Sous l’égide de l’administrateur du Domaine, n’importe qui peut les deuxièmes mardis et vendredis de chaque mois venir déclamer par cœur des poésies ou des textes littéraires dans le jardin du Palais-Royal.
J’ai déjà raconté comment nous avions eu connaissance de ces séances le soir de la Journée du patrimoine et comment désormais nous y venons aussi souvent que possible. Malgré le froid, nous y avons retrouvé cet hiver Laurence Garnier l’organisatrice et quelques habitués sous le péristyle Montpensier derrière la Comédie française. Des chaises et des couvertures y sont mises à disposition.
Mardi dernier, nous avons même bénéficié d’un micro et d’un amplificateur de son. Il est vrai que les enfants qui jouent dans les colonnes de Buren couvraient parfois la voix des récitants intimidés.
Laurence Garnier commence toujours par cette phrase de Diderot, en prenant une petite liberté avec l’heure, qui passe de cinq à six :
Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les six heures du soir me promener au Palais-Royal.
Ce mardi, elle nous présenta un nouveau venu :
— Anatol est acteur et chanteur, il joue à la Comédie Française. Il est russe.
L’homme, soixante-dix ans, boucles argentées, beau, grand et mince en imposait. Un rien d’inquiétude plana sur la quinzaine d’amateurs présents ce jour-là. Difficile de faire le poids. Mais la règle veut que tout le monde soit accueilli à égalité, sans autre sélection que de réciter par cœur et de ne pas lire ses propres textes. Il rectifia :
— Russe d’Ukraine.
Devant notre étonnement, il précisa mezza voce :
— Je possède les deux cultures. Je suis né en Ukraine et j’ai vécu à Moscou.
D’une voix de basse profonde, avec ces roulements qui nous évoquent inévitablement la littérature russe, la musique russe, le cinéma russe, les discours de Lénine. Il annonça un poème d’une russe dont le nom n’en finissait plus : Anna Iourievna Smirnova, née Betoulinskïa (par la suite, retrouvé dans Internet…) Son discours s’est étiré pendant de longues minutes. Il en ressortait qu’il l’avait plus ou moins connue. Il ne nous épargna aucun détail sur cette ancienne danseuse des Ballets russes, engagée comme cantinière au QG des Forces françaises libres en 1941. Elle avait composé dans ces circonstances une musique et des paroles sur une chanson folklorique russe. Traduite et remaniée par Joseph Kessel et Maurice Druon, ce fut le Chant des Partisans, sifflé deux fois par jour sur la BBC dans le but de contrer le brouillage ennemi, devenu l’hymne de la Résistance française.
Oui, le propos était intéressant, mais un fort accent nuisait à son entendement. Il s’y ajoutait des cérémonies commémoratives, des rencontres et des dîners qui n’avaient pas grand-chose de commun avec les récitations de poèmes qui nous réunissaient. L’organisatrice ne savait pas comment l’arrêter. Il finit par dire :
— Je peux vous réciter un de ses poèmes en russe ou en français.
Un peu groggy, nous n’avons pas su quoi répondre. Il opta pour le français.
Ce fut plus que jamais des roulements musicaux, des r, des ts, des voyelles lancées comme des cris dans les bois de bouleaux et tout naturellement nous avons approuvé, lorsque deux ou trois poésies plus tard, il a proposé du Pouchkine en russe. Moi qui aime tant lire Pouchkine, du moins dans sa traduction, qui apprécie tant sa simplicité d’écriture, son efficacité, je n’avais pas réalisé à quel point il était possible d’y imprégner autant d’âme russe.
Par un détour habile, Laurence Grenier finit par tendre le micro aux autres participants. Comme on se lance à l’eau après une averse, Gilles et moi avons proposé une poésie d’Aragon célébrant la Saint-Valentin, choisie parmi les plus courtes en raison de nos faibles mémoires.
Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin, minuit, midi
…
Nous dormirons ensemble
Nous nous sommes empiégés dans le texte, mais nous avons eu quelque succès.
Et les textes ont défilé, sensibles, exprimant la personnalité de chacun, dont des paragraphes de l’écrivain Colette sur les animaux.
— … À la demande du conservateur. Elle a vécu au Palais-Royal, a dit Leyla.
Derrière les chaises, un jeune homme d’une petite quarantaine d’années, coiffure et tenue de bureaucrate, nous regardait avec la plus grande attention. Laurence a fini par lui dire :
— Vous passiez par là ?
Il a acquiescé d’un signe de tête.
— Vous voulez peut-être réciter quelque chose ?
Après une seconde d’hésitation, avec un sourire qui demandait notre indulgence, il a saisi le micro tendu.
Comment était-ce possible… ?
(à suivre)
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