La dernière semaine, les nuages se sont fait moins noirs, moins épais. Ils débordaient encore du Jura mais de vastes plages de soleil réchauffaient l’atmosphère. Le matin de notre départ, après avoir rangé, nettoyé la maison et bouclé nos valises, nous sommes allés tâter l’eau à Versoix avec le vague espoir d’une baignade dans le Léman. Le petit lac de Divonne avait fermé sa plage le premier septembre et nous avions fait nos adieux aux surveillants de plage, leur souhaitant un bon hiver, un joyeux Noël et une bonne année 2015.
Les adultes au travail, les enfants à l’école, le port suisse avait pris son allure automnale, paisible et lumineuse, ne s’animant qu’en fin de journée à la fermeture des bureaux. Un groupe de jeunes s’activaient près de la glissière autour d’un grand catamaran, sportifs et bronzés, probablement son équipage conservé par un milliardaire pour la remise en état après l’été de cette étonnante embarcation qui de loin ressemble à une énorme libellule, coque en carbone, mâts ultralégers.
J’ai trempé un pied dans l’eau. Surprise ! Elle n’était pas si froide que ça !
En principe, il est interdit de se baigner en dehors de la grève et de sa surface entourée de flotteurs, à gauche du port. Mais nous avons de tout temps nagé depuis la jetée. Il est plus agréable de se lancer directement vers le large, de ne pas se raboter les pieds sur les cailloux de la grève ! Ce jour-là, nous avons savouré une dernière et providentielle nage dans notre cher Léman trop peu clément cette année pour nous y être aventurés plus d’une dizaine de fois.
Naturellement, nous étions seuls. Difficile d’exprimer le sentiment de liberté qui vous envahit au large ! Les montagnes vous pénètrent de leur puissance : le Mont Blanc, pyramide tutélaire derrière le Môle, la chaîne des Aravis et ses dents régulières, les Monts du Chablais et la dent d’Oche, le Jura et le déroulement de ses crêtes, la Dôle. L’immense surface liquide qui s’étend sur des dizaines de kilomètres jusqu’à Lausanne vous caresse le corps sans lésiner. Vous comprendrez que je supporte mal les piscines, m’y sentant comme un poisson rouge dans un bocal.
Alors que je revenais d’une brasse appuyée et que je me trouvais à quelques cent mètres de la rive, j’aperçus un homme debout sur un des rochers de protection de la jetée. Son immobilité avait quelque chose de bizarre. La taille minimaliste de son maillot de bain attira mon attention. La mode un peu passée du string pouvait expliquer la stricte pudeur d’un triangle de tissu noir, mais une lueur plus claire et verticale m’en fit douter. Avais-je l’esprit mal tourné ? Je continuais de savourer ma baignade sans plus y prêter attention, lorsqu’il plongea et se dirigea vers moi dans un crawl impeccable.
L’homme était jeune, bien fait de sa personne, du genre éphèbe. Je le regardais s’approcher avec un rien de curiosité et même de plaisir. Nous nous sommes croisés et malgré l’étendue, il me frôla presque. Le tourbillon d’eau ne dévoila rien d’une éventuelle ceinture autour du bassin. Ayant atteint la glissière à bateau, j’ai rejoint Gilles sur la jetée pour me sécher.
Nous savourions sur notre peau les rayons du soleil, sachant qu’il nous faudrait, dès le lendemain, les rechercher aux terrasses des cafés dans une agitation certes sympathique, mais un peu juste en oxygène. Je n’avais pas vu revenir le nageur ; il se dressait sur son rocher à quelques mètres de nous. Nu, nu comme un ver. Expression inappropriée qui ne tient pas compte de la pilosité humaine.
Il vit que je l’avais vu et debout sur son rocher se tourna davantage vers moi. Gilles lui tournait le dos. Mon sang se mit à bouillir. Cet homme n’avait pas à m’imposer un spectacle que je ne lui avais pas demandé. Voulait-il me choquer, était-ce une provocation comme pour imposer sa jeunesse, défier mon âge canonique ? J’y vis une agression. Et je m’indignais :
— Tu as vu le type en dessous ?
Gilles approuva sans paraître vraiment choqué.
— Ça ne te gêne pas ?
Il hocha la tête. Et j’insistais plus indignée encore :
— Tout de même… On n’est pas des singes !
Je faisais allusion à une scène dont nous avions été témoins, ici même, il y a quelques années.
Sur l’enrochement qui prolonge la jetée vers le large, un garçon, probablement un élève de l’École Internationale voisine embrochait une jeune fille tout en jetant quelques mots à une amie assise à côté. Je vous passe les détails de leur position, mais ce qui frappait le plus, c’était le mélange de forfanterie du garçon, de gène de l’amie, d’indifférence de la jeune fille nue et à califourchon sur son compagnon. Et surtout l’absence totale de réaction des nombreuses personnes présentes cette après-midi-là sur la jetée. Et pourtant, nous trouvions en Suisse, dans le canton de Genève, la calviniste.
Fallait-il en conclure que les mœurs changeaient et que les interdits s’effaçaient ? J’en avais surtout retenu l’impression d’avoir assisté à une scène de copulation comme on peut en voir dans les zoos. Les jeunes gens en voulant affirmer le caractère anodin de la scène avaient brouillé les pistes au point qu’ils semblaient presque moins impudiques que les singes dans leurs cages.
Un lien de cause à effet ? Par la suite, on ne vit plus les élèves de l’école traîner sur l’enrochement… Les autorités portuaires avaient peut-être réglé le problème avec la discrétion suisse.
Toujours est-il que ce matin-là, la situation amenait des questions, plus sur moi-même en définitive que sur l’homme dressé, nu, sur son rocher.
Je voulus bousculer le silence de Gilles qui tournait toujours le dos au nudiste :
— Tout de même…
À contrecœur, comprenant qu’il touchait un sujet délicat, il s’expliqua :
— On est trop prude de nos jours. Il fait preuve de liberté !
Comment oublier les années soixante-huitardes, la liberté sexuelle, la nudité revendiquée ? Faites l’amour, pas la guerre ! Nous en sommes loin aujourd’hui ! Les seins nus se recouvrent désormais sur les plages et les jeunes musulmanes réajustent le voile que leurs mères avaient jeté aux orties. Le contraste me fit rire. Ce que voyant, le garçon, décidément fort beau, remonta sur le quai et enfila son pantalon.
Il disparut, mais la cocasserie de la situation me sauta aux yeux. Amusée de mon indignation, je repris :
— Tout de même, on n’est pas des singes…
Ce qui eut pour effet d’agacer Gilles qui s’habillait à son tour :
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
Et bien justement, cela me faisait quelque chose. Mon amusement cachait un contentement qu’il eut été malhonnête de nier. Ce n’est pas tous les jours qu’une femme se voit offrir la vision intégrale d’un jeune homme aussi beau. Plutôt que de me révolter, j’aurai du le remercier !
Comme nous rangions nos serviettes dans le sac de plage, un homme passa sur la jetée, plutôt rabougri, le visage renfrogné, il chercha mon regard comme pour quêter l’approbation de sa désapprobation. Manifestement, il n’avait rien perdu du spectacle. Mais le contraste ne jouait pas en sa faveur !
En remontant vers la voiture, nous avons aperçu les jeunes marins attablés au bistro de la capitainerie. Le jeune homme était vautré sur une chaise en plastique, le jean et la courbure de son sexe bien en évidence. Il n’est pas certain qu’il nous avait vu passer tant il semblait ployer sous l’autosatisfaction de sa beauté.
J’aurai pu m’en offusquer, mais il ne me parut pas nécessaire de mégoter sur le petit plaisir qui avait accompagné mon dernier bain.
Mais tout de même…
De retour à Paris, le souvenir d’un exhibitionniste dans le métro, me trotta dans la tête. Quelques jours après, un article de journal approfondit l’aspect légal de ce problème.
l’article 222-32 du Code pénal, « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».
J’ignore les lois du canton de Genève, mais il était difficile d’imaginer le jeune homme croupissant dans une prison en perdant son bronzage. Sa solvabilité de marin à première vue semblait par ailleurs très hypothétique.
Coïncidence ? Un reportage à la télévision explora la notion de pudeur du point de vue des coutumes, de l’histoire et de la géographie. Je repensai aux camps de nudistes, ayant toujours été frappée dans les nombreux reportages dont ils font l’objet, par une sorte de déni visuel de leurs organes sexuels.
Moins angélique, je dus convenir de ma mauvaise foi ! …S’il avait été moche et vieux comme le promeneur de Versoix, il est évident que j’aurais été davantage scandalisée ! Est-ce une excuse, une justification ou une encore circonstance atténuante ? Jugez en vous-mêmes.