Au calme à Tougin depuis hier, je dois faire un effort pour me replonger dans le Paris agité de la semaine dernière.

Claudine nous avait invités au salon Offprint, pour la vente exposition d’un Alphabet de son mari Olivier O Olivier, peintre et dessinateur de grand talent, décédé depuis maintenant dix ans. Elle nous avait raconté avec sa vivacité coutumière comment l’organisateur l’avait sollicitée pour publier cet inédit sous la forme d’un savoureux petit livre. Les circonstances en avaient été spontanées. Elle s’attendait à une présentation originale.

En effet ! Déjà, dans le métro nous avons été happés par une foule de jeunes de toutes les couleurs de peau et de vêtements, crêtes de coq touffues, rires explosifs, qui profitaient joyeusement du samedi. À la station Belleville, comme nous cherchions un plan du quartier, Claudine qui sortait de la rame nous a hélés. Elle nous a dirigés d’un pas ferme le long du boulevard. Nous avons tourné sur la gauche dans une petite rue qui montait au loin vers les hauteurs de Belleville. Elle était encombrée par un groupe de jeunes occupés à jouer au football. Un ballon a bondi devant nous. Le trottoir était bouché par des supporters enthousiastes, l’un d’entre eux a probablement surpris de l’inquiétude dans mon regard, car il s’est écrié :

— Laissez passer ! Laissez passer !

Joignant le geste à la parole, il nous a tracé un chemin sous les ovations. J’entendis derrière moi :

— Laissez passer tonton !

Il s’agissait de Gilles. Et j’ai pensé à François Mitterrand. C’était tellement plus gentil que « pépé » !

Nous nous sommes enfilés sous un porche qui conduisait à une courette bariolée de tags. Au bout d’une allée pavée bordée d’anciens ateliers d’artisans, nous sommes entrés dans un vaste entrepôt converti en espace culturel. Sur des tables, une masse de petits livres d’artiste tous plus inventifs les uns que les autres étaient proposés par leurs auteurs, lesquels jeunes et rieurs débordaient de vitalité. Mon regard s’est posé un instant sur une jeune fille. Cheveux orange dressés sur la tête, peau laiteuse et lèvres écarlates, anneaux comme des soucoupes dans les oreilles, vêtue de blanc de la tête aux pieds, elle me fixait de ses yeux bleus saphir bordés de noir comme si j’étais un animal étrange.

Nous avons dévalisé le stand d’Olivier pendant que Claudine discutait avec l’organisateur du salon, la quarantaine décidée. La salle se remplissait d’un public enthousiaste. Mais nous devions rentrer rapidement pour un rendez-vous visio.

En sortant, j’ai pensé à l’énorme travail que nécessite ce genre de livres. Leur conception, la mise en page, le dessin, la couleur, l’impression demandent une énergie hors du commun pour un bénéfice financier presque nul. J’ai pensé à cette réflexion de Claudine, laquelle a dirigé plusieurs galeries en vue : « J’éprouve une grande affection pour les artistes et pour leur œuvre. C’est pour moi à chaque fois un miracle ! »

 Le lendemain, nous avons pris le train pour Tougin. À Bellegarde, pas de car ! Nous avions oublié en achetant les billets que c’était dimanche. Il nous fallait poireauter deux heures ! Nous avons cherché à déjeuner dans une ville désertée par le repos dominical. Au complet, une pizzeria nous a envoyés avec notre valise à roulettes vers des collègues un peu plus bas dans la pente. Nous avons poussé la porte d’Il Destino, tout un programme !

— Vous aviez réservé ?

Nous nous étions déjà résolus à patienter le ventre vide dans la salle d’attente de la gare, lorsque le patron débarrassa une grande table ronde de ses couverts en excès. Le lieu fleurait bon l’Italie, accent, photos de la tour de Pise et du Colisée. Écartant la rubrique pizza à la vue d’une croûte un peu trop abondante sur le plateau d’un serveur, nous avons machinalement commandé des pâtes. Aux ceps pour Gilles, aux morilles pour moi, tout de même ! Quand nous avons vu arriver dans l’assiette de nos voisins des écrevisses à la sauce Nantua, c’était trop tard…

C’est ainsi que les deux heures à poireauter filèrent agréablement. Autour de nous, des tablées de trois générations, des couples de retraités, des jeunes ménages réunis après avoir laissé les enfants aux grands-parents, un chiot qui mâchouillait l’écharpe de sa maîtresse à son insu, la famille des gérants du restaurant attablée après le coup de feu. Les coiffures n’étaient pas celles de Paris, les conversations non plus, il y aurait tellement à raconter !

Mais j’ai dépassé la longueur habituelle de ces chroniques et je ne peux pas m’attarder davantage. Je veux juste ajouter qu’une végétation rousse recouvrait le bas de la montagne lorsque nous avons enfin pu rouler vers Tougin.