Exposition Toulouse-Lautrec

Nous avions laissé filer le temps par manque d’enthousiasme ; les maisons closes, les danseuses et chanteuses de Montmartre, du déjà vu. Alors que nous fêtions les rois avec les Christin, ils nous ont rappelé que l’exposition Toulouse-Lautrec se terminait à la fin de la semaine. Nous y avons couru in extremis. N’ayant pas réservé, nous avons dû attendre au pied de l’escalier à double volute. Un musicien de rue, la cinquantaine, le visage buriné, les mains protégées par des mitaines jouait de la clarinette sur des airs d’opéra. Il jouait comme on respire, lançant des notes aériennes qui s’envolaient au-dessus des grands arbres du Rond-Point des Champs Élysée. Dans ce matin de janvier brumeux et frais, elles ressemblaient à des bulles de liberté. Sa trogne s’apparentait aux dessins de Toulouse-Lautrec. Il s’arrêtait de temps en temps pour s’adresser à la file d’attente, conseiller les égarés des mauvaises files. « Savez-vous pourquoi vous ne pouvez pas entrer ? », silence, « Maison close ! ». Et il reprenait sa musique comme on envoie des baisers.

Malgré la foule qui s’y pressait, je fus saisie par la puissance de cette peinture, par la vérité des portraits. Il se dégageait de ces scènes de cabarets et de bordels, une profonde humanité, une vie d’une incroyable intensité. Chaque portrait dessinait une identité sans jugement, avec une acuité qui m’étonna d’autant plus que les photos du peintre montraient le petit homme difforme chaussé de mauvais lorgnons. Je diagnostiquais sur le bord d’un verre une myopie sévère. Quelle étrange empathie lui faisait tracer la moue, le froncement fugitif de sourcils, la vivacité des mèches de cheveux avec cette précision ? Habileté d’autant plus étrange que son système nerveux était rongé par une maladie congénitale, par la syphilis, l’alcoolisme et la tuberculose. Quel tressaillement surgissait de son être pour fixer sur la toile une telle connivence avec les acteurs des nuits montmartroises, quel défi ? Sa petite taille donnait aux portraits en pied une grandeur bouleversante. Celui de son cousin, le docteur Tapié de Ceyleran, son compagnon de bamboche, cette « canaille » à la morgue insolente, ne contredisait en rien la compassion du grand médecin devant la misère humaine. Du désespoir ? Non, j’y ai vu plutôt la liberté de ne pas se soumettre à la norme d’une époque corsetée.

Sur le mur des escaliers qui descendaient à l’étage inférieur, une très grande photographie de la chanteuse, Yvette Guilbert. Elle paraissait si simple, elle portait avec un tel naturel les longs gants noirs qui lui montaient jusqu’au-dessus des coudes, son décolleté se découvrait sans provocation. Par quel miracle, Toulouse-Lautrec en avait-il fait ce personnage pointu, haut en couleur, cette sauterelle extravagante, cet emblème du monde de la nuit ? Peut-être parce que le peintre s’y connaissait, lui qui avait vu de l’intérieur l’aristocratie et le peuple de Montmartre, le monde des chevaux de course et celui des chevaux de cirque. Ils se faisaient confiance, jusque dans leurs différences. Je m’attendais à un monde clos et étouffant, j’y ai trouvé un hymne à la vie.

Cependant, lorsque le lendemain, nous avons vu arriver Tom, notre petit-fils, avec son sourire et son enthousiasme de onze ans, les bisous du coucher et les conversations sur l’école et les copains, nous avons respiré un air plus vif. Et lorsque le lendemain matin, après le petit déjeuner et les courses, nous avons joué à l’Autoroute, blagué, perdu ou gagné et que nous avons attendu son père pour une énième galette des rois, loin de la fin du XIXe siècle et de ses bordels, nous avons savouré sa jeunesse pleine d’avenir…

Les chatons.

Je pourrais vous raconter que je connais Gabriel Matzneff par la Byron society et les circonstances qui ont entouré ces rencontres, mais je préfère vous évoquer les chatons de Pierre. J’y reviendrai peut-être plus tard, lorsque l’effervescence médiatique autour de la parution du livre-témoignage de Vanessa Springora sera un peu calmée.

Hier au bistrot, avec Antoine et Nicolle, nous parlions de sujets un peu préoccupants, santé, grève, lorsque Pierre les yeux brillants m’a raconté l’histoire des chatons d’Évian.

Pierre est un Évianais pur souche. Sa famille tenait un restaurant dans la rue principale, elle a été mêlée à la vie de la ville de mille façons. Pierre est un puits d’histoires variées toutes aussi passionnantes les unes que les autres, depuis la vie du lac et des pêcheurs, la construction par son ancêtre d’une barque de Meillerie, les faits de résistance de sa mère et de ses compagnons de lutte. Il partage son temps entre Paris et Évian. Sa maison-atelier domine la ville et le lac. Il est l’auteur d’un magnifique chemin de croix dans l’église d’Évian. Il y a exposé de nombreuses fois et inauguré le Palais Lumière avec une grande rétrospective de son œuvre. Il connait énormément de monde dans une ville qui a vu passer beaucoup de célébrités.

Il évoque souvent sa grand-mère, une femme qui lui a laissé une empreinte indélébile grâce à son réalisme et à son franc parler. Elle tenait la cuisine du restaurant et concoctait des repas traditionnels qui ont formé le fin gastronome du terroir qu’il est aujourd’hui. Elle s’est tranquillement éteinte à plus de quatre-vingt-dix ans, en bonne santé, sans avoir jamais vu un médecin, la main dans celle de son petit-fils.

Il avait une dizaine d’années lorsqu’elle a demandé à son grand-père d’aller noyer une portée de chatons. Aujourd’hui, les cœurs sensibles ne veulent plus tuer les chatons, on préfère les abandonner dans la nature. C’est pourquoi les chats sauvages prolifèrent, une des raisons de la disparition des oiseaux. En particulier, la mairie de Gex est contrainte de faire passer des avertissements dans le bulletin municipal contre ces agissements.

Mais à l’époque, on tuait les chatons, soit en les assommant contre un mur, soit en les noyant, spectacle qui fascinait les enfants. Toujours est-il que le grand-père est parti vers le lac avec les chatons dans un sac de jute solidement ficelé, accompagné par le gamin. En cours de route, il s’est arrêté dans un bistrot pour boire un pastis avec des amis de rencontre. Ils y sont restés un peu plus que nécessaire. Je suis certaine que le petit Pierre ne s’est pas ennuyé, qu’il ne se lassait pas de regarder les lieux, d’écouter les gens et même de participer aux conversations. Aujourd’hui ses tableaux de bistrots sont célèbres, bourrés d’observations puissantes et vivantes. Mais le temps passant, il leur fallait continuer vers le lac pour accomplir cette triste, mais inéluctable besogne.

Mais quand ils sortirent, le sac était vide. Les chatons avaient grignoté la toile de jute et s’étaient échappés. Les deux larrons sont revenus au restaurant familial la tête basse. Quelle ne fut pas leur surprise d’y retrouver les chatons. Pierre ne m’a pas raconté la suite de l’histoire. Ce ne fut probablement qu’un simple sursis, mais l’arrêt dans le bistrot du grand-père avait offert aux chatons une belle et dernière promenade dans les rues de la ville. Et j’ai dit à Pierre que c’était une belle histoire qui méritait d’être notée.

 

Quarantième jour de grève.

 

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Du mal à me mettre au clavier. Quarantième jour de léthargie.

J’ai pu aller à l’atelier durant les deux seuls weekends où la ligne 8 a fonctionné. Essayé deux autres fois par la ligne 1 automatique et les bus, mais le retour m’a dissuadée de recommencer. Une foule harassée, à grand-peine contenue par un service de sécurité débordé, se pressait pour attraper les seuls trains ou RER accessibles vers la banlieue. Sans même parler des valises des airbnb que rien n’arrête, mes vieux os n’y auraient pas résisté.

Paris vit au rythme de la grève. Chacun se débrouille. Une nuée de vélos et de trottinettes roule n’importe où. Un flot de piétons exténués glisse le long des trottoirs, déborde sur la chaussée. Les disputes sont fréquentes.

Au fil des jours, une sorte de résignation s’est pourtant installée. On râle moins, Paris vit désormais au ralenti. Un peu comme si on était en état de siège. Chaque matin, on ouvre l’affichage de la RATP qui décide de la journée. On annule des rendez-vous, on se met en mode de videotravail, on se résigne à perdre cinq heures pour aller et revenir du travail. On obéit à l’adversité. Moins de 10 % de grévistes ? On fait avec.

On est habitué. Les gilets jaunes nous ont habitués. Durant plus d’un an, ils ont bloqué la circulation, manifesté, pour certains cassé mobilier urbain et vitrines. Leurs revendications n’ont jamais suscité d’hostilité évidente. Après tout, ils défendaient leur niveau de vie. Ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Aujourd’hui, c’est pareil. Une poignée de cheminots défend ses prérogatives, une retraite privilégiée par rapport au régime général proposé par le gouvernement. C’est normal. La grève se poursuit et peut se poursuivre longtemps, puisque les réseaux sociaux n’y sont pas clairement opposés. Celle de la RATP n’impacte que Paris et la majorité des Français s’en fiche un peu. Aujourd’hui, plus rien n’est difficile, tout est « compliqué », la situation est donc tout simplement compliquée !

Tellement compliquée, qu’en effet, on n’y comprend rien ! À chaque argument, un contre argument. On s’est habitué aux fake news ; après tout, elles transportent des vérités à leur façon. La confusion règne dans une jouissance généralisée. Qu’importe la dette de l’état, qu’importe qui paye, on veut le beurre et l’argent du beurre. Les véritables pauvres n’ont pas droit à la parole, d’ailleurs on ne la leur donne pas. Qu’ils se contentent de vous faire votre toilette lorsque vous êtes à l’hôpital, de nettoyer vos rues, de manier le marteau-piqueur ou de soigner les bêtes pour votre indispensable beefsteak quotidien. Quant aux femmes, normal qu’elles touchent 20 % en moins de salaire, elles sont rarement conductrices de train. Et Paris végète. Son dynamisme en prend un coup. Les commerces périclitent, les restaurants souffrent, nombreuses sont les faillites. Les théâtres se vident.

La grève a pourtant du bon. Elle contraint le gouvernement à éviter de prendre ses décisions dans l’isolement de l’Élysée ou de l’hôtel Matignon. Elle place certains syndicats devant la nécessité de dialoguer. Par rapport aux gilets jaunes, on sent peut-être le « chacun pour soi » perdre du terrain.

Et puis, Paris se met enfin au vélo… !

 

Métro et Lola Dubini.

L’année commence sous le signe des grèves des transports qui durent depuis plus d’un mois. J’ai pu aller à l’atelier samedi et dimanche, d’ailleurs étonnée de monter dans un métro à peu près vide. Mais aujourd’hui, le programme RATP, métro et bus, promet à nouveau d’infernales bousculades, une ville paralysée par les embouteillages. Comment les travailleurs peuvent-ils supporter tant de fatigue ? Sur Internet très peu de protestations. Mais sur place, à Paris, les relations s’enveniment quelque peu. Les sondages montrent que les Français sont contre la grève, mais approuvent les revendications des cheminots…

Impossible de reprendre le fil de mon travail à l’atelier ! J’ai pignoché, encadré, repris quelques détails, réfléchi sur mes précédents travaux, mais c’est tout ! Je vais continuer les modelages à l’appartement avec l’espoir que Séverine pourra les cuire. Son atelier est à distance à pied. Je finis comme tout le monde par devenir fataliste.

Au retour, hier, j’étais dans le wagon de tête et j’entendais le conducteur discuter derrière la paroi. Cela blaguait et cela riait avec une étrange bonne humeur. Le métro a commencé à accélérer, il prenait les virages à toute allure. Les rails, les roues, les parois, les portes grinçaient de plus en plus. J’ai entendu dire que la descente sous la Seine entre Invalides et Concorde est assez dangereuse, qu’elle reste dans la mémoire de la plupart des conducteurs après leur vie active. Cela riait de plus en plus dans la cabine. La station Invalides fut franchie d’autant plus vite qu’elle était fermée au public. J’ai constaté qu’en cas de problème je me trouvais au premier rang et j’ai confié mon âme à la providence. Les ferrailles ont vibré, hurlé, les rires ont plus que jamais retenti. On a pris le premier virage dans les oreilles, la descente vertigineuse fut un peu amortie par la remontée. Après l’ultime et inquiétant virage sous la place de la Concorde, la rame s’est arrêtée le long du quai comme si de rien n’était. Des employés se sont approchés de la cabine. Saluts, rires, discussions, ils ont fourni au conducteur les affiches à déposer dans les stations pour annoncer les fermetures du lendemain. La notion de service public évolue…

Impossible de prévoir une réunion d’amis le 31 au soir dans le contexte des grèves. Comme c’était à deux pas, nous sommes allés écouter Lola Dubini au café-théâtre du Sentier des Halles, une jeune one woman show dont nous ignorions tout, sauf qu’elle avait une bonne cote sur internet. Une petite boule d’énergie à lunettes, rondelette, fan de Céline Dion, pur produit de YouTube. Nous avions le double de l’âge des plus vieux spectateurs. Nous ne connaissions aucune des chansons que son public lui demandait, mais son dynamisme, sa sincérité, son autodérision furent un réconfort dans le contexte d’une fin d’année morose et d’un début d’année marqué par l’escalade de la violence USA au proche Orient. Nos petits-enfants ont été épatés, même leurs parents ne savaient pas qui était Lola Dubini.

Le 31 janvier 2019

 

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Une année finit, une autre commence. Peut-on en faire un bilan ? Leur liste s’allonge et celles qui me restent à vivre se font plus rares. Peut-on en tirer de la sagesse ?

En tout cas, 2019 se termine, comme la précédente, sous le signe des manifestations et des grèves. On n’y comprend toujours rien, à part le mal-être d’une population qui se sent frustrée. Tout le monde possède un avis sur cette réforme des retraites qui met en ébullition la SNCF et la RATP. Le gouvernement voudrait aligner les régimes spéciaux sur un système à point plus général. Il parait que la réforme qui se voulait juste est en définitive injuste et présage de lendemains misérables. On pense même à la retraite de ceux qui viennent de naître, comme si le monde pourtant déstabilisé par le changement climatique devait rester immuable. Les experts disent le tout et son contraire avec un aplomb qui forcerait presque le respect. Personne ne veut voir ses prérogatives entamées. Au risque de mettre en péril l’existence même des retraites.

Le vieux Badinter interrogé à la télévision s’est contenté de dire qu’il suffisait de voyager pour savoir que la France était le pays le plus verni en la matière. Puis il a cité la phrase du Général De Gaule : « Comment voulez-vous gérer un pays qui possède quatre cents sortes de fromage » ? Il a été à peu près le seul à évoquer le calvaire des travailleurs levés à l’aube pour aller travailler dans des conditions de bousculades infernales.

Il n’y a plus que 7 % de grévistes, mais à Paris tout est bloqué. Les piétons et les vélos font n’importe quoi, les accidents sont fréquents et les urgences des hôpitaux sont débordées. Empêchés de travailler pour la deuxième année consécutive, les commerces sont en péril, mais voilà qui ne semble gêner personne.

Il parait qu’il s’agit d’un soubresaut inhérent à tout changement de société et qu’il est indispensable de laisser faire pour éviter de dangereuses scléroses suivies d’explosions incontrôlables. En attendant, ils nous embêtent et je ne peux plus aller à l’atelier.

Là-dessus s’est greffée l’affaire Gabriel Matzneff, pédophile « assumé », que je connais par la Byron Society. Pourquoi tout d’un coup s’acharne-t-on sur ce vieillard démuni de 83 ans, qui porte encore beau et se pense toujours en « Gatsby le magnifique » ? D’accord, il a abusé de son pouvoir sur des très jeunes filles, en semblant ignorer qu’il les poussait vers des dégâts psychiques irréversibles. Plus encore, il a pratiqué un tourisme sexuel de petits enfants révoltant. Mais ses pratiques revendiquées et pourtant illégales avaient l’aval de la plupart des intellectuels et hommes politiques d’une certaine époque. Jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas été inquiété et continue de publier chez Gallimard ses carnets intimes, dont récemment La jeune Moabite et l’Amante de l’Arsenal. La meute qui se rue sur lui m’évoque parfois un puritanisme assez hypocrite. J’approuve sans réserve la démarche courageuse de Vanessa Springora qui décrit trente ans après avec précision et simplicité les douloureuses conséquences de sa relation amoureuse alors qu’elle venait d’avoir quatorze ans avec un écrivain narcissique assuré de son talent, de son impunité et de sa notoriété. Mais je doute que le monde littéraire soit réellement sensible au sort de ces petites jeunes filles imprudentes et fragiles.  Leur féminité n’a guère de poids par rapport à  la célébrité et à la finance. Espérons tout de même.

 

 

Avant Noël

 

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Le peintre a terminé le salon et l’entrée. Le temps de réaménager les pièces enfin libérées, les enfants et petits-enfants sont arrivés de Grenoble. Leur train avait été annulé à cause de la grève. Ils ont pu en trouver un autre.

Nous sommes allés au théâtre de l’Œuvre voir Le Cercle des illusionnistes. L’histoire des illusionnistes célèbres, Houdin, Houdini, Méliès, le Turc joueur d’échecs et la machine de Vaucanson, une succession de scènes au rythme rapide, astuces de décors sur roulettes, un dynamisme salutaire. Le lendemain Julien est arrivé de Nogent en voiture. Thomas est resté avec ses cousins, Romain, Noé et Marius. Beaucoup d’activités, dont « Le Gréco » pour les parents au Grand Palais, et pour les enfants le Palais de la Découverte.

Hier soir, nous les avons laissés pour aller chez Mathilde qui habite à l’intérieur de l’hôpital de la Pitié dans un logement accolé à la superbe chapelle de la Salpétrière, bâtiment du 17e, vaste escalier avec larges rampes de chêne. Mathilde, environ trente ans, est administratrice de centres de recherche médicale. Elle recevait ses parents, ses sœurs et les conjoints.

Nous avons pris la ligne 1, automatique. Nous sommes sortis à la station gare de Lyon, nous avons traversé la Seine qui scintillait dans la nuit, par le pont Charles De Gaule. Dans les couloirs déserts de la gare d’Austerlitz, un homme nous a dit : « Bonsoir, les amis, il y a grève ! » Comme si nous pouvions l’ignorer ! C’était un raccourci pour rejoindre le boulevard de l’Hôpital que nous avons remonté jusqu’à la Pitié. Des tentes de sans-abris s’alignaient le long du métro aérien, la plupart en mauvais état, rafistolées de partout. Devant quelques-unes, des guirlandes de Noël brillaient d’une lumière touchante. Assis côte à côte, trois hommes regardaient déambuler les marcheurs de la grève et contemplaient la circulation complètement bouchée sur le boulevard. Un homme nous a croisés et nous a lancé : « Joyeux Noël à vous ! »

Nous avons traversé les beaux jardins de l’hôpital et nous sommes arrivés chez Mathilde. Nous étions neuf. Quel plaisir d’entendre tous ces jeunes parler de leurs activités, variées et passionnantes. Plat de résistance, une tourte au saumon faite par Arnaud, l’ami de Mathilde, un rugbyman d’un mètre quatre-vingt-quinze tout en muscle, dessert un gâteau au chocolat et une tarte aux pommes par Camille que j’ai tant aimé dessiner il y a quelques années et toujours aussi jolie.

Le temps a passé comme un éclair, il était presque minuit lorsque nous nous sommes séparés. Caroline et Jean-Michel en taxi, Camille et Antoine à pied et nous avons repris le chemin vers la gare de Lyon dans un Paris archi désert.

Ce soir, c’est pour nous Noël et pour le moment les enfants répètent le spectacle qu’ils vont nous présenter avant le dîner.

Comment ne pas avoir une pensée pour tous ceux qui souffrent dans les hôpitaux ou chez eux, à ceux que la misère a entassés dans les camps de réfugiés, aux victimes des guerres et des attentats, aux solitaires, … et j’en passe de bien tristes ?

 

Soulages au Musée du Louvre.

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Discussion avec Pierre et Antoine au café l’Esplanade. Pierre, lui-même peintre, célèbre au Japon et présent dans les plus grands musées de Tokyo, n’aime pas du tout Soulages qui expose en ce moment au Louvre à l’occasion de sa centième année. Il ne mâche pas ses mots. S’il apprécie au plus haut point les vitraux de l’abbaye de Conques, il juge ses œuvres noires nulles et inexistantes, d’une totale absence d’intérêt. Selon lui, Soulages a trouvé une technique lui épargnant les questions que tout artiste doit se poser, c’est l’œuvre d’un paresseux. Et j’en passe… Il a fini par me prendre à témoin.  Je n’éprouve pas de passion particulière pour ce peintre que j’ai suivi depuis ses premières expositions en France. Jusque là je n’avais rien dit, mais du moment qu’il me demandait mon avis, je me suis lancée :

–  On ne peut pas nier la qualité de la lumière qui surgit de ses noirs, la qualité de leur matière, la force des rythmes dans ses grands formats. Il en a fait une couleur à part entière.

Antoine a pris la parole, avec son accent corse :

– Martine, tu te vois mettre une de ses toiles dans ton entrée ? Ce ne serait pas très gai et tu serais obligée d’allumer une lampe sur le côté pour le voir.

Lui répondre que ce n’est pas une peinture d’appartement ? J’ai préféré me taire, Pierre était vraiment fâché.

Nous avons parlé d’autre chose et la tension a fini par retomber. Au moment de partir, je lui ai dit en riant :

— Et béh, Pierre !  Je ne t’ai pas souvent vu comme ça !

— J’espère que je n’ai pas été  trop pénible !

— Non, pas du tout, un petit coup d’adrénaline ne fait jamais de mal.

Sans réfléchir, il a lancé :

— En effet, ça soulage !

— Comme tu dis !

Et on s’est embrassé en riant.

Le soir même, passait justement à la télévision un documentaire sur Soulages. On le dit simple et accueillant, mais difficile de dire que c’est un petit rigolo, à moins qu’il ne soit pince sans rire. Il a tout juste esquissé un sourire lorsqu’on lui a montré une vidéo d’enfants qui l’encourageaient à continuer dans sa voie et à poursuivre « sa carrière ». Le film était bien fait. Filmé dans son atelier avec son assistant, il parlait de son travail, de son attirance dès l’enfance pour l’abstraction, de la fameuse nuit de janvier, où il a été amené à utiliser exclusivement le noir. Il tenait un discours esthétique, un peu mystique et sidéral, relayé par ses amis et les critiques d’art.

Je m’étonne toujours d’entendre les peintres expliquer le pourquoi du comment, alors que pour ma part, je peins comme dit le poète : « Comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content ». Même si je dois lutter et qu’à chaque fois,  il me faut dépasser un moment où je crois avoir définitivement raté mon travail.

Master class d’Annette Messager à l’école des Beaux-Arts de Paris.

 

« Non, pas d’annulation de la master class d’Annette Messager à l’école des Beaux Arts ! » m’a répondu au téléphone une charmante jeune fille de la galerie Marian Goodman. J’ai traversé le pont des Arts à toute vitesse pour être en avance et trouver de la place. Comme il est étrange de passer le portail d’une école que j’ai fréquentée durant quatre ans dans ma jeunesse ! J’ai montré patte blanche devant le vigile, puis un gardien est sorti d’un préfabriqué qui formait couloir : « Oui, la conférence a bien lieu, dans l’amphithéâtre des Loges ! ». L’École est devenue un blockhaus. De mon temps, on y entrait librement et les Loges accueillaient pour les toutes dernières fois les concurrents du concours de Rome, supprimé après mai 68.

Il fallut laisser les six premiers rangs aux « invités », ce qui eut été impensable à l’époque et l’amphi fut vite bourré à craquer, des étudiants pour la plupart, dont certains prirent place sur les marches.

Annette Messager se fit attendre durant plus d’une demi-heure. Était-elle coincée dans les embouteillages du fait de la grève ? Nous fûmes soulagées de la voir s’asseoir tranquillement à la tribune comme si de rien n’était. Une erreur sur l’horaire annoncé ? Probable, elle ne jugea pas nécessaire de s’excuser. Cheveux bruns, coupés court, mince, boucles d’oreilles scintillantes, tunique élégante noire parsemée de dessins qui ressemblaient à l’œuvre dont on voyait une projection derrière elle. Comme la médiatrice lui posait la sempiternelle question : « Annette Messager, comment êtes-vous devenue artiste ? », ce ne fut pas la réponse qui me frappa, mais plutôt sa voix. Une voix teintée d’harmoniques, précise, musicale et séduisante. Une syntaxe irréprochable, les phrases se développaient, avec incises sans bafouillage, sans ses e-e… qui ponctuent la plupart des discours actuels et qui me vrillent les oreilles, aussi intéressants soient-ils.

De cette enfance à Berck, j’ai retenu qu’elle avait beaucoup aimé Goya, exposé au musée de Lille. Et que son père, architecte, lui avait offert des cours d’art tout en disant au professeur : « Surtout, ne lui apprenez rien, vous la déformeriez. ». Elle avait refusé d’entrer aux Beaux-Arts. « On vous mettait devant des plâtres », la pire des horreurs selon elle. Moi qui ai tant aimé, du bout de mon fusain, tourniquer dans la Vénus de Laborde ou les sculptures du moyen âge, comme une aventure dans un monde exaltant ! Elle n’avait fait qu’un bref passage à l’école des Arts Décoratifs avant de partir faire le tour du monde grâce à une photographie,  » Nulle ! Un pécheur dans la brume… » qui avait obtenu le prix Kodak.

Elle précisa, une fois de plus, sa relation artistique avec son mari, le non moins célèbre plasticien Christian Boltanski. « Nous sommes très indépendants, mais il m’écoute et il me permet souvent de dépasser des moments de blocage.  »  Ils ont chacun leur atelier et évitent d’assister aux événements qui les concernent de part et d’autre.

Je connaissais son parcours, j’avais vu la plupart de ses œuvres dans les expositions – citées sans la moindre fausse modestie et c’était encore un de ses courages – entre autres celle du centre Pompidou en 2007, ainsi que les plus récentes à la galerie Marian Goodman. J’aime la liberté qu’elle s’autorise, cette compulsion de collectionneuse, cette démangeaison de bricolage. Je reconnais en elle ce fourmillement des mains qui la porte à tricoter, coudre, cisailler, dessiner, caresser le papier avec le pinceau. J’aime cet humour transgressif, qui la dirige inexorablement vers des sujets féminins, sexe, utérus, et aujourd’hui la mort. J’ai aimé qu’elle évoque le spécialiste (présent dans la salle) de l’animation de ses installations, quarante moteurs pour certaines. J’aime qu’elle, photographe d’une vérité confondante, nous dise qu’une photo est morte et que la peinture est vivante. J’ai aimé cette promenade dans son œuvre, cette voix de « fumeuse invétérée », j’ai aimé les conseils qu’elle a donnés à la fin aux étudiants présents (elle avait été professeure aux Beaux-Arts de Paris, durant des nombreuses années) :

— Allez dans les musées, allez dans les galeries. Si cela ne vous plaît pas, dites vous : « Il fallait le faire ! » Je sais bien qu’aujourd’hui vous êtes trop nombreux, mais soyez libre, n’ayez pas peur, faites ce qui vous plaît !

Mon trajet est à l’opposé du sien, mais nous avons tant de points communs !

Paris à la veille des grèves.

 

 

À quelle sauce allons-nous être mangés ? Jeudi, grève, reconductible certainement pour trois jours. Mais après ? Une semaine, un mois comme en 95 ? A l’origine de la grève, d’abord la réforme du régime des retraites de la SNCF, ensuite celles de la RATP, et enfin de tout le secteur public, réforme pourtant indispensable si on ne veut pas que le système implose. Bien que nous ayons les impôts les plus élevés d’Europe, l’état vit à crédit et son fonctionnement se délabre. Écoles, hôpitaux, services publics se mettent en grève. Tout le monde réclame de l’argent. Sous la pression des gilets jaunes, le gouvernement a ponctuellement lâché prise, au prix d’une dette augmentée et de nombreux mécontents qui se sont sentis oubliés ou grugés.

Le monde entier semble ne plus tourner rond. Les riches sont de plus en plus riches et le niveau de vie des pauvres ne suit pas. Révoltes. Montée des extrémismes. Pertes de valeurs, nationalismes, tentation du chaos, tout cela amplifié par Internet et les réseaux sociaux. Pendant ce temps, le climat se dérègle. Les dommages sont déjà irréversibles. Que faire ? La peur est mauvaise conseillère, se boucher les yeux, la pire des attitudes. Garder confiance, pas facile. Il le faut pourtant, pour nous-mêmes, pour nos enfants. Chercher des solutions chacun à son niveau, restructurer, éviter de gaspiller, inventer, se recentrer sur l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel ? En tout cas, pas la soif personnelle de richesse et de pouvoir !

En 1995, alors qu’Alain Juppé avait déjà essayé de réformer les retraites, le pays s’était bloqué pendant un mois. J’allais à l’atelier en bateau-mouche. Ils avaient été réquisitionnés par la Mairie de Paris. Dans le froid de décembre, dans le vent et l’humidité ne croyez pas que c’était une partie de plaisir !

Par là-dessus, le film Les Misérables. À Montfermeil, une bêtise d’enfant enflamme la cité. Malentendus et violence policière. Le réalisateur avait auparavant tourné des documentaires sur les rapports entre la police et la population des banlieues. Constat d’incompréhension réciproque, confusion des valeurs, manque d’une autorité acceptable de la part des adultes. S’il y a misère, elle n’est pas financière comme du temps d’Hugo, chaque enfant dispose d’un smartphone, de provenance probablement douteuse, mais dont l’abonnement reste onéreux. Échec de la démocratie ? Regard heureusement tempéré par beaucoup d’humanité. Non, la guerre et la dictature ne sont pas souhaitables…

Dans la solitude de mon atelier, je propose une autre vision du monde. Utopie ?

 

 

La ville et la campagne.

 

Lundi matin.

Nos mini bagages bouclés, nous partons fermer Tougin pour l’hiver. Nous n’y resterons que deux jours.

Hier, en sortant du bistrot où comme presque tous les dimanches j’avais pris un café avec Pierre et Antoine, je suis tombée sur les 10 km de Paris.  Fringants ou exténués, jeunes ou vieux, filiformes ou obèses les coureurs débitaient de la chaussée sous les encouragements d’un public familial, revêtus pour la plupart de tee-shirts rouges. Les organisateurs portaient des gilets jaunes plus pacifiques que ceux de l’année précédente à la même époque.

Comme je ne comprenais rien au parcours, un jeune organisateur m’a tendu l’écran de son smartphone. Il s’étirait sur la rive droite, allant et venant dans tous les sens, comme les contours d’un cheval mal fichu. Au carrefour de la rue Étienne Marcel et de la rue du Louvre, certains coureurs descendus de la Bourse côtoyaient ceux qui remontaient de la Seine. D’un côté, sous les encouragements quelques participants harassés, un homme à gros ventre qui boitait, un vieillard le nez sur le bitume, de l’autre une foule de jeunes filles, écarlates et essoufflées. Les plus rapides étaient déjà passés. Sur les dossards leur nombre dépassait 12 000.

La veille, quand j’ai pris le métro pour me rendre à l’atelier, une manifestation bloquait les Grands boulevards. Une marche contre les violences faites aux femmes. Un flot ininterrompu criait des slogans entre les trottoirs encombrés de touristes et de badauds. 45 000 participants,  m’a-t-on dit. De l’agitation, du monde, et beaucoup de boucan !

Plus tard…

La gare de Lyon bourrée par des retards de train, puis le TGV un peu plus tranquille, enfin le car pour Gex, nous sommes arrivés à Tougin. Le Jura déroule ses crêtes, désertes et enneigées au-dessus de nos têtes. Il n’y a pas âme qui vive dans l’impasse. Les feuilles de la vigne vierge jonchent le jardin ensommeillé. La maison a vécu sans nous. On entend juste le chuchotement de la ventilation. J’ai tout de même joué un peu de piano. Puis j’ai laissé le silence reprendre possession de la maison.

Ça change de Paris !