Attentats (suite)
Comme il est difficile de transcrire a postériori des impressions qui ont évolué au fil des jours, allant de la stupeur, à l’effroi, puis à la fatalité ou à la révolte !
Ce fut la stupeur qui domina se soir-là. Une sorte de sidération qui laissa peu de place à l’empathie ou à la pitié. Il fallut du temps pour que la compassion s’y glisse, que les questions surgissent. Sur le moment, ce fut comme si la foudre était tombée à deux pas de nous, qu’un destin imprévisible, et implacable avait frappé Paris, sans autre réalité que la voix du journaliste et le bruit des secours..
Les journalistes, sur ce ton que rien n’altère sauf la volonté de capter l’attention, nous apprirent qu’une prise d’otage était en cours au Bataclan, un peu plus loin sur le boulevard Richard Lenoir. Ce nom nous disait vaguement quelque chose. Boite de nuit ? Modeste salle de spectacle comme il y en a beaucoup dans le quartier ? Nous finîmes par savoir qu’elle contenait plus de mille amateurs de rock.
Habitués au schéma classique des attentats précédents, nous n’avons pas pensé que les agresseurs pouvaient se faire sauter. Les forces de police allaient intervenir. Fallait-il simplement attendre chez Stéphane la fin de la prise d’otage ? Des explosions avaient été entendues au Stade de France, une information circulait que les Halles avaient également été attaquées. Opérations concertées ! Gilles préféra rentrer au plus vite.
Il réserva une autolib et après des adieux déconnectés de la réalité, précipités par un événement trop difficile à concevoir, nous avons franchi la porte. Il ne s’agissait plus d’un journal visé pour outrage à Mahomet, mais d’une attaque aveugle contre des Parisiens qui s’amusaient en toute innocence. Nous nous sommes quittés, désorientés. J’ai appuyé de nouveau sur la sonnette. Stéphane a rouvert la porte !
— Dommage, on aurait pu terminer la soirée au Bataclan !
Plaisanterie qui les fit sourire, un peu jaune tout de même, comme une résistance au tragique de la situation.
Et nous avons roulé vers le quai dans le silence du moteur électrique. La circulation se limitait à une noria d’ambulances s’engageant sur le pont d’Austerlitz. Rue de Rivoli, nous avons laissé le passage à des voitures de police. Avancée fantomatique durant laquelle tout pouvait arriver. Un calme étrange régnait sur la ville.
Le quartier des Halles était désert. Nous avons pu regagner notre appartement sans encombre. Vous dire la suite relève de l’impossible. Nous avons ouvert la télévision, appris que le nombre des victimes évoluait de trente à une centaine. Des événements se déroulaient à l’intérieur du Bataclan. En direct, on voyait des gens cherchant à fuir, qui courraient et tombaient sur le sol d’une ruelle. Une personne suspendue à une fenêtre par les mains, prête à se fracasser sur le trottoir était miraculeusement saisie par d’autres mains et remontée dans ce qui semblait être un enfer.
La télévision transporte avec elle un sentiment d’irréalité qui ôte jusqu’à la formulation des événements. La passivité du téléspectateur amplifie la paralysie qui peut vous envahir dans l’effroi. Elle s’accompagne d’une curiosité à laquelle il est difficile de résister, surtout lorsque les images en boucle flattent la perversité de nos regards.
Le nombre de morts tombait comme un score de match et je pensais aux blessés négligés par cette macabre énumération. Ma compassion ou ma pitié ne trouvait pas d’ancrage dans les informations concernant une contre offensive des forces du raid. On aurait voulu savoir, on ne savait rien. Et je suis allée me coucher.
C’est le lendemain que nous avons pris la mesure de l’horreur, des rafales de kalachnikov, des ceintures d’explosifs, des chairs déchiquetées, de l’attente de la mort à plat ventre sous les cadavres, du hurlement des blessés, du sang et des débris humains aux terrasses de café. Comment était-il possible que des jeunes tuent d’autres jeunes jusqu’à se détruire eux-mêmes en hurlant de joie. Fanatisme ? Drogue ? Celle-ci, souvent évoquée par les témoins, pupilles dilatées et rictus, ne fut pas retrouvée par la suite dans les restes des kamikazes.
Le lendemain vers 14 h, je venais à pied du Pont-Neuf et je m’apprêtais à traverser le quai de la Monnaie à peu près désert, lorsque je vis foncer vers moi une petite voiture noire, toutes fenêtres fermées, d’où surgissait une musique arabe à toute puissance. Il émanait de cette petite voiture à l’immatriculation étrangère un sentiment de triomphe que j’aurai pu qualifier d’enfantin. On aurait pu penser à des cris de victoire après un match de foot ou de rugby, si de cette petite voiture, de ses fenêtres teintées et fermées n’avait suinté le rire de la mort.