Mal au dos toute la semaine. Ça va mieux, je décide d’aller à l’atelier.

Pas d’autobus vers les grands boulevards « pour cause de manifestations ». Après une marche à pied au milieu des badauds du dimanche, j’entre dans le métro, la rame est à quai. Je me précipite dans le wagon de tête, mais il ne démarre pas. Silence moteur, les lumières de secours éclairent d’une lumière blafarde les touristes qui débordent des sièges. Ça risque de durer, je redescends sur le quai et remontant la rame, je trouve à m’asseoir dans un des espaces au bout des voitures, deux banquettes de trois places face à face.

Il est déjà occupé par deux jeunes filles auxquelles je ne prête guère attention, à l’écoute de l’information :

— Nous repartirons dans un instant. Le trafic est perturbé par des pickpockets et la remise en marche des signalisations. Veuillez nous excuser !

On a l’habitude ! Surtout le weekend avec l’arrivée des touristes. Mais tout de même, la pause s’éternise et il fait chaud !

Mes yeux traînent sur la jeune fille en face, s’arrêtent un instant. Grande, cheveux blonds cendrés, ondulés mi-courts, pas maquillée. 16, 17 ans, une sacrée allure ! Une allure un peu insolente. Et je pense à autre chose. Les lumières se sont allumées, la sonnerie a retenti et les portes automatiques se sont fermées. On repart.

À la station suivante, Richelieu-Drouot, le métro ne démarre pas. Et ça dure !

— Pour les raisons que nous vous avons déjà indiquées, il nous faut patienter, veuillez nous excuser, reprend la voix.

C’est sérieux et des passagers préfèrent descendre. J’hésite, mais le travail m’attend. La tête enfarinée, penchée vers le sol, je vois les chaussures de la jeune fille, de grosses chaussures noires à talon épais et larges lacets. C’est la mode. Mais tout de même du 45 ! La génétique évolue, je lève les yeux. Elle est particulièrement belle ! De longues mains couvertes de bagues en nacre et argent, qu’elle lève de temps en temps pour repousser une mèche de cheveux, indifférente à son entourage. Un doute me traverse la tête.

Oui, on peut deviner une ombre sur sa lèvre supérieure. Mon regard glisse vers le cou. Pas de glotte visible. L’attente s’éternise. Elle fait de vagues signes de complicité à l’adolescente assise en face d’elle. La petite, 13-14 ans, promet d’être ravissante, frisée, fine, un peu de sang mêlé, des yeux d’azur clair, un ventre nu et mordoré. Elle reste sur la réserve. On devine qu’elles sont sœurs, à un je ne sais quoi d’un peu conflictuel.

Mon esprit vagabonde et finit par sentir l’étrangeté de la situation. Ce petit rien de condescendance chez la plus âgée ? Une réalité se fait jour, confirmée soudain par quelques mots d’une voix veloutée, mais mâle, ironique et rieuse.

J’ai pensé aux problèmes de genre dont on parle beaucoup ces temps-ci. Je me suis rappelé comment l’étrange beauté androgyne de mes petits-enfants au même âge, avait basculé vers une masculinité rugueuse et poilue, vers des nez proéminents. J’ai pensé à ces enfants dont on n’accepte pas la singularité et dont les corps sont martyrisés.

Encore dix minutes à quai, un couple est monté dans le wagon. Un de ces couples, parents tardifs  comme on en voit de plus en plus, la quarantaine dépassée. Encombré de sacs, poussette sophistiquée. Sur son ventre, la femme portait un bébé enroulé dans un tissu comme les Africaines sur leur dos. Elle retenait la petite tête branlante d’une main fière et inquiète. Le père veillait aux impédimentas avec la même urgence. Ils ont balayé la rame du regard et ont élu notre petit espace. La femme s’est assise à côté du jeune homme pendant que son compagnon garait la poussette juste derrière et venait la rejoindre.

Installée, elle a caressé l’enfant, elle s’est appuyée sur l’épaule de son mari, et elle a murmuré :

— Que c’est bon !

Ils ont souri et elle a commencé à bercer son bébé, son visage plus très jeune rayonnait de contentement. Ni l’un ni l’autre n’avaient remarqué le mouvement du jeune homme.

La tête de l’enfant basculée vers l’arrière le frôlait dans un aller et retour inexorable. Il s’était reculé autant que possible vers le fond de la voiture, leur avait tourné le dos comme on se protège. Mais l’enfant revenait, s’approchait, ouvrait les yeux, cherchant ce voisinage de la tête, puis s’éloignait de nouveau. Le garçon jeta par dessus son épaule un coup d’œil effrayé sur le tas rose vaguement recouvert de cheveux qui le fixait.

C’est alors que la jeune fille se mit à rire. Le visage de son frère, après un instant d’hésitation, de maussade devint interrogateur, puis hésitant. Enfin, sa bouche boudeuse se prit à sourire, ses yeux à s’illuminer, son front à s’éclairer. Plus beau que jamais.

Le couple n’avait rien remarqué, tout à sa fierté parentale.