La flamme olympique. Chansons chez Micheline.

8 et 9 mai 2024, Arrivée de la flamme olympique à Marseille, Jeux Olympiques  Paris 2024, Vieux-Port de Marseille

Quelques jours de soleil ! Les habitants de Paris sont partis pour profiter du grand pont de l’Ascension. Les touristes inondent le centre de la ville. Qu’en retiendront-ils ? Regarderont-ils leurs photos au retour ? Ils ont l’air joyeux, ravis de l’aventure. Étrange spectacle que tous ces gens venus du monde entier, sortis de leur ville, de leur village, de leur maison, de leur chambre à coucher pour faire des selfies en tournant le dos à la pyramide du Louvre.

Arrivée de la flamme olympique à Marseille sur le Belem, un des plus anciens trois-mâts d’Europe. Dans les années 80, après bien des vicissitudes, ce navire est resté à quai devant la Tour Eiffel, démâté, silhouette incongrue, familière du paysage parisien. Il paraissait plutôt petit et ce fut une surprise, lorsque, pris en charge par une association, il retrouva ses mâts, ses voiles, et sa superbe.

L’arrivée de la flamme fut accueillie à Marseille par une myriade de bateaux, une foule énorme pressée sur les falaises environnantes, dans les hauteurs de la ville, sur les quais, survolée par la patrouille de France, suivie par un concert de rap, un feu d’artifice avec images de drones. Je m’étonne toujours de l’organisation de tels événements, comme d’un miracle. Les êtres humains sont capables de se réunir par milliers, par millions. Déjà à Rome, le Colisée pouvait contenir 50 000 à 80 000 spectateurs.

Pour ma part, j’ai toujours craint les mouvements de foule, de ne pas pouvoir m’échapper. Je supporte mal de devoir obéir aux injonctions. Un fond d’agoraphobie ? Je me reproche parfois de ne pas participer à ces liesses populaires. La télévision me permet d’y jeter un œil, de prendre un livre ou d’aller me coucher. J’ai du mal à communier avec une foule, loin de ressentir l’euphorie générale, je m’inquiète de sa versatilité.

D’ailleurs, le temps passant, je me sens de moins en moins encline aux émotions et aux devoirs. C’est ainsi que je me suis rendue à reculons dans l’Ehpad de Micheline. Depuis plusieurs semaines, nos activités avaient un peu trop tourné autour de l’exil et de la mort.  

J’ai connu Micheline aux Beaux-Arts de Paris lorsque nous étions étudiantes. Son mari Max était dans le même atelier de sculpture que moi. Nous nous sommes suivis durant toute notre existence. Olivia m’avait écrit qu’elle allait chanter dans la maison de retraite de sa mère avec son mari Laurent, et que leurs filles seraient présentes. De la chanson, de la jeunesse !

Dans cette famille, on a toujours chanté. Enfant, notre fille Ève revenait émerveillée des trajets en voiture avec eux. Et je savais plus ou moins qu’à sa retraite de commissaire de police, Laurent, bon guitariste, avait poussé Olivia à chanter, qu’ils avaient formé un groupe avec des amis et jouaient parfois en public.

Nous avons retrouvé Virginie à l’entrée. Très active auprès de leur mère, elle a installé les chaises dans un salon avec verrière sur un jardin fleuri.

Il a suffi de quelques notes de guitare pour que la voix d’Olivia s’envole, légère, juste, rythmée, d’abord sans micro, puis un peu amplifiée, transportant avec elle un surprenant souffle de vie.

Venant de loin, ils n’avaient pas pu transporter leur matériel acoustique. Au début, c’était même un mince filet de voix, mais j’en fus saisie, comme si un air frais me caressait les oreilles. La blonde et généreuse Olivia proposa en souriant des chansons variées qui se déroulèrent devant une trentaine de pensionnaires et leurs familles comme une promenade dans le temps. Parfois lentes, parfois primesautières, parfois tendres, parfois tristes, avec une voix rare, à la fois grave et cristalline, aérienne.

Parfois jazzy, comme dans Les Feuilles mortes :

Oh, je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-là, la vie était plus belle
Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui

Ou bien :

Aux Champs-Élysées, aux Champs-Élysées,
Au soleil, sous la pluie, A midi ou à minuit
Il y a tout ce que vous voulez
Aux Champs-Élysées…

Autour de nous, les têtes se sont redressées, les propos amers se sont transformés en chanson.
Quand le silence est revenu, il n’était plus tout à fait pareil.
Des gâteaux et du prosecco furent proposés par les petites filles de Micheline rayonnantes de jeunesse.
Et Laurent m’a dit :
— Oui, nos chansons sont parfois un peu tristes, mais nous ne pouvions tout de même pas chanter Le Zizi de Pierre Perret.



Musée Guimet. Obsèques de Nicole

Shiva Nataraja, le Roi de la danse

Oui, la semaine dernière, nous avons bénéficié d’une visite privée au musée Guimet. Je connais très mal les arts asiatiques. La conférencière, avec des mots simples, s’est arrêtée devant les pièces les plus emblématiques et nous a raconté les mythes et les légendes qu’elles figuraient. Cambodge, Vietnam, Japon, Chine et plus spécialement Inde. Le lien avec les Grecs par Alexandre le Grand, les dieux, les demi-dieux, Shiva, Ganesh à tête d’éléphant. Les réincarnations et le long chemin vers le nirvana. Les livres, le Mahabharata, la Bhagavad Gita. Bouddha l’homme sage, Confucius.

J’ai surtout retenu que l’Asie ignore la notion de bien et de mal. L’important c’est l’action et ses conséquences (en Inde, le karma). Et je me suis dit qu’un tel décalage de pensée devait poser des problèmes dans les rapports entre les USA et la Chine, les deux plus grandes puissances économiques mondiales. La diplomatie s’y pratique probablement avec des incompréhensions réciproques pouvant se révéler redoutables.

Les dieux y sont complexes, à la fois vie et mort, naissance et destruction, indissolublement liées et transformables. Leur image au musée Guimet y est souvent souriante, bien davantage que celle du dieu chrétien sur les portails de nos églises romanes.

Nous avons terminé par un buffet dînatoire luxueux, une dégustation de saveurs asiatiques accompagnée d’explications, proposée par une armée de serveurs d’une agilité surprenante.

Les convives, des donateurs de la Fondation de France, n’avaient pas grand-chose de commun avec ceux du café de la semaine dernière, si ce n’est la volonté de lutter contre la misère des exilés et des nouveaux pauvres. Les vêtements de qualité, les coiffures impeccables, des attitudes un peu réservées évoquaient un monde à la fois structuré et discret, élégant et cultivé, un monde finalement assez inquiet, mais pour le moment, protégé.

Nous avons retrouvé, du moins en partie, cet univers quelques jours plus tard à Neuilly aux obsèques de ma cousine Nicole.

Nicole est ma contemporaine, nos mères étaient sœurs. Nos naissances durant l’invasion allemande de 1940 furent agitées, mais c’est une autre histoire. Mes parents s’étaient réfugiés chez mes grands-parents lesquels vivaient dans la même commune que tante Ginette et oncle Lec. Durant la guerre, nous avons passé nos vacances d’été ensemble à Murthiau. Ce fut des moments de jeux, de cabanes, de baignades enfantines entre cousins. Par la suite, la vie nous a éloignées.

Nicole s’est mariée, elle élevait ses trois enfants, dont un très petit, quand son mari est décédé d’une crise cardiaque durant un déplacement professionnel. Avec une décision et un courage incroyable, elle a surmonté son chagrin. Elle avait fait la connaissance de son mari durant des études communes de comptabilité et put reprendre le bureau qu’il avait créé. Elle le développa et fut par la suite appelée en consultation dans le monde entier. Elle éleva ses enfants sans jamais se plaindre. Ils grandirent sans problèmes majeurs et firent à leur tour de belles carrières. Elle avait hérité de la gentilhommière de ses grands-parents à côté de Murthiau, l’avait restaurée, modernisée, fleurie, en avait gratté les allées, taillé les arbres. Elle avait fait creuser une piscine et vivait le reste du temps à Neuilly sur Seine.

Je l’avais très peu vue, surtout lors d’événements familiaux, mais à chaque rencontre, j’étais saisie par son sourire bienveillant et une sorte de modestie. On aurait dit quelqu’un étant passé à travers le feu et bien décidé à ne jamais juger du comportement de quiconque. Je savais que contrairement à moi, elle était restée très ancrée dans la religion. Bizarrement, nous étions liées par un fil mystérieux, peut-être parce que ma mère l’avait soutenue dans son épreuve.

Gilles et moi avons débarqué dans Neuilly, un peu éberlués. Ville plus que cossue, les allées fleuries, les rues peu fréquentées, tout respirait un air si différent du centre de Paris, de ses banlieusards, ses touristes et ses mendiants !

Nicole avait beaucoup souffert après avoir été renversée par un scooter. Elle avait mis des années à se guérir de graves fractures. Sa sœur Jacqueline m’avait dit :

— Elle espérait enfin profiter de la vie, lorsqu’elle a appris qu’elle avait un cancer du pancréas !

Elle avait été emportée en quelques mois.

La grande église plus qu’à moitié remplie en disait long sur sa capacité à être restée en contact avec ses amis et ses parents. Il me fut dit qu’elle avait des attentions délicates à l’égard de son entourage. Nous y avons retrouvé notre génération, ce qu’il en restait. On voyait, comme toujours dans ces occasions, des enfants, des petits-enfants qu’on ne connaissait pas.

Jacqueline m’avait dit :

— C’est elle qui a organisé ses obsèques ! Elle n’a pas voulu des témoignages habituels sur la vie du défunt. Elle a prévu la caisse de champagne pour la réception dans une salle de la paroisse.

C’était donc une cérémonie assez austère, sans aucun pathos, le discours du prêtre un peu trop moraliste et porté sur l’au-delà, comme s’il fallait tourner la page.

C’est alors que dans la nef s’est glissé un filet de musique d’orgue, très simple, proche de la voix humaine. Les arpèges de l’Ave Maria de Gounod se sont déclinés, associés au silence. La musique s’est développée comme une confidence et j’ai eu l’impression que Nicole, la silencieuse, nous disait adieu. Elle nous quittait, mais restait présente dans nos souvenirs, dans les traces qu’elle nous laissait et les larmes me sont montées aux yeux.

Musée Guimet. Obsèques de Nicole

Shiva Nataraja, le Roi de la danse

Oui, la semaine dernière, nous avons bénéficié d’une visite privée au musée Guimet. Je connais très mal les arts asiatiques. La conférencière, avec des mots simples, s’est arrêtée devant les pièces les plus emblématiques et nous a raconté les mythes et les légendes qu’elles figuraient. Cambodge, Vietnam, Japon, Chine et plus spécialement Inde. Le lien avec les Grecs par Alexandre le Grand, les dieux, les demi-dieux, Shiva, Ganesh à tête d’éléphant. Les réincarnations et le long chemin vers le nirvana. Les livres, le Mahabharata, la Bhagavad Gita. Bouddha l’homme sage, Confucius.

J’ai surtout retenu que l’Asie ignore la notion de bien et de mal. L’important c’est l’action et ses conséquences (en Inde, le karma). Et je me suis dit qu’un tel décalage de pensée devait poser des problèmes dans les rapports entre les USA et la Chine, les deux plus grandes puissances économiques mondiales. La diplomatie s’y pratique probablement avec des incompréhensions réciproques pouvant se révéler redoutables.

Les dieux y sont complexes, à la fois vie et mort, naissance et destruction, indissolublement liées et transformables. Leur image au musée Guimet y est souvent souriante, bien davantage que celle du dieu chrétien sur les portails de nos églises romanes.

Nous avons terminé par un buffet dînatoire luxueux, une dégustation de saveurs asiatiques accompagnée d’explications, proposée par une armée de serveurs d’une agilité surprenante.

Les convives, des donateurs de la Fondation de France, n’avaient pas grand-chose de commun avec ceux du café de la semaine dernière, si ce n’est la volonté de lutter contre la misère des exilés et des nouveaux pauvres. Les vêtements de qualité, les coiffures impeccables, des attitudes un peu réservées évoquaient un monde à la fois structuré et discret, élégant et cultivé, un monde finalement assez inquiet, mais pour le moment, protégé.

Nous avons retrouvé, du moins en partie, cet univers quelques jours plus tard à Neuilly aux obsèques de ma cousine Nicole.

Nicole est ma contemporaine, nos mères étaient sœurs. Nos naissances durant l’invasion allemande de 1940 furent agitées, mais c’est une autre histoire. Mes parents s’étaient réfugiés chez mes grands-parents lesquels vivaient dans la même commune que tante Ginette et oncle Lec. Durant la guerre, nous avons passé nos vacances d’été ensemble à Murthiau. Ce furent des moments de jeux, de cabanes, de baignades enfantines entre cousins. Par la suite, la vie nous a éloignées.

Nicole s’est mariée, elle élevait ses trois enfants, dont un très petit, quand son mari est décédé d’une crise cardiaque durant un déplacement professionnel. Avec une décision et un courage incroyable, elle a surmonté son chagrin. Elle avait fait la connaissance de son mari durant des études communes de comptabilité et put reprendre le bureau qu’il avait créé. Elle le développa et fut par la suite appelée en consultation dans le monde entier. Elle éleva ses enfants sans jamais se plaindre. Ils grandirent sans problèmes majeurs et firent à leur tour de belles carrières. Elle avait hérité de la gentilhommière de ses grands-parents à côté de Murthiau, l’avait restaurée, modernisée, fleurie, gratté les allées, taillé les arbres. Elle avait fait creuser une piscine et vivait le reste du temps à Neuilly sur Seine.

Je l’avais très peu vue, surtout lors d’événements familiaux, mais à chaque rencontre, j’étais saisie par son sourire bienveillant et une sorte de modestie. On aurait dit quelqu’un étant passé à travers le feu et bien décidé à ne jamais juger du comportement de quiconque. Je savais que contrairement à moi, elle était restée très ancrée dans la religion. Bizarrement, nous étions liées par un fil mystérieux, peut-être parce que ma mère l’avait soutenue dans son épreuve.

Gilles et moi avons débarqué dans Neuilly, un peu éberlués. Ville plus que cossue, les allées fleuries, les rues peu fréquentées, tout respirait un air si différent du centre de Paris, de ses banlieusards, ses touristes et ses mendiants !

Nicole avait beaucoup souffert après avoir été renversée par un scooter. Elle avait mis des années à se guérir de graves fractures. Sa sœur Jacqueline m’avait dit :

— Elle espérait enfin profiter de la vie, lorsqu’elle a appris qu’elle avait un cancer du pancréas !

Elle avait été emportée en quelques mois.

La grande église plus qu’à moitié remplie en disait long sur sa capacité à être restée en contact avec ses amis et ses parents. Il me fut dit qu’elle avait des attentions délicates à l’égard de son entourage. Nous y avons retrouvé notre génération, ce qu’il en restait. On voyait, comme toujours dans ces occasions, des enfants, des petits-enfants qu’on ne connaissait pas.

Jacqueline m’avait dit :

— C’est elle qui a organisé ses obsèques ! Elle n’a pas voulu des témoignages habituels sur la vie du défunt. Elle a même prévu la caisse de champagne pour la réception dans une salle de la paroisse.

C’était donc une cérémonie assez austère, sans aucun pathos, le discours du prêtre, un peu trop moraliste et porté sur l’au-delà, comme s’il fallait tourner la page.

C’est alors que dans la nef s’est glissé un filet de musique, très simple, proche de la voix humaine. Les arpèges de l’Ave Maria de Gounod se sont déclinés, associés au silence. La musique s’est développée comme une confidence et j’ai eu l’impression que Nicole, la silencieuse, nous disait adieu. Elle nous quittait, mais restait présente dans nos souvenirs, dans les traces qu’elle nous laissait et les larmes me sont montées aux yeux.

Migrants, le Troisième café.

Anna est un étrange personnage ! Arrivée dans la troupe en septembre, parlant à peine français, elle a choisi d’emblée de se confronter à la tirade du nez de Cyrano.

Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »

Elle n’y comprenait à peu près rien.

Plutôt petite, grave et souriante à la fois, un peu massive, en jeans, la soixantaine, cheveux grisonnants, courts et frisés, yeux bleus, elle s’était présentée d’une voix forte et décidée :

— Je suis italienne. J’habite Rome. J’ai travaillé 36 ans à la télévision, à la RAI. Profitant de ma nouvelle retraite, je viens vivre quelque temps à Paris. J’ai fait du théâtre, joué du Goldoni.

Puis elle s’est acharnée sur le texte de Rostand, s’appliquant à articuler, à se faire expliquer chaque mot : hanap, oblongue capsule, pétunez… De semaine en semaine, au prix d’efforts gigantesques, elle est parvenue à apprendre la fameuse tirade. Il lui fallait aussi mémoriser une mise en scène assez compliquée, qu’Émilie finit tout de même par simplifier.

De semaine en semaine, elle faisait des progrès en français, s’amusant des similitudes entre l’italien et l’espagnol, langue maternelle de Ruben, l’argentin, et d’Alexandro, le mari d’Emilie.

Au mois de janvier, elle nous convia tous à dîner dans un restaurant associatif où elle allait cuisiner des plats romains au profit d’exilés. Le lieu situé dans le Marais, à côté du marché des Enfants Rouges, est assez proche, mais nous n’étions pas libres ce soir-là. Par la suite, Célia me dit que la nourriture était délicieuse, mais qu’ils étaient compressés sans possibilités de s’échapper. Vous ai-je dit que je suis un peu claustrophobe ?

Au mois de février, Anna proposa de nous lire un texte accompagné d’une musique enregistrée sur son portable. Nous avons été unanimes :

— On ne comprend pas les paroles, mais avec ta voix, c’est gagné d’avance !

Elle m’avait évoqué celles d’Anna Magnani et de Monica Vitti.

Enfin récemment, elle envoya sur WhatSapp une courte vidéo intitulée Il Mare e la sposa. Accompagné de paysages de mer, de vagues, de plages, de nuages, de soleil couchant, de mains sur un clavier, le texte se déroulait en harmonie avec la musique. Poétique, un peu mélancolique, superbe.

Quelques jours plus tard, à la demande de certains, elle envoya une traduction par Émilie. Il s’agissait d’un amour sans espoir. La mer est du genre masculin en Italie. Malgré des demandes passionnées, la narratrice refusait de l’épouser et de s’y engloutir.

Le lundi suivant, Anna nous invita dans le même café pour le vernissage d’une exposition de photos sur le thème des migrants de Lampedusa, accompagnée d’un exposé sur son travail de journaliste.

Lampedusa ! La Sicile ! Gilles et moi cherchions depuis longtemps à remercier Marina qui nous avait si gentiment reçus à Taormina. Nous nous sommes retrouvés dans un quartier que je ne connais mal, beaucoup de jeunes, du monde dans les bistros. Anna me héla depuis une boutique peinte en rouge sans enseigne. Elle finissait d’installer écran et projecteur, elle surveillait l’accrochage des photos.

Je la laissais pour attendre dehors Gilles et Marina. Un ravissant petit jardin public dans les restes de l’enceinte du vieux Paris, des bancs sur une petite place, pas de voitures, une joyeuse convivialité.

Enfin, nous nous sommes assis tous les trois sur la banquette. J’ai répondu comme je pouvais aux questions de Marina, intriguée après les présentations d’usage. Une trentaine de personnes s’était installée dans le café vidé de ses tables et Anna a pris la parole. Elle avait fait un reportage sur Lampedusa et la Mairie du 3e arrondissement de Paris lui avait ouvert ses portes pour le diffuser. Une adjointe du maire prononça quelques mots avant de s’éclipser.

Après une tournée de prosecco et les difficultés d’usage pour mettre en route le matériel, elle lança la vidéo envoyée à la troupe. En fait, elle en était l’auteure, texte et images. Elle s’excusa presque de son aspect poétique et passa très vite au reportage proprement dit.

Il s’agissait du témoignage de quatre migrants. Espoir, mort, courage, peur, réussite, fierté, les confidences étaient dites en français par Émilie et Alexandro, illustrées de mer, de refuges, d’installations provisoires ou définitives. Rien de misérabiliste. Une vitalité qui rejoignait celle d’Anna. Elle ajouta dans son français très hésitant, corrigé par des Italiens présents dans le café :

— Je n’y peux rien, je suis comme ça, je ne peux pas faire autrement que mettre de la poésie dans mes reportages.

Nous sommes partis rapidement pour laisser la place à ceux qui attendaient une nouvelle séance derrière la porte.

Rentrés en métro, nous avons dîné tous les trois à l’appartement.

L’avis de Marina nous intéressait. Lampedusa possède parmi les plus belles plages de Sicile.

J’ai souligné :

— Un discours situé à gauche en politique. Comme la mairie de Paris.

Elle répondit avec une certaine pudeur :

— C’est ma famille ! Mon histoire et celle de mes amis.

Alors que je lui évoquai la traduction par Émilie du poème, elle exprima son admiration quant à la qualité du texte. Elle évoqua le dilemme entre une transcription littérale et plus libre. Conversations passionnantes que nous avons bien l’intention de poursuivre dès que possible…

Lundi, soirée privée au musée Guimet (arts asiatiques) que je vous raconterai peut-être la semaine prochaine. Buffet luxueux !

Je voulais aussi dire à ceux qui me suivent régulièrement : j’ai su par Pierre que la petite messe de Saint-Eustache avait été célébrée dimanche dernier. Y aurait-il eu des contestations ?

Saint-Eustache

Saint-Eustache, au cœur de Paris — Narthex

Le froid a brutalement succédé à la chaleur. Dans certaines régions la température est passée en deux jours de 30° à -2°. La nature souffre. Les viticulteurs et les arboriculteurs jouent leur récolte sur deux nuits. Oui, le climat se détraque. Depuis le début de l’année, des trombes d’eau s’abattent sur des régions peu concernées d’habitude, causant des inondations et des dégâts qui justifient l’abandon définitif de certaines maisons pourtant anciennes.

Aux USA, la chambre des représentants a voté une aide de 61 milliards de dollars à l’Ukraine. Pour la première fois depuis la première campagne de Trump, les Républicains et les Démocrates se sont unis pour sauver la démocratie. Enfin une lueur d’espoir. L’Ukraine et l’Europe ne peuvent pas résister seules à la volonté de Wladimir Poutine de revenir aux frontières soviétiques.

Ces temps-ci, les usines d’armement se multiplient en Russie, y créant une économie de guerre florissante. Depuis quelques mois, les Ukrainiens reculent faute de munitions. Une loi adoptée par le Kremlin fin mars permet aux personnes suspectées de crimes d’échapper à une condamnation en rejoignant le front ukrainien. Le nombre de détenus déployés pourrait atteindre 150 000.

Israël continue de pilonner la bande de Gaza, semant terreur et famine. En représailles, la République islamique d’Iran a lancé des missiles sur Israël, qui a répliqué avec des drones.

La vie est difficile pour beaucoup. Dans les pays occidentaux, les salaires ne suffisent plus à faire vivre beaucoup de familles modestes, les logements sont trop chers, les charges fixes trop lourdes. Et pourtant, on rit, on déambule, on dépense, les touristes se bousculent plus que jamais à Paris. Je m’amuse de petites scènes cocasses, alors que je devrais peut-être m’indigner de l’injustice, parler politique ou philosophie. Je préfère me pencher sur ceux dont on ne parle jamais, qui se débrouillent sur les franges de nos vies.

Dimanche, je suis allée à Saint-Eustache. J’aurais voulu rester flemmarder au lit, mais je n’avais pas vu Pierre depuis plus d’un mois et mon sens de la fidélité s’en trouvait tracassé. J’ai affronté la bise, traversé le marché de la rue de Montmartre. Peu d’étalages, juste ceux de première nécessité, poissonniers, marchands de légumes, bouchers, traiteurs. Les vendeurs de bijoux, de vêtements n’étaient pas au rendez-vous. Trop froid. Je trébuche sur la chaussée qui attend un indispensable rafistolage et j’arrive devant la petite entrée de l’église.

Fermée ! Le mendiant est assis à sa place habituelle avec son chien, mais une nuée de jeunes l’entoure comme une barricade. Ils sont vêtus d’une même parka rouge ornée sur le dos d’une grande croix de Malte. Je me trace un chemin vers lui et m’étonne :

— Que se passe-t-il ? C’est fermé !

Le chien, un magnifique berger allemand, est allongé contre la porte, comme s’il défendait le lieu sacré.

Le mendiant est un personnage du quartier. Depuis des décennies rivé à cette place stratégique, il me rappelle celui de Saint-Germain des Prés que Marco voyait chaque matin garer sa voiture devant sa galerie et payer son parking. Mais celui-ci est tout à fait particulier, énorme, pantalon remonté sur des jambes gonflées et rouges, tartinées de crème, des cheveux blancs qui s’échappent de son bonnet durant l’hiver. Canne à proximité, il accueille les fidèles d’une « Bonne messe ! » prononcée avec la conviction d’une voix chaude et grave à la Chaliapine. Quand nous sortons, avant d’aller au café Pierre lui donne toujours une pièce. Il me répond, de mauvaise humeur :

— Oui, c’est fermé !

Et je ne comprends pas la suite. Je devine qu’il est énervé par la dizaine de jeunes qui l’entourent, mais j’insiste et il répond en montrant des gencives désertées sur le devant, articulant autant que possible.

— Je ne peux pas parler mieux !

Devant mon air compréhensif, il se calme un peu :

— La petite messe… Elle est supprimée. À cause des spectacles. On ne peut plus garantir la sécurité des installations. L’église ouvre seulement pour la grand-messe de 11 h.

Et j’ai pensé : comment est-ce possible ? L’ancestrale petite messe, dite messe basse, s’efface devant un spectacle son et lumières au tarif prohibitif et dépendant de la Ville de Paris !

Et il ajoute excédé, mais assez fier de lui :

— Je dois faire le bedeau et renseigner les gens !

Je devine surtout que la compassion des jeunes l’agace. Ils ont posé des thermos devant lui et forment un rideau qui l’isole de ses donateurs.

Je sors une pièce de mon porte-monnaie et la lui mets dans la main. Il s’étonne à son tour. D’habitude je ne donne pas. Un énorme sourire fend sa face hugolienne et il me lance :

— Merci, madame, que la journée vous soit favorable et que le bonheur se répande sur vous et ceux que vous aimez !

Je ne comprends pas tout de suite, je m’éloigne en refendant le groupe de jeunes. Quand je réalise, je dresse les bras et crie aussi fort que possible :

— Merci ! La même chose à vous !

Et j’entends sa voix de basse, joyeuse et musicale, monter par dessus les jeunes :

— Merci ! À bientôt !

Tougin, Albertville, Grenoble, Paris

Just before getting on a big bubble. Don't worry they won't pop.

Un jour de retard pour cette chronique. Nous étions sur l’autoroute de Chambéry, dans le car du Pays de Gex, ou dans l’autobus au retour à Paris.

Partis mercredi, nous avons débroussaillé le jardin, arraché les pissenlits, soigné les rosiers. Deux jours n’étaient pas de trop. Notre jardin pourtant pas bien grand commence à nous échapper… On a mis du textile sous les graviers, mais les pousses trouvent toujours quelque humus transporté par le vent pour s’installer comme si de rien n’était.

Nous avons eu la chance de voir fleurir l’arbre de Judée et le lilas blanc, somptueux cette année. Mais le pied de pivoines qui dépassait les 60 années d’existence est mort, bien mort. Je ne l’ai pas suffisamment désherbé au printemps, arrosé cet été. Le changement climatique ne gêne pas le moins du monde les mauvaises herbes, il en vient de nouvelles. Il n’a pas survécu à la dernière sécheresse.

Nous avons passé le week-end à Grenoble. À l’aller, nous nous sommes arrêtés à Albertville pour dire bonjour à Jean-Claude, dont je vous parle régulièrement. Nous pensions l’inviter au restaurant et il avait espéré quitter son Ehpad pour quelques heures. Mais il était trop fatigué pour nous suivre. Après avoir déjeuné en ville, nous sommes retournés un petit moment chez lui. Il a dit qu’il en avait assez et qu’il aimerait que ça finisse, puis il a tout de suite ajouté que le moment n’était pas encore venu. Il a tout de même retrouvé un peu de tonus et nous a demandé de revenir le voir. Il nous a offert ses souvenirs de missionnaire à Madagascar mis en page par nos nièces Astrid et Sybil.

Chez Ève, les enfants passent tous des examens importants cette année. J’ai l’impression que c’était hier quand on les emmenait au parc du dinosaure. Nous avons passé une bonne soirée familiale avec des neveux de Grenoble. Jeunes retraités, ils profitent de leur liberté pour faire des randonnées en montagne ou à vélo. J-M, lui, prépare une retraite anticipée, fatigué par une vie de cadre, des prises de décisions épuisantes, des voyages et nuits d’hôtel incessantes.

Dimanche, nous sommes montés à la Bastille. Un fort militaire au-dessus de l’Isère. Une promenade classique pour tout Grenoblois qui se respecte. Il n’y a pas si longtemps, nous montions à pied. La pente est raide, jalonnée de panneaux d’avertissements aux cardiaques et de défibrillateurs. Noé y grimpe presque tous les jours. Nous, nous avons pris « les Bulles », un téléphérique à cinq cabines conjointes qui passe au-dessus de la rivière. Il faisait très beau, même très chaud. Nous étions passés de 13 à 26 degrés en un jour.

Nous avons attendu une demi-heure environ dans la queue. Beaucoup de maghrébins. Grenoble est une terre d’immigration. Juste à côté de moi, deux jeunes femmes, deux amies, attiraient l’attention. Toutes les deux très grandes, un mètre quatre-vingt ou plus. L’une plutôt opulente portait un short mini-mini et un petit haut court et sans manche. Je me trouvais ainsi à une trentaine de centimètres de son nombril agrémenté d’un piercing argenté, de son ventre et de ses bras tatoués de créatures fantastiques et de fleurs étranges. La jeune femme était d’évidence d’origine magrébine ou orientale. Son amie, pantalon flou à taille basse et mini soutien-gorge, tout aussi maquillée, avait un petit air asiatique. Elles ne se parlaient pas.

Derrière elles, se tenait un couple en retrait dans la file d’attente. La jeune femme était couverte de la tête aux pieds d’un tchador ne laissant apercevoir de son corps que les sourcils, les yeux et la bouche. Elle paraissait très jeune, moins de vingt ans, encore de l’acné sur ses joues blanches. Pas maquillée. Elle m’a lancé un regard un peu éperdu. J’ai regardé son compagnon. Très jeune, bouclé, souriant, on l’aurait bien vu dans un groupe de musique pop. Il semblait gêné. Par les femmes devant lui ? Par le contraste qu’ils proposaient ? Par la tenue de sa compagne ? Impossible à deviner.

Les bulles à huit places arrivaient en convoi. Nous étions cinq. Nous avons partagé la cabine avec trois autres personnes hélées dans la file. Une fois partis, nous avons constaté que les filles dénudées étaient restées seules dans leur cabine à huit. Le couple suivant, ni personne n’avaient voulu se joindre à elles malgré l’attente.

Marius a protesté :

— Elles avaient tout autant le droit de monter dans la cabine que les autres.

J’ai dit :

— Elles sont un peu encombrantes. Et elles ont retardé le départ de six personnes.

Il a répondu, en défenseur des libertés :

— C’était le choix des suivants !

Une fois en haut, nous avons contemplé la ville dans le soleil, trouvé le lycée Champollion, cherché le chien-assis de la chambre de Noé et vu le Mont Blanc, différent du prisme que nous connaissons depuis Tougin.

Art Paris, Marathon de Paris.

Le parcours du marathon de Paris 2024 étudié km par km - Trail & Running

Vous ai-je dit qu’avant sa maladie Hubert a participé trois fois au marathon de New York ?

— Tu as couru sur le pont de Carigliano ? lui ai-je demandé, la semaine dernière.

Je l’avais vu opiner de la tête, songeur, encore émerveillé.

J’entends l’hélicoptère de la police tourner au-dessus de nos têtes.

C’est aujourd’hui le Marathon de Paris. 56 000 participants venus du monde entier. Une foule multicolore qui passe non loin de chez nous, à l’aller, rue de Rivoli, au retour sur les quais de la Seine. Cette année, la crue du fleuve a légèrement changé son parcours, il fait un détour par l’Opéra.

Nous sommes allés plusieurs années sur le Pont Neuf voir son flot longer celui de la Seine. Spectacle étrange ! Des milliers de personnes tricotent des jambes, les premiers avec une aisance stupéfiante, les suivants avec une remarquable patience, certains avec un surprenant acharnement, les derniers, transpirants, les traits tirés, en manque d’oxygène. Leur énergie me laisse perplexe. Cependant, connaissant plusieurs marathoniens et marathoniennes, j’ai fini par comprendre que courir vaut mieux pour eux que de se laisser ronger par des vitalités de beaucoup supérieures à la moyenne. Et j’ai constaté que les conjoints sont toujours favorables à cet exercice.

En sortant du café où nous nous retrouvions chaque dimanche avec Antoine, j’ai vu à plusieurs occasions Pierre traverser le marathon rue de Rivoli, afin de rentrer chez lui. Paisiblement, lentement, mais sans hésitation, il profite d’une légère éclaircie pour s’y introduire comme dans de l’eau. Un peu voûté, provisions de la semaine au bout des bras, son bonnet chinois vissé sur une chevelure blanche et frisée, la barbe au vent, les yeux attentifs, un vague sourire aux lèvres, il disparaît dans le flot des coureurs. Et lorsque dans un éclair, je peux l’apercevoir sur le trottoir d’en face, il lève un coude d’adieu et continue avec son pas d’habitué du quartier, un des plus prestigieux du monde, auquel il est attaché depuis ­60 ans comme un paysan à son village.

Comment ne pas penser aux Jeux olympiques qui vont démarrer dans trois mois ? La cérémonie d’ouverture aura lieu sur la Seine, une déambulation des athlètes sur des bateaux. Des gradins vont être aménagés sur les quais. Paris sera pris d’assaut par des millions de spectateurs. La préfecture de police est déjà sur les dents. Il y a de quoi, le risque d’attentats est aujourd’hui maximum.

Beaucoup d’épreuves auront lieu dans la ville et les environs. Nous en voyons les effets dans les travaux qui perturbent le métro, les autobus, le quartier de mon atelier à côté de la Tour Eiffel et du Champ-de-Mars.

Nous avons reçu des sollicitations de la gérance de l’immeuble pour louer notre appartement. Nous ne sommes pas les seuls à avoir l’intention de quitter Paris à ce moment-là.

Un fond de culpabilité me reproche de mégoter sur une fête populaire dont je devrais me réjouir. On me dit qu’il y va de la réputation de la France, que nous serons le centre du monde pendant quelques semaines. Mais, je dois avouer que je préfère m’éloigner de cette royauté-là. Claustrophobe depuis toujours, je crains la foule. Me sentir enserrée sans échappatoires dans quelque lieu que ce soit m’angoisse. Nous serons aussi bien à Tougin et nous verrons les compétitions à la télévision.

La semaine sainte. Les Dionysies (suite)

Basilique Notre Dame des Victoires (Paris) - Tripadvisor

Pâques. Cette année, le 31 mars. Impression bizarre, comme une sorte de précipitation, comme si nous n’étions pas tout à fait prêts pour le printemps. Il a tellement plu depuis un mois ! On en a presque oublié le soleil. Et ce matin de Pâques, changement d’heure.

Il est midi. À deux immeubles de l’appartement, côté cour, des rodeurs de toitures se sont installés sur la terrasse arborée réaménagée durant l’hiver. Depuis ce matin, ils dansent au soleil au-dessus de Paris entre deux nuages. Ils semblent éméchés. Une soirée prolongée ? Peut-être, mais depuis que nous avons garni les fenêtres de doubles vitrages, nous n’entendons plus les cris et les musiques provenant de la cour durant la nuit. Ils en furent chassés vers15 heures par un déluge accompagné d’éclairs et de tonnerre.

Oui, Pâques ! Dimanche dernier, je suis allée à Saint-Eustache avec l’intention d’y retrouver Pierre. Il n’y était pas, j’avais oublié qu’ils étaient partis rejoindre leur fille à Montpellier. Mais à l’occasion des Rameaux, j’ai écouté l’évangile de la Passion. Lu par le prêtre avec ferveur et simplicité, le récit ancestral montait le long des piliers, s’envolait vers les hautes voûtes de l’église, les plus hautes de Paris. Les fidèles étaient plus nombreux que d’habitude, plus d’hommes surtout. Ils tenaient dans leurs mains des branches de buis achetées à l’entrée. Assis sur le banc à ma droite, un homme brun assez corpulent, mal rasé, une montagne de sacs à ses côtés, montrait un visage réjoui qui contrastait avec les horreurs du récit, du jugement de Pilate et de la crucifixion. Avec un sourire, il me salua d’un mot que je n’ai pas compris. Je lui ai rendu son salut en indiquant qu’il valait mieux ne pas parler. Un clochard ? Plutôt un étranger.

À la quête, il déposa un billet dans la sébile et se tourna vers moi pour montrer sa coopération. En effet, les bagages ornés d’étiquettes d’aéroport, bien que mal ficelés, étaient de bonne facture.

De ce fait, j’ai retrouvé durant les jours qui suivirent cette impression oubliée de semaine sainte, lourde de symboles, celle qui passe de la liesse des Rameaux au repas des disciples, à la mort du Christ et à sa résurrection.

Elle a correspondu au festival des Dionysies auquel Gilles participait. Il jouait Tirésias dans Les Bacchantes.

Hubert venu de Rouen jouait le roi de Thèbes. Il a dormi chez nous et nous avons passé de bons moments à rire, à évoquer la troupe de Démodocos, leurs aventures théâtrales.

Grand, mince, yeux bleus clairs, cheveux argentés et bouclés, optimiste, Hubert a toujours vécu avec intensité. Atteint vers 50 ans d’une maladie auto-immune invalidante, il a démarré, puis obtenu deux licences, une de philosophie, une autre de lettres modernes, avant de se joindre à la troupe de Démodocos.

Le lendemain, il nous a invités à déjeuner dans un restaurant de la place des Petits Pères. Les fidèles de l’église Notre-Dame des Victoires sortaient de l’office du Vendredi Saint. Comme je lui avais expliqué que c’était une basilique, une église votive, il a dit à la fin du repas :

— Et si on y entrait ?

Nous nous sommes glissés dans la pénombre. On distinguait à peine les ex-voto, les plaques de marbres sur les murs, les milliers de remerciements à la Vierge Marie. Il régnait dans la grande nef une atmosphère de fin du monde. En signe de deuil les cloches ne sonnaient plus et les milliers de cierges qui éclairaient d’habitude la basilique d’une lumière mouvante étaient éteints.

Nous avons longé la nef par le bas-côté. Des ombres étaient assises sur les bancs de bois, d’autres agenouillées. Le silence régnait. Une ferveur primitive émanait des ex-voto, de ces gens à peine aperçus, de cette absence des bougies.

Je me suis écartée, prise par l’émotion. Gilles de son côté avait préféré s’éclipser. Quand nous nous sommes retrouvés, une question suspendue se lisait sur le visage d’Hubert, accompagnée d’un léger sourire. Un voeu ?

Ce même soir en rentrant de l’atelier, sur le quai du métro de La Motte-Piquet, j’ai entendu un usager alpaguer son voisin :

— C’est Vendredi Saint, le mal existe. Satan existe, c’est ce que dit Jésus.

L’autre, éludant ce satanisme militant et provocateur, s’est contenté de répondre :

— Oui, tout ne va pas bien, il suffit de voir l’état de nos forêts.

Pour ma part, j’ai repensé au sourire d’Hubert.

Julien, Laure et Thomas sont venus déjeuner le lundi de Pâques et Gilles a réussi la cuisson de son gigot…

Luce, les Dionysies

La semaine dernière, je n’ai pas eu le temps de vous parler de Luce…

À 22 ans, après un diplôme sur Huysmans, Luce finit une maîtrise de lettres modernes. Je l’ai connue à Philomuses. Nous démarrions toutes les deux le théâtre. Elle s’essayait à Célimène et je me lançais, comme je pouvais, dans le monologue de Claudel : « Qu’est que le théâtre ? »

Par la suite, le Covid arrêta nos balbutiements. Jeune étudiante, elle fut confinée dans une chambre de bonne durant trois mois, une épreuve pour cet oiseau de liberté. Dès qu’elle le put, elle partit, sac sur le dos et caméra mobile à la main, interviewer les compagnies de théâtre de province sur l’impact de l’épidémie sur leurs créations. Au retour, elle s’essaya dans un cours prestigieux, mais n’y trouvant pas son compte, elle reprit ses études de lettres. Son enthousiasme m’enchante !

Nous nous voyons au gré des circonstances. La semaine dernière, nous nous sommes retrouvées au café des Petits Carreaux dans la rue du même nom. Luce est curieuse de tout. La rencontrer me revigore ! Elle m’offrit avec délicatesse Les Yeux de Mona, le parcours d’un grand-père et de sa petite fille dans les musées de Paris. Quand j’avais son âge, plutôt que d’aller à la cantine de mon école des Métiers d’art, j’avais déambulé jour après jour dans le Louvre, comme dans un jardin sans limites. Son geste fit remonter de puissants souvenirs. J’aime ces concordances…

À l’occasion de l’ouverture du festival des Dionysies, ce fut un autre plaisir d’aller à la Sorbonne écouter Aymeric Münch évoquer sa traduction du Chant de la terre de Virgile. J’ai connu Aymeric à Argenton-sur-Creuse, il y a plus de 10 ans. Il jouait le Messager dans Les Perses d’Eschyle. Il virevoltait, chemise au vent, dans l’immense amphithéâtre romain, annonçant avec force et frénésie les désastres de la guerre perdue par Darius. J’avais aimé l’énergie du jeune helléniste qui s’apprêtait à démarrer une carrière de professeur. Avec Philippe Brunet et sa compagnie Démodocos, il m’ouvrait les portes d’une Grèce antique à laquelle je n’avais pas eu accès durant mes études. Il me rendait familière d’un univers que je pensais réservé aux seuls initiés.

Par la suite, je me souviens de sa traduction des Géorgiques. Il l’avait lu dans le superbe réfectoire des Cordeliers, accompagné au violoncelle par son neveu. Issus d’une famille de musiciens bien connue, ils vibraient à l’unisson. Le bourdonnement des abeilles, le grondement de l’orage et des sabots sur le sol surgissaient de la scansion des vers et de l’archet du violoncelle. Durant mes études, malgré la qualité de notre professeur, qu’on surnommait, avec respect et affection, le Grand Jacques, j’avais tout juste soupçonné à travers nos laborieuses traductions la force de la poésie virgilienne. Elle m’était offerte des décennies plus tard, quand je ne l’espérais plus.

C’est ainsi que j’ai retrouvé Gilles dans l’étonnante salle des Actes de la Sorbonne et que nous avons entendu Aymeric nous raconter la genèse de ses traductions. Passionnant ! Commentant des lectures choisies, il nous faisait part de ses hésitations, de ses choix, de sa volonté de rester dans le rythme de l’hexamètre français. Un bouillonnement qui offrait une vie contemporaine à des textes mille fois traduits et retraduits. Aymeric en profitait pour associer le contenu encyclopédique de Virgile aux préoccupations actuelles, aux méthodes numériques avec une rafraîchissante énergie.

À coté de son épouse, mère attentive, sa petite fille de quatre-cinq ans était restée sagement silencieuse durant la conférence. À la sortie, elle s’est jetée dans les bras de son père et tous deux ont entamé quelques pas de danse. Que lui restera-t-il de cette auguste soirée ?

Quelques jours et toujours dans le cadre du festival des Dionysies, j’ai retrouvé Gilles, mon frère Yves et Luce à Jussieu pour une évocation du désastre dans l’antiquité à travers les textes qui nous sont parvenus.

Chez Hésiode (VIIe siècle av. J.-C), la lente dégradation des humains vers un individualisme destructeur, vers la recherche du pouvoir et la guerre en conséquence. Nous avons pensé aux dictateurs actuels de plus en plus nombreux, élus dans des démocraties qui n’en ont que le nom.

Chez Thucydide (Ve siècle av. J. C), la peste et ses effroyables descriptions. Chez Lucrèce (Ie siècle av. J. C), la même peste, traduite du latin en hexamètre par Guillaume, texte philosophique et poétique extraite du De natura rerum. Naturellement, nous avons pensé au Covid, tout de même moins ravageur, mais peut-être le prélude à bien pire.

Enfin Lucain (Ie siècle ap. J. C), la guerre civile et ses conséquences dévastatrices : destruction et barbarie. Et nous avons pensé au monde actuel, à la guerre en Ukraine, au pilonnage de la bande de Gaza, au danger atomique, à la fragilité de notre monde numérique.

Oui, la barbarie n’est jamais loin. Après la chute de Rome, il fallut de nombreux siècles d’obscurantisme avant la Renaissance et le retour d’un humanisme avec Érasme et Montaigne. Humanisme aujourd’hui remis en cause.

Et je pense au sourire inquiet de Luce, quand elle m’a demandé :

— Martine, vous aviez de bons moments pendant la guerre ?

Rue du Louvre. Le jardin des Halles

Après la guerre de 40, une longue remise en route de l’économie associée à une explosion démographique avait jeté dans la rue des familles entières. L’appel de l’abbé Pierre de 1954 reste dans les mémoires de tous ceux qui l’ont entendu. On vit ensuite surgir dans les banlieues des immeubles pourvus d’un confort jusque là réservé aux plus riches, toilettes particulières, salles de bains. Par la suite, de vastes villes poussèrent sur des terrains agricoles, immeubles et pavillons, au milieu d’espaces verts et d’avenues arborées.

Pour les construire, on fit appel à des Italiens, des Espagnols, puis à des Algériens et des Marocains. Ils vivaient dans des bidonvilles ou dans les logements désertés par les nouveaux propriétaires. Ils vivaient entre eux, on ne les voyait pas beaucoup. Un de mes neveux a fait une thèse sur les bidonvilles. Il semble que la solidarité et la débrouille n’en faisaient pas un lieu de misère. Dans les rues, les familles en déroute avaient laissé la place à la cloche. Si le clochard était presque toujours un homme seul dont on disait « qu’il dormait sous les ponts », on voyait parfois des couples soudés vivre dans des cabanes en bordure de bois ou de terrains agricoles. Je me souviens de Roméo et Juliette à Pontoise. On les voyait déambuler, avinés, poussant un chariot rempli de récupérations. Ils mangeaient à leur faim grâce aux dons. Ils n’avaient pas l’air malheureux. On les a retrouvés gelés dans leur cabane lors du grand froid de 1956.

Durant cette période de plein emploi, c’était pour la plupart des êtres abîmés par la vie ne trouvant pas leur place dans la logique de l’époque. Hirsute, barbu et fort en gueule, d’une certaine façon, le clochard était un symbole de liberté. On en trouve des traces dans la littérature (Becket). « Le clochard céleste »

Il en est tout autrement aujourd’hui. Les frontières se sont ouvertes, les réfugiés économiques, politiques viennent du monde entier dans nos villes chercher une vie meilleure. Ils ne la trouvent pas toujours. Ils débarquent des avions ou arrivent par des parcours clandestins au péril de leur vie, souvent sans papiers et parfois avec femmes et enfants. On les voit, misérables, dans nos rues, sur le chemin du métro, sous des tentes. Aujourd’hui, les regards sur eux sont perplexes. Dans l’incertitude actuelle, la précarité des emplois, des budgets, chacun se projette et s’interroge sur son propre destin.

L’autre jour, je remontais la rue du Louvre. Un homme dormait sur une bouche de chaleur, son gros ventre nu sortait d’un pull crasseux. Un clochard semblable à ceux d’autrefois. Il ronflait, pelotonné sur une couverture douteuse. Comme un prolongement de sa masse de cheveux gris en bataille, un bébé caniche, de même couleur, frisé lui aussi, dormait dans l’arrondi de ses bras. Ils dormaient d’un même sommeil paisible.

Comme je m’étais arrêtée un instant devant le spectacle, j’ai entendu derrière moi :

— Ils sont bien là, tous les deux !

Et le passant, continuant son chemin, s’est retourné vers moi avec un sourire amusé.

Hier, je revenais du centre commercial des Halles. Une épreuve ! Devant l’église Saint-Eustache, un volumineux tas de vêtements gisait au milieu des feuilles mortes, des papiers gras et des mégots de cigarettes. Je râlais une fois de plus contre la gestion de la capitale, quand je finis par distinguer un couple allongé sous les couvertures grisâtres. Il n’en dépassait que des jeans poussiéreux. On pouvait voir la forme associée de leurs têtes sous le tas de couvertures. Un homme et une femme ? Deux hommes ? Deux femmes ?

C’est alors que surgit une main. Elle monta, sembla chercher le ciel, s’infléchit. D’un mouvement tranquille et sûr, elle s’incurva, et caressa l’autre visage qu’on distinguait à peine sous l’amas informe.

J’ai continué ma route. Un rayon de soleil, et les arbres en fleurs se sont éclairés.