La guerre en Ukraine se poursuit de plus en plus sauvage, en particulier à Marioupol affamée, privée d’eau. Les Russes encerclent Kiev.

J’ai attrapé le Covid et c’est la tête enfarinée que je viens vers vous.

Je ne me souviens plus très bien de la semaine écoulée, si ce n’est que je prenais mille précautions pour ne pas être contaminée par Gilles. Raté !

Mercredi, je suis allée au musée Carnavalet écouter une conférence de JMH sur le Paris d’Anna de Noailles, à l’occasion de l’exposition sur Marcel Proust. Il m’avait gentiment invité et j’ai ainsi eu le plaisir d’échanger quelques mots avec la princesse de Brancovan, descendante du frère de la poétesse évianaise. Pourquoi ai-je oublié de lui demander si elle avait un lien avec Pupetières en Dauphiné, où j’ai vu un superbe portrait d’Hélène, la sœur d’Anna, une très belle femme également ?

Vendredi, alors que Gilles ne pouvait plus transmettre le virus, nous avons pu accueillir Caroline et Jean-Michel, les heureux grands-parents d’une petite Gabrielle toute nouvelle née. Leur fille Mathilde, administratrice d’hôpital et de recherche médicale, habite dans un vaste bâtiment adjacent à la chapelle de la Salpétrière. Ils venaient de Grenoble pour faire la connaissance du bébé. Ils y ont passé toute l’après-midi.

Samedi, ils nous ont invités à déjeuner au Bouillon Chartier. Un lieu mythique, classé monument historique, intact depuis son ouverture en 1896. A l’origine, exceptionnellement bon marché, ce restaurant resté populaire, attire aussi les touristes astucieux. Il propose une cuisine savoureuse de terroir dans le genre tripoux ou blanquette de veau. Les garçons en gilets noirs et tabliers blancs y servent deux mille six cents repas par jour, nous a dit l’un d’eux. Nous l’avions surtout choisi pour sa grande hauteur sous plafond, précaution Covid. Il a vu passer des tas d’écrivains et d’artistes fauchés, pour certains désormais célèbres. Haut lieu parisien, souvent évoqué dans les romans, dans les films. Je ne me sentais pas très bien, mais ils n’avaient pas voulu rater l’occasion. Nous avons naturellement trinqué à Gabrielle.

Ils sont repartis dimanche matin. Nous avions pris des places pour Les Chaises de Ionesco au théâtre de Poche-Montparnasse pour la séance de l’après-midi. Hésitations. La pharmacie de la rue Montorgueil était ouverte et j’ai pu m’autotester : j’étais négative.

Nous ne voulions pas laisser passer ce spectacle, mis en scène par Stéphanie Tesson, assistée d’Émilie Chevrillon, spécialiste de Ionesco, qui dirige l’atelier théâtre Lobtusobtus. Nous avions déjà repoussé une fois. C’est sous un parapluie que nous avons émergé du métro, très en avance. Un café au bar, et la porte du sous-sol s’est ouverte. J’ai mis mon masque FFP2.

Je m’attendais à du Ionesco sans queue ni tête. Je fus séduite par l’efficacité et la cohérence de la mise en scène, l’exceptionnel réalisme du jeu des acteurs. Au lever du rideau, deux vieillards isolés sur une île se préparent à recevoir des invités pour une conférence fictive. À chaque arrivée fictive, la vieille apporte une chaise, le vieux accueille les arrivants avec des commentaires variés. Ils font les questions et les réponses. Les chaises s’installent de plus en plus vite. Avec elles, un sentiment d’absurdité, de philosophie et de poésie se met en place.

L’arrivée du colonel fut suivie d’un noir et d’un silence. J’ai soudain été prise de toux et d’éternuements incoercibles. L’horreur ! J’ai fermé la bouche, plongé le nez dans mes mains et cherché une issue. Pour mieux voir, je m’étais placée sur une chaise haute au dernier rang. Sans bruit, je me suis glissée devant l’éclairagiste, en lui faisant un petit signe, j’ai poussé un rideau, une porte, j’ai grimpé un escalier et je me suis retrouvée, à moitié étouffée, dans le hall du théâtre où la jeune femme de l’accueil m’a proposé un verre d’eau.

— Buvez par petites gorgées, m’a dit un jeune homme à la table d’à côté, ce sera plus efficace.

Ma gorge s’étant un peu calmée, je vis les lèvres du jeune homme bouger.

— Vous répétez un texte ? lui ai-je demandé.

Il hocha la tête.

— Lequel ? Sans indiscrétion.

— Le philosophe.

— …  ?

Il me montra le Bourgeois gentilhomme dans un classique Garnier.

— C’est amusant ! Je l’ai vu il y trois mois au Ranelagh…

— C’était bien ?

— Oui, très bien, très vivant.

Il connaissait la troupe, une troupe spécialisée dans le théâtre de cape et d’épée.

— Mais le philosophe était un peu rasoir !

Il me dit, sur le ton de la confidence :

— Il est prévu que je crache mes dents une à une, puis le dentier tout entier.

Il le mima. Il était charmant. Il avait l’air tellement heureux.

— Comédien, c’est un métier passionnant ! Mais difficile.

— C’est sûr, mais vous savez, aujourd’hui tous les métiers sont durs !

Je ne voulais pas rater la fin. Il m’a fait descendre par un escalier en colimaçon et a éclairé mes pas, jusqu’à ce que je retrouve la mienne de chaise. Je lui ai fait un signe de remerciement.

Et l’Orateur est apparu à l’entrée, en chair et en os. Vêtu de noir, chapeauté, moustachu, inexpressif et silencieux.

L’espace était couvert des chaises vides, mais on aurait cru qu’elles étaient occupées, tant les comédiens leur offraient de vie. Les vêtements rouges des vieux et les chaises rouges sur le fond noir des murs renforçaient le rythme de leurs sollicitations. L’Orateur monta sur l’estrade et les vieux tombèrent par les fenêtres.

Il fit quelques mouvements de bouche, comme s’il s’efforçait de sortir des sons, il battit un peu des mains, dessinant quelques signes dans l’air et demeura muet. Enfin, il laissa lentement tomber les bras et demeura figé.

Noir.

En sortant, je me suis excusée auprès de l’éclairagiste. Il me rassura. Je le félicitais sur la qualité du spectacle. Il me répondit :

— En effet, ça déménage !

Allusion au chambardement des chaises. Une prouesse pour Catherine Salviat, 75 ans, par ailleurs sociétaire de la Comédie française.

Le texte était magnifique et j’ai regretté d’en avoir perdu une partie, nous l’avons commandé à la Fnac. Nous nous sommes réjouis d’avoir pu voir un si beau spectacle.

Quand nous sommes rentrés, la barrette de l’autotest, avec deux heures de retard, indiquait que j’étais positive !