avenue, Joël, invité principal du Printemps des poètes de Paris, Henriette à Genève, Karen en Californie.

Enfin, Wilfrid, à la lumière de son portable, nous a conduits chez lui par les cours et les jardins. Nous avons pu embrasser Armand qui s’apprêtait à partir, les vacances terminées. Il est en deuxième année d’EPFL, une école d’ingénieur terriblement difficile. Agnès le déposait à Coppet au train de Lausanne.

Après une nuit réparatrice et encore quelques rangements, avant de fermer la maison et de prendre le car, puis le TGV pour Paris, Gilles a commenté la soirée :

— Si le feu avait pris dans la grange, on serait probablement tous morts !

Halloween !