• Paris, Les Hautes Bruyères, Tougin.

     

    Bref passage à Paris dans une étrange atmosphère. Un peu comme si nous n’étions plus tout à fait chez nous, en quelque sorte un peu poussés dehors par le Covid. Tout semble comme avant, mais rien n’est comme avant. Une sorte d’inquiétude retient les gestes. On prend des nouvelles chez les commerçants, mais les réponses sont évasives. Ils ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés, quelle faillite les attend. Scènes de la vie quotidienne, livreurs, exercice de pompiers. Les masques sont obligatoires dans les espaces publics, mais certains clients font de la résistance, ce qui agace les autres. Un jeune homme devant la caisse du Franprix a fait le sourd quand je lui ai dit que je risquais plus que lui de me trouver sous respirateur.

    Des touristes plutôt jeunes, mais pas de Chinois. De nouveau la queue devant la pyramide à l’entrée du Musée du Louvre. Ils ont du courage car les transports publics fonctionnent mal et les pickpockets rattrapent le temps perdu. Dans le métro en rentrant chez elle, mon amie Sara s’est fait subtiliser son sac à dos avec son ordinateur. Nous avions été si contentes de  nous retrouver le matin au café de la place des Petits Pères ! On s’attend désormais toujours à quelque ennui. Réalité ? Impression ? Pressentiment ? Cueillons d’autant plus le jour !

    Puis la canicule s’est installée sur l’asphalte surchauffé. Je me suis dépêchée d’aller à l’atelier trier les pastels à emporter à Tougin et d’aller acheter du matériel de peinture  chez Sennelier, avant que les trajets ne deviennent tout à fait insupportables. Depuis le Pont Royal, j’ai salué la Seine, toujours désertée par les bateaux-mouches. Elle embrassait de ses deux bras l’île de la Cité, indifférente au Covid.

    Nous avons étrenné la climatisation de l’appartement. Elle suffisait à peine et faisait un bruit d’enfer. Et nous avons failli annuler notre déjeuner chez Brigitte et Régis à côté de Rambouillet, la météo annonçait 38 degrés. En fait, la maison, une longère, ancienne ferme isolée au milieu des champs dans un bosquet de chênes était restée fraîche. Ce fut un cadeau de la vie de nous retrouver, un peu inquiets de rester à l’intérieur, mais fidèles à une amitié de quarante ans.

    Alors qu’après le repas nous devisions agréablement dans la brise, à l’ombre des grands arbres, que nous évoquions amis, petits et grands événements, la jeune génération, enfants et petits-enfants avait disparu, les uns probablement affalés sur leur lit, les autres scotchés devant leurs écrans.

    La nuit qui suivit fut un peu difficile. Depuis le déconfinement Paris semble envahi de noctambules. On doit hurler, faire vrombir son moteur, manifester un contentement qui cache mal l’incertitude de l’avenir. Mais il faut que jeunesse se passe. On se réunit par internet aux Halles ou sur les quais. On mange, on boit, laissant le lendemain des traces beaucoup moins drôles. Des affichettes mettent en garde contre des invasions de rats.

    Vous dire que nous avons été heureux de retourner à Tougin est un euphémisme. Le Jura nous est apparu comme un havre de fraîcheur, l’impasse comme une oasis de tranquillité. Nous avons dormi fenêtres grandes ouvertes. Une couverture n’a pas été de trop au milieu de la nuit.


  • Tougin, Boulogne sur mer, Paris

     

    La digue de Wimereux.

     

    Partira ? Partira pas ? Gilles avait répété durant des mois le Chant III de l’Odyssée pour le festival d’Argenton-sur-Creuse. Mais il y a quelques semaines, Julien très inquiet lui a téléphoné estimant que ce n’était pas raisonnable. En effet, aucune précaution n’avait été prise pour la sécurité de la troupe et il considérait le risque trop important, compte tenu de l’âge de son père. Gilles après moult réflexions avait donc annulé sa participation. À la suite de quoi, Philippe Brunet le metteur en scène avait mis en place une longue série de directives, rassurant ainsi Gilles qui avait demandé s’il « pouvait retirer sa démission. » Proposition acceptée avec humour et sérieux. Véronique la directrice du festival, confirmant qu’il n’avait pas à mettre sa vie (et la mienne) en danger décida qu’il dormirait une seule nuit à Argenton isolé de la troupe, et voyagerai avec Violette après tests de laboratoire.

    Malgré les réticences de Julien qui aurait bien voulu nous savoir tranquillement à Tougin, nous sommes partis et nous en avons profité pour monter dans le Pas de Calais voir la famille de Gilles avant d’aller à Paris.

    Sept cents kilomètres d’une traite ! Le Jura, puis l’autoroute, Reims, Amiens, Arras, et enfin Boulogne, après beaucoup d’arrêts, pas trop de circulation et beaucoup de Nordiques. Ah, la splendeur de l’arrivée, la mer au loin, la lande, les arbres ployés par le vent ! Nous nous sommes glissés sous la voûte des saules pour nous immobiliser devant la ferme aménagée de Philippe et Catherine, isolée dans les marais, chaulée de blanc, encadrements de fenêtres verts, toitures orangées, éclairée par le soleil du soir. Un univers si différent de notre Pays de Gex ! Ce fut deux jours de balades, de visites au cap Gris nez, dans la vieille ville de Boulogne, pays natal de Gilles.

    Mais surtout Wimereux, la digue et la mer ! Nous y avons retrouvé sa sœur Nicole et Serge qui venaient de fêter leur « soixante-dix ans » de mariage, leur fils Régis et sa famille, dans leurs maisons en bord de mer. Nous avons pris l’apéritif au soleil déclinant à l’abri du vent. Énormément de monde sur la digue, comme si le coronavirus n’existait pas.

    Le matin du départ, nous nous sommes baignés dans les rouleaux éclaboussés de lumière. Superbement dynamique ! Cette côte autrefois plutôt froide et pluvieuse bénéficie aujourd’hui du changement climatique. Nous avons quitté Philippe et Catherine, leur accueil généreux, la cuisine savoureuse de Catherine pour nous enfourner dans l’autoroute jusqu’à Paris et ses embouteillages. Contraste impressionnant ! Travaux, poussière, flottement dû au Covid. On peut seulement espérer que Paris, sans la culture qui la définit, les théâtres, les musées ne basculera pas dans un laisser-aller triste et sans grâce, une paralysie mortifère. Elle risque de drainer les mécontentements de la France entière en manifestations incessantes, de devenir un cul-de-sac, un refuge illusoire pour les sans espoir et les laisser-pour-compte de l’effondrement économique. Paris est très fragile dans le contexte actuel. Saura-t-elle résister à l’adversité ?


  • Albertville.

    Place de l’Europe, Albertville.

     

    Le test de Jean-Claude s’étant révélé négatif, nous avons pu partir lui rendre visite. Missionnaire pendant soixante ans au sud de Madagascar, à Tuléar et dans la brousse, le frère de Gilles vit désormais dans un Ehpad à Albertville. Infecté par le Covid en mars, il n’a pas eu trop de symptômes, juste une grosse fatigue, mais dans la chambre d’à côté, son voisin et ami n’a pas eu cette chance, il est mort sans un bruit durant la nuit.

    Gilles lui a téléphoné presque tous les jours pour lui soutenir le moral,  d’autant plus que Jean-Claude souffrait au même moment d’une rétention urinaire. Urgences, sonde pendant trois mois en attendant que l’hôpital de Chambéry se réorganise après la flambée épidémique, opération, hémorragie au retour, de nouveau opération. Il en sortait tout juste.

    Il n’était pas question d’entrer à l’intérieur de l’Ehpad. Nous l’avons embarqué au pied de l’immeuble et nous nous sommes aussitôt dirigés vers la terrasse de notre restaurant habituel au centre-ville. Maria, la serveuse, une jeune roumaine, nous a trouvé une place à l’écart et à l’ombre. Malgré la chaleur, nous étions rafraîchis par un petit courant d’air.

    Cette Place de l’Europe, lieu étrange construit pour les Jeux Olympiques de 1992 dans un style néoclassique un peu lourd, à la Ricardo Bofill, possède l’avantage d’être à l’écart de la circulation. À peine installés, on entend :  « Père ! » Un instant de flottement : « Marie ! » Marie,  Maria, je ne comprends pas ! Jean-Claude nous présente une belle femme d’une cinquantaine d’années, blonde et souriante attablée avec son mari, « Marie, mon infirmière à l’Ehpad ! »

    Nom d’un chien ! Les applaudissements ont fusé tous les soirs aux fenêtres de Paris en hommage au personnel soignant des hôpitaux et voilà que nous sortons des images de la télévision et que nous nous trouvons devant des protagonistes en chair et en os. Le mari en plus !

    Nous commandons le repas et la conversation démarre de table à table. Naturellement, nous sommes tout ouïe sur les protections de cosmonautes qui ont accompagné les soins et les repas, sur la solitude des pensionnaires. « On ne se reconnaissait qu’à la voix. » L’angoisse du mari : « Tous les soirs, j’avais peur pour elle… et pour moi ! » ajouta-t-il un peu gêné. Elle : « Dans l’action, nous, nous n’avions pas peur ».

    Nous l’avons abondamment remerciée, ce que ni elle, ni Jean-Claude n’ont semblé véritablement prendre en compte. Ils étaient encore trop déstabilisés. Ce virus mal connu ne lâche pas ses victimes si facilement et tout peut recommencer. Ils se lèvent et nous nous saluons chaleureusement.

    Maria, la serveuse rapplique : « Je n’y crois pas ! » dit-elle d’un ton confidentiel. Elle continue en chuchotant : « C’est une invention des Américains. » Le frère de Gilles lui dit qu’il a été atteint, elle hoche la tête : « Vous avez eu autre chose ! » Il lui dit qu’il y a eu des morts et beaucoup de malades dans son Ehpad, elle insiste : « Ils étaient déjà malades, ils sont morts d’autre chose. Je vous jure, si j’avais le temps, je vous montrerai un article qui prouve point par point que ce sont les Américains qui ont lancé ce faux bruit pour déstabiliser le monde. ». Son visage respire la certitude.

    Nous connaissons Maria depuis plusieurs années. Comment aurions-nous pu deviner un tel sens du complot derrière son charmant sourire ? Elle ajoute : « Je connais des gens du monde entier. Ils ont beaucoup voyagé et ils n’ont jamais rien attrapé. D’ailleurs, vous voyez, je ne porte pas de masque et mon patron non plus. Nous n’avons jamais rien eu ! Et pourtant beaucoup de gens viennent déjeuner ici. »

    Nous n’avions pas remarqué l’absence de masque du personnel. De retour vers la voiture, Gilles n’était pas content : « La mairie ne fait pas son travail, le patron aurait dû être verbalisé ! »

    Et nous avons ramené Jean-Claude chez lui, en nous donnant rendez-vous à la fin d’août. Il semblait très fatigué. Une saleté, ce Covid !


  • Jour après jour

     

    Il a fallu remettre la maison en route. Avant l’arrivée des enfants, nous avions surtout désherbé le jardin. Gilles a réparé le volet de la chambre au Jura, j’ai lavé les draps qui ont séché au soleil en un moins d’un quart d’heure. J’ai enfin pu dépoussiérer la maison qui n’avait pas été ouverte depuis six mois à cause du Covid. Jacqueline nous a offert des haricots beurre de son potager, un délice,  et j’ai arrosé les géraniums de l’autre Jacqueline.

    J’ai couru après un tube de blanc titane zinc, ayant cru bon de ne pas emporter celui de Paris, jugé trop lourd pour notre transhumance par le train. J’ai bien failli ne pas en trouver, les magasins ne sont pas approvisionnés comme avant l’épidémie. Je me voyais mal aller chez Périer à Genève, de l’autre côté du pont du Mont Blanc célèbre pour ses embouteillages.

    L’impasse s’est vidée, période de vacances pour les habitants d’ici.  Il n’a pas fait très beau et même un peu froid, mais nous étions trop occupés pour le regretter. D’ailleurs la nature souffre de sécheresse et de chaleur même si jusqu’à présent nous n’avons pas eu de canicule comme ces dernières années. J’en ai profité pour lire. Depuis deux jours le soleil est revenu, cependant aujourd’hui quelques nuages d’orage traînent sur le Jura.

    Une anecdote. J’ai pris un roman à la bibliothèque : Charlotte de David Foenkinos. Cette histoire romancée d’une jeune peintre talentueuse morte à Auschwitz m’a beaucoup intéressée. J’ai trouvé sur Wikipédia des images de ses tableaux et des personnages qui l’ont entourée   Arrivée à plus de la moitié du livre, je me suis aperçue que je l’avais déjà lu, et que c’était moi qui l’avais offert à la bibliothèque de la ville en 2014. Un choc ! J’ai compris pourquoi j’écris désormais des notes sur mes lectures aussi souvent que je le peux et les relis de temps en temps. Mais durant les mois d’été à Tougin, je préfère les baignades dans le lac…

    Sur les conseils de Julien, Gilles a renoncé à sa déclamation du chant III de l’Iliade au festival d’Argenton-sur-Creuse. Le danger de contamination leur a paru trop important : voitures remplies, repas pris en commun, risque de mauvais temps et donc de devoir se retrancher à l’intérieur. Les circonstances ne semblaient pas de nature à respecter les gestes barrières. Dommage ! Il se réjouissait, ayant appris des centaines de vers par cœur et répété en visioconférence avec Xiaoli et Yanis pendant le confinement. Philippe Brunet cherche donc un nouveau Nestor.

    Dernière minute : la démission de Gilles a provoqué un réajustement des mesures de précautions pour le festival. Du coup, il se propose de revenir sur sa décision. Á suivre…


  • Accrobranches

    Forestand parc de loisirs, parcours aventure, accrobranche et ...

    Il y a eu Marius et Ben. 13 ans. Ils sont arrivés par le train à Bellegarde.

    Deux jours après, il y a eu Tom, 11 ans, et son père venus en voiture depuis Paris

    Encore deux jours et il y a eu Romain, Noé et leurs parents venus de Grenoble.

    Marius et Ben sont allés tout seuls explorer Genève, une carte TPG (Transports Publics Genevois) dans la poche : Ferney-Voltaire, frontière suisse, gare Cornavin, pont du Mont Blanc, horloge florale, jet d’eau, vieille ville, cathédrale Saint-Pierre et retour. Ravis ! Ils sont amis depuis la maternelle et aussi bavards l’un que l’autre.

    Tom n’a pas non plus sa langue dans sa poche. On aurait cru entendre une volée de moineaux. Tous les trois, accompagnés de Julien, ont fait une via ferrata, parcours aménagé de cordes et de ferraille sur le fort l’Écluse. Un ancien fort militaire percé dans la montagne au XIXe siècle pour la défense de la vallée lémanique. Huit cent quatre-vingts marches en souterrain avant d’atteindre le lieu d’escalade. L’après-midi, ils ont enchaîné avec le Mont Mourex (trois kilomètres de presque plat depuis le parking, une vue magnifique sur le Mont Blanc et le Jura à l’arrivée ). Un lieu évocateur de cérémonies druidiques.

    Les soirs, de mémorables jeux, parties de cartes et petits bacs prétextes à d’innombrables blagues et réflexions de leur âge,  savoureuses et inattendues.

    Marius et cie, mais aussi Noé arrivé le samedi ont parcouru le circuit d’accrobranche de la Faucille, non pas la vertigineuse tyrolienne, la plus longue et la plus rapide d’Europe, mais tout de même un circuit un peu costaud.

    On a fêté avec quelques jours d’avance mon anniversaire. Ils ont eu l’élégance de me faire souffler une seule bougie (une grosse…). Marius a cuisiné un saucisson brioché et Emmanuel des tartes aux abricots et aux myrtilles. Une bonne soirée qui n’a pas pu être prolongée pour cause de Covid ; il n’aurait pas été sage d’entasser tout ce petit monde dans la maison pour la nuit. Les Grenoblois sont rentrés chez eux après le dîner.

    Sont restés Julien et Tom, qui ont voulu terminer leur exploration des accrobranches du pays de Gex par celle de Divonne. Selon Tom, c’est la meilleure.

    Pendant ce temps, Gilles et moi sommes allés nager tous les jours dans le Léman. Le jeudi, forte bise et vagues.

    Ils vont partir demain et comme à chaque fois, nous nous retrouverons tous les deux dans la maison silencieuse. Ça fait toujours bizarre.

    Je mettrai en route mon atelier pour une autre vie…


  • Retour à Tougin

     

    En raison du confinement, nous n’avions pas pu venir comme chaque année à Pâques, ni durant les grands week-ends de mai et de juin, et le jardin était en friche. Heureusement, par deux fois notre voisin Marcel l’avait fauché comme il avait pu, mais les allées disparaissaient sous les herbes. Vous n’imaginez pas combien un si petit jardin demande d’efforts pour que les rosiers, le plant de pivoines, les œillets de poète, les anémones du Japon n’étouffent pas sous l’herbe à chat, le plantain, le lierre et j’en passe…

    Nous nous y sommes mis avec une assiduité décuplée par l’inaction des deux mois d’immobilité forcée. Une fin de printemps pluvieuse avait été bénéfique au rosier de Monique, au rosier grimpant, couvert de boutons. Les agapanthes n’avaient pas trop souffert, mais les feuliles du lilas se recroquevillaient dangereusement,  il fallut d’urgence le décharger de ses innombrables fleurs montées en graines. Je l’ai d’autant plus bichonné que Jacqueline, la femme de Marcel, nous en avait envoyé une photo (ci-dessus) quand nous nous languissions à Paris, parcs fermés et laissés à l’abandon. Il nous avait ravis à distance, rayon de soleil dans notre univers de bitume. Je lui devais bien ça.

    Il fallut racler, arracher, tailler, se rendre plusieurs fois à la décharge avant de pouvoir replacer les tables, le fauteuil de jardin et les parasols. L’espace semble agrandi depuis que Gilles a sacrifié plusieurs  branches du prunus et du figuier. Si on la laissait faire, la nature aurait vite fait de vous chasser de chez vous.

    Maintenant nous pouvons recevoir nos amis pour des repas en plein air, condition nécessaire pour éviter la contagion.

    Heureusement, un temps chaud et clair nous a permis d’aller nous baigner au Léman, la frontière suisse s’étant rouverte le 15 juin. Quel plaisir de nager dans une eau fraîche et dynamique, d’aller ensuite déguster une glace faite maison à la buvette du port ! Mais je crois que cette année nous mettrons un peu plus de temps à nous réinstaller. Dans les magasins en ville, les masques et  le lavage des mains au gel hydroalcoolique ne sont pas aussi systématiques qu’à Paris, mais nous préférons nous y astreindre. Avec les voisins, nous obéissons aux gestes barrières. L’autre jour au milieu de la rue, nous formions une ronde avec l’impression d’être retournés à l’école.

    Et comme toujours, le Jura déroule ses crêtes, comme indifférent à l’agitation de la plaine. Pourtant, je remarque que les hêtres remplacent de plus en plus les sapins sur la pente sud. On a tendance à croire la nature immuable. C’est une illusion, elle est fragile !

     

     


  • Paris-Tougin.

     

     

    Fermé l’atelier dimanche et l’appartement lundi. Gros travail.

    Dimanche, élections. Anne Hidalgo a été réélue maire de Paris sur une liste qui comprenait beaucoup d’écologistes. On ne peut pas dire qu’elle ait jusque-là bien géré la ville, une des capitales les plus sales d’Europe. Beaucoup de gâchis. Il semble qu’elle ne soit pas apte à surveiller ses sous-traitants : Vélib, ordures ménagères, nettoyage. Obsédée par le vélo sans pour autant encadrer ses adeptes qui roulent sur les trottoirs et brûlent les feux rouges, elle veut supprimer la circulation automobile. Pourtant les transports publics sont tout à fait insuffisants. Enjeux entre la région de Paris à droite et la ville de Paris à gauche, les deux dames, Hidalgo et Valérie Pécresse s’y font une guerre sans merci. De plus Paris est devenu une sorte de terrain de jeux, pour la banlieue, pour un tourisme de masse non maîtrisé, pour des manifestations de rue continuelles et souvent violentes dont la régulation dépend du gouvernement. On y travaille de moins en moins. Depuis deux ans, entre les gilets jaunes et les grèves, beaucoup de commerces ont dû fermer sans que leur détresse soit vraiment prise en considération.

    Nous avons traversé le jardin des Halles à une heure de l’après-midi pour prendre le RER. Beaucoup de jeunes travailleurs déjeunaient au soleil assis sur les banquettes en ciment.  Ils fuyaient ainsi les espaces confinés des restaurants et des cantines, respectant plus ou moins les distances de sécurité. Sympathique ! Mais je n’arrive pas à me faire aux clochards et aux désœuvrés venus de banlieue. Ils sont agglutinés en groupes bruyants, canettes de bière à la main et abandonnent des déchets partout sans la moindre vergogne et sans qu’on leur dise quoi que ce soit.

    Il faut espérer que les écologistes vont améliorer la situation, mais ils ne sont pas connus pour savoir gérer une ville, obnubilés par des idées toutes faites dans le genre, comme à Grenoble, de laisser les mauvaises herbes envahir les caniveaux au point de ressembler à Tchernobyl.

    Nous n’étions pas fâchés de partir. Gare de Lyon : beaucoup de voyageurs assez obéissants côté consignes de sécurité. Nous avons pu entrer sans attendre dans le train, les billets lus à distance. Masques obligatoires et pour nous, personnes « vulnérables », chapeaux et lunettes. La contrôleuse a rappelé à l’ordre un usager dont le masque ne couvrait pas le nez. Beaucoup de jeunes, manifestement décidés à rentrer dans leurs familles grâce au déconfinement et aux vacances de juillet. Vous dire qu’on se sentait en sécurité serait pourtant excessif.

    Dans le car, même atmosphère ; il n’était pas facile de savourer comme à chaque retrouvaille le déroulement des crêtes du Jura et ce fut un soulagement lorsque nous sommes arrivés chez nous.

    Nous avions été invités à dîner dès ce premier soir chez Agnès et Wifrid. Wifrid et Armand leur fils sont venus nous chercher. Figurez-vous que nous étions tellement heureux de nous retrouver qu’oubliant tout nous nous sommes embrassés, faisant fi de toutes les précautions auxquelles nous nous astreignons depuis tant de mois. Le jeune Armand a tout de même eu un geste de recul.

    La soirée a été délicieuse, le repas succulent. Tant de choses à nous raconter…


  • Paris, après cinq semaines de déconfinement.

     

    Non, ce n’est pas encore comme avant. Il est probable d’ailleurs que ce ne sera plus jamais comme avant.

    Le virus, bien que maîtrisé pour le moment, continue de circuler. Et la vie reprend vaille que vaille. Une certaine nervosité apparaît çà et là dans les comportements. Les bicyclettes recommencent à rouler sur les trottoirs, brûlent les feux rouges. Les embouteillages sont fréquents. Beaucoup de stations de métro sont fermées et les autobus circulent parfois avec une irrégularité éprouvante. On parcourt des kilomètres à pied dans un vacarme oublié durant deux mois. Les magasins sont loin d’être pris d’assaut à l’exception de quelques uns comme le Made.com au pied de chez nous et sa queue de cinquante mètres sur le trottoir. Il vend des meubles prisés par les jeunes bobos.

    Dimanche matin, je suis allée voir les préparatifs du concert de Jean-Michel Jarre annoncé pour le soir au Palais-Royal, fête de la Musique oblige. En fait, il avait été enregistré durant la semaine ; il ne restait plus que quelques caisses de matériel et un grand rideau noir suspendu aux galeries du ministère de la Culture. Dans le jardin qui reprend peu à peu forme un groupe silencieux de retraités pratiquait le taï-chi, comme pour conjurer le sort. L’avenir est sombre, l’économie plonge et la récession s’annonce douloureuse.

    Le jardin des Halles tourne de plus en plus à la Cour des Miracles. S’y retrouvent des jeunes de banlieue venus faire la fête, des drogués, des clochards. Ils abandonnent sur le sol et sur les banquettes en béton des bouteilles vides, des barquettes en plastique plus ou moins dégoulinantes de nourriture, des vêtements, des masques usagés et même des chaussures. On voit revenir des jeunes émigrants plus perdus et obstinés que jamais. Où étaient-ils pendant le confinement ? Ont-ils été malades ? Un corps allongé sur un matelas a attiré mon attention. Des boucles de cheveux blancs dépassaient d’une couverture ; une femme âgée, yeux clos dans un visage marqué par le soleil et les rides. Quelle tristesse ! Le confinement semble avoir fait des dégâts chez les personnes précaires, dont on n’a pas encore une idée bien nette.

    Je voulais retrouver Antoine à la sortie de la messe de 10 h à Saint-Eustache. Je n’ai pas vu l’habituel mendiant et son chien. La porte était fermée. J’avais cru les cultes autorisés à reprendre leurs activités. Il est probable que la réunion des évangélistes de Mulhouse a rendu la communauté scientifique et médicale méfiante.

    J’ai continué par le marché de la rue de Montmartre ; ses commerçants étaient à peu près tous revenus. Il y avait pas mal de monde. L’étal de fruits et légumes derrière un rideau de plastique brillait dans la lumière. J’ai sorti mon smartphone de ma poche. Le temps que je me batte avec sa mise en route, la jeune vendeuse était devant moi. Je l’ai cadrée  : « Je peux ? » Elle a hoché  négativement la tête. « Dommage, vous êtes tellement mignonne derrière vos fruits ! » Elle m’a dit, après un silence étonné : « Vous ne voulez pas m’acheter des cerises ou des fraises, ma chérie ? » Mais je savais que Gilles allait en rapporter pour le déjeuner. Elle s’est écartée et j’ai touché la pastille de l’écran.

    Dans la petite foule, je me suis aperçue que j’avais croisé un voisin ; nous ne nous étions pas salués. Une seconde d’étonnement, et je me suis rappelé qu’il ne sortait jamais sans sa casquette sur les yeux, son masque sur le nez et des gants de plastique. Comment aurait-il pu s’approcher d’une personne sans masque ? L’épidémie permet de relativiser les comportements…

    Le soir, Paris vibrait de musique. Je ne suis pas sortie, mais j’entendais des cris de joie. Espérons que cette parenthèse dans les mesures de distanciation n’aura pas de conséquence sanitaire.


  • Le Carrefour.

    Paris s’anime. Dimanche, beaucoup de monde dans le jardin du Palais-Royal. L’herbe est coupée, mais le sol n’est pas encore ratissé. Les roses fanées ont été ramassées. Un grand événement se prépare dans la cour du ministère de la Culture à côté des colonnes de Buren. Des structures métalliques, un podium, de gros câbles électriques. Pour la fête de la musique ? Ce serait une première depuis l’année dernière. Contraste saisissant, il y a dix jours, les lieux étaient déserts comme abandonnés.

    Hier soir, le discours du président de la République a autorisé l’ouverture complète des bistrots et restaurants. J’ai retrouvé Danièle au Carrefour à côté du Bazar de l’Hôtel de Ville et nous nous sommes installées à l’intérieur, près d’une baie grande ouverte. Autour du carrefour qui a donné son nom au café, une noria de camions, un remue-ménage de voitures renouaient avec le bruit et les embouteillages d’avant confinement. Danièle jouait au flipper. Elle s’y est mise avec passion après une opération du genou qui l’a coincée durant de longs mois. Elle y a trouvé une fraternité, des compagnons de jeux originaux, hauts en couleur, issus de toutes les franges de la société, et aussi des internationaux installés dans le Marais. Danièle traduit l’œuvre de Byron, un travail de longue haleine. Ses traductions sont publiées aux éditions Otrante.

    Juste avant le confinement, elle a rapidement pris quelques photos des habitués de ce bistrot, un des derniers de Paris où l’on peut se retrouver entre collègues ou amis debout devant le zinc à siroter un café ou un petit blanc. Elle a eu tout le temps de les peindre pendant ses deux mois et demi de confinement. Portraits spontanés pleins de vie et d’empathie pour ses modèles. Elle les avait apportés, suscitant une certaine agitation autour d’elle. L’un d’eux en était tout ému.

    Des nouvelles de Sally. Contrairement à ce que je croyais, San Francisco est encore en  confinement. Ils ne peuvent pas voir leurs enfants et petits-enfants. Juste à la sauvette sur le trottoir. C’est peut-être sage, puisque l’épidémie redémarre à Pékin et que nos neveux Damien et Minh sont immobilisés par un confinement strict à Singapour.

    Nous attendons les élections et nous partirons le lendemain pour Tougin, sans savoir ce que l’avenir nous réserve. La frontière suisse s’est rouverte en début de semaine. Nous aurons la joie de revoir nos amis et d’aller faire un tour au bord du Léman.

    Pour le moment, je vais à l’atelier en me battant contre les stations de métro fermées et les attentes d’autobus. Beaucoup de marche à pied. J’ai tout de même commencé un grand ciel d’été et je prépare doucement ma transhumance annuelle.  Matériel de peinture, clés USB… Il faut penser à tout.

    Les promenades dans le Jura et les baignades dans le lac seront les bienvenues. Si le temps s’y prête…

     


  • L’incendie de la Grande Poste.

    La semaine dernière, je rentrais de l’atelier plutôt fatiguée. On n’est pas autorisé à prendre le métro après 16 h, pour laisser la place aux travailleurs munis d’attestations. J’avais du me dépêcher et la fermeture de beaucoup de stations m’oblige à des détours et des marches à pied interminables.

    À la sortie Louvre-Rivoli, la circulation des autobus était interrompue. Des policiers s’agitaient sous le soleil afin d’empêcher les voitures de s’introduire dans la rue du Louvre, mais la rue de Rivoli seul dégagement possible était impraticable, réservée aux seuls taxis, autobus et bicyclettes depuis le début du confinement. Il en résultait un sac de nœuds, des klaxons et de l’énervement. Habituée aux embarras de Paris, je ne me tracassais pas outre mesure et je remontais la rue du Louvre. Cependant, plus j’avançais, plus elle s’encombrait. J’arrivais devant la Bourse du commerce, en chantier comme la Grande Poste sa voisine : deux bâtiments en rénovation destinés l’un à un musée d’art contemporain, l’autre à une sorte de multiplex dont le projet avait provoqué des pétitions pour la protection de son architecture exceptionnelle. Passée la place des Deux Écus, des soldats en treillis, mitraillettes en bandoulière et béret sur la tête fermaient le passage.

    Ils m’annoncèrent qu’il y avait le feu dans le chantier de la Grande Poste. Impossible de continuer, même à pied, à cause d’un risque d’explosion. Grand Dieu ! Je bifurquai vers la Banque de France, mais la rue du Coq Héron était également gardée par des militaires. Je me glissai rue de la Vrillière pour atteindre la place des Victoires par l’ouest. j’arrivais enfin à l’entrée de la rue Étienne Marcel, laquelle était fermée par un ruban de plastique rouge et blanc. On voyait au bout de la Grande Poste, du côté de la rue Montorgueil, une énorme flamme surgir du rez-de-chaussée. Elle était combattue par des jets d’eau qui s’élevaient jusqu’au troisième étage en panaches impressionnants. Plus d’une centaine d’ouvriers masqués, casqués de jaunes, gilets fluo étaient groupés devant chez nous dans le respect des distances de sécurité. Un policier interdisait le passage. Je lui montrai l’immeuble afin qu’il me laisse passer. Il me dit que ce n’était pas possible et qu’il valait mieux que je parte. Il s’agissait d’une fuite de gaz.

    Je téléphonai à Gilles, qui m’avait laissé un message. Il apparut à la fenêtre, je lui fis des signes et je le montrai au policier.

    – Vous voyez bien que j’habite là. Regardez, c’est mon mari !

    – Il ferait mieux de rentrer dans l’appartement. Si ça explose, il  risque d’être blessé par les vitres.

    Ce que je lui transmis. J’ajoutai que j’allais attendre que tout s’apaise dans l’église Notre-Dame des Victoires. Il s’éclipsa.

    Rue du Vide-Gousset, une des plus petites de Paris, je fus hélée par une voisine tranquillement assise à une terrasse de café improvisée sur la chaussée en raison des règles sanitaires qui accompagnent le déconfinement. Elle non plus n’avait pas eu le droit de retourner chez elle.

    Dans l’église, après m’être désinfecté les mains avec le gel hydroalcoolique à disposition sur une table, je me suis installée sur un banc dont les distanciations étaient matérialisées par du papier collant

    À ce moment, mon téléphone sonna. Gilles me demandait des nouvelles. Comme je lui racontais les propos du policier, une religieuse s’approcha. Je ne l’avais pas vue arriver. De son visage masqué, seuls émergeaient un front et des yeux décolorés par l’âge. Dans le silence de la nef, recouverte de sa robe de bure, le voile lui cachant les cheveux, elle me fit penser à un fantôme. Du doigt, elle désigna mon téléphone.

    Je chuchotai aussitôt :

    – Excusez-moi, ma sœur. Il y a un incendie dans le quartier et je voulais rassurer mon mari.

    Rien n’indiqua qu’elle connaissait l’existence du sinistre. J’ajoutai, un rien tartuffe :

    – J’espère que le Bon Dieu nous protègera !

    Elle approuva d’un hochement de tête et s’éloigna comme une ombre.

    Je suis restée une demi-heure à méditer, à regarder les quelques personnes qui priaient dans la pénombre, à écouter la rumeur étouffée de la ville. Il faisait frais, j’étais bien.

    À la sortie, on ne voyait plus rien d’anormal, sauf les ouvriers, maintenant assis sur le sol. Un voisin a décroché son vélo d’un lampadaire et nous sommes entrés tous les deux sous le porche avec l’autorisation du policier. À l’arrivée, Gilles était au fond de l’appartement, les fenêtres sur la rue grandes ouvertes. Il me dit :

    – Une habitude durant la guerre, pour éviter que les bombardements ne soufflent les vitres…