Après un printemps pourri, à part quelques rares orages accompagnés de pluies diluviennes, trois semaines de soleil presque sans interruption, trois semaines de baignades, de promenades dans la montagne, de siestes pendant la chaleur de l’après-midi, de nuits fraîches, trois semaines qu’on n’espérait plus, persuadés que l’anticyclone des Açores avait fait ses valises et qu’il faudrait des décennies et peut-être même des millénaires avant de retrouver des étés satisfaisants.
Balades en Provence, dans la vallée de Chamonix, mais surtout maison remplie d’enfants et de petits-enfants. Visite de mon frère Yves, déambulations pour lui montrer les trésors des environs, entre autres l’arrivée druidique au sommet du mont Mourex, la montée de la Faucille et la pyramide inoubliable du Mont Blanc, pendant que Gilles jouait au Festival d’Argenton le rôle de Tirésias des Bacchantes, avec un certain succès, m’a-t-on dit.
Il y a deux jours, un orage sans vent a détraqué le temps, accompagné d’éclairs incessants qui illuminaient la montagne et dont on parlait hier encore dans la queue du supermarché. Le tonnerre a claqué en déchirures impressionnantes, comme si le ciel hurlait sa détermination de ne pas nous laisser croire à un éternel azur. Dans sa détresse, une abeille affolée qui s’était réfugiée sous mes draps ne songea pas à me piquer.
Et maintenant il pleut, une pluie fine, bienvenue, qui ne va pas durer d’après la météo. Et j’ai fait le tour de mon petit jardin dont les roses s’épanouissent d’aise, les agapanthes dressent des tiges raffermies par la fraîcheur et l’humidité. Les buissons, les arbres semblent frétiller, enchantés d’un bien-être que mes arrosages du soir ne satisfont pas complètement.
Soudain, qu’aperçois-je au milieu d’une allée ? Un énorme escargot, un escargot comme vous n’en avez peut-être jamais croisé durant votre vie. À lui seul il aurait occupé deux places des petites alvéoles prévues pour recevoir leurs coquilles dans un restaurant de Bourgogne. Son corps strié et brun comme le tronc d’un vieux chêne suscitait le respect. Ses cornes surmontées d’yeux dont les pupilles me fixaient avec témérité se courbaient lentement, sûres d’elles. Il avait hiberné plusieurs années dans la rudesse de nos climats continentaux, il avait résisté à des sécheresses, à des déluges. De toute évidence, il avait acquis le droit de vivre… Sauf, hélas pour lui, qu’un monstre de cette espèce avait toutes les chances d’achever notre massif de hostas, déjà réduit à l’état de dentelle.
Peu de temps auparavant, j’avais discuté de ce délicat problème avec mon voisin, Denis Ch. Notre commun travail de peintre, méditations plein la tête, lui à embellir les murs et les volets, moi à recouvrir toiles et papiers de dessins et de couleurs, a fait naître au fil des ans une connivence tissée d’estime, de questions rarement résolues. Je lui avais évoqué les dégâts causés par les limaces et j’avais fini par lui avouer que j’en ramassais parfois des dizaines dans un bocal de confiture et que je les laissais s’asphyxier, les achevant par une exposition au soleil des plus radicales. J’avais ajouté, en pensant davantage à la bouillie nauséabonde qui en résultait qu’à la cruauté de ce traitement :
– Cela me dégoûte !
Il avait laissé s’installer un silence empreint du respect que suscitent chez les gens de bonne compagnie les problèmes insolubles, puis dans un sourire, il avait dit, presque en s’excusant :
– Chaque mois, je ramasse un seau de limaces et d’escargots dans mon jardin.
Voyant que j’attendais la suite, il me confia mezza voce avec son accent chantant :
– Je les transporte dans la vignette. Ensuite, c’est l’affaire des hérissons.
Et il continua, un rien facétieux :
– La nature fait son travail.
J’avais tiré un coup de chapeau devant l’élégance d’une démarche d’autant plus courageuse que la vignette n’est pas tout près.
En dessous de l’alignement de nos maisons, une zone humide plantée de peupliers est traversée par un chemin de terre souvent boueux longeant un terrain en friche sur lequel avait autrefois poussé une de ces vignes maigrichonnes qui fournissaient la « piquette » consommée coupée d’eau, « pour tuer les microbes ». Le chemin de la vignette a quelque chose de primitif, d’un peu inquiétant. J’imaginais le combat des hérissons et des escargots dans le fouillis des herbes folles.
J’enfermais l’énorme escargot dans un grand bocal de confiture et j’attendis d’avoir le courage d’aller jusqu’à la vignette, espérant qu’il aurait suffisamment d’air pour survivre quelques heures.
Et je repris ma peinture. Une pause me ramena dans le jardin devant le bocal. On ne peut pas dire que l’animal appréciait la situation, il avait cherché à s’échapper en grimpant sur le couvercle. Mon regard fut alors attiré par une sorte de gros caillou qui semblait bouger sur le gravier. Un autre escargot plus énorme encore que le précédent rampait vers la table ! Incroyable ! J’aurai pu croire à un vieux couple si je n’avais pas su que les escargots sont hermaphrodites. Comme je l’attrapais entre le pouce et l’index, il ne fit même pas mine de rentrer dans sa coquille. Il était digne de faire la connaissance de son semblable !
Je l’introduisis dans le bocal avec le sentiment qu’il ne fallait plus tarder tant ils étaient petitement logés. Avant de partir, je fis le tour du jardin et ramassais au passage un escargot de la taille de ceux qu’on mange habituellement. Il avait l’air minuscule à côté des deux autres. C’était peut-être leur fils.
Je me suis munie d’un parapluie, dont je n’ai pas eu l’utilité, et je me suis trempé les sandales dans le chemin de la vignette. Le point de vue inhabituel sous les maisons de l’impasse me fit songer qu’il n’est pas indispensable de faire des kilomètres pour être dépaysé. Après avoir observé les fenêtres, les terrasses qui donnent sur la pente, j’ai ouvert mon bocal. Quand je l’ai secoué, les deux gros escargots ont tout de suite lâché prise, mais le petit s’est accroché, gluant de la bave et des excréments des autres. Je l’ai saisi avec une feuille de platane et je l’ai balancé dans le fouillis des buissons.
Hérissons ou pas hérissons, leur nouvel espace de vie n’avait rien de commun avec notre petit jardin civilisé. Je leur ai souhaité bonne chance et j’ai remonté le chemin de la vignette, un peu inquiète d’avoir à m’expliquer avec les habitants des maisons à l’entrée. J’ai seulement entendu une mère demander à ses enfants qui jouaient dans un jardin de s’essuyer les pieds avant de rentrer et je suis revenue chez moi, devoir accompli. J’ai passé le bocal sous le jet et l’ai posé au pied du rosier grimpant.
Vous le croirez ou non, ce matin, un troisième non moins gigantesque gastéropode tourniquait autour de la table comme s’il recherchait ses congénères. Le temps du petit déjeuner, je l’ai trouvé à côté du bocal le tâtant de ses pédoncules. Le temps que j’appelle Gilles, il avait disparu. Je me demande si je ne lui laisserai pas manger les hostas…