Comme toujours à la traîne par rapport au groupe, je me sentis tirée par la veste. Un étudiant m’incita à me glisser derrière la porte que nous franchissions. Entre deux casiers, il tira un carton à dessin. Comme s’il dévoilait le diable ou le saint sacrement, il me montra des fusains sur papier léger. Ils étaient inspirés de l’expressionnisme allemand de Beckmann. Je n’eus que quelques secondes pour les regarder, l’étudiant referma vivement le carton et me fit signe de rejoindre le groupe. J’avais pensé qu’il me demandait des magazines occidentaux. Il n’en était rien. Le jeune homme au visage tourmenté revendiquait son identité allemande, sa liberté de s’exprimer librement. Avec le recul, je devine qu’on lui aurait pardonné de détenir les fameuses revues, mais qu’il risquait beaucoup plus à revendiquer sa résistance à l’idéologie soviétique. À cette époque, la Stasi, de triste mémoire, enfermait, torturait et éliminait pour moins que ça. Il m’arrive de repenser à mon inconscience quant aux déterminations de la RDA et au courage de ce garçon. Je demeure cependant assez fière de lui avoir ouvert, par mon regard et sans le vouloir, une petite fenêtre dans l’univers quasi carcéral de son école. Aujourd’hui que le rideau de fer est tombé, que les deux Allemagne sont réunies, se souvient-il de cette rencontre ?
Comment ne pas évoquer la présence permanente de l’armée russe, ses défilés constants de camions dans les rues ? Ils faisaient davantage penser à une armée d’occupation qu’à une coopération militaire librement consentie. Le regard des passants niait les uniformes, me rappelant notre propre attitude à l’égard de l’armée allemande pendant la guerre. Pourtant la volonté soviétique me semblait plus lourdement déterminée, la menace moins discernable et peut-être plus incontournable.
(à suivre)
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