Une rencontre au café Le Balto sur la place Jacques Callot, avec Gilles, Xiaoli, Tim et Barbara. Cette place m’avait rappelé le Rougevin, une fête estudiantine de l’époque des Beaux-Arts. J’avais évoqué une effervescence inconnue de nos jours, ne résistant pas à en citer quelques détails.
— Tu devrais en faire une chronique, avait dit Tim.
Dans le monde d’aujourd’hui abreuvé d’horreurs, de scènes de guerre, de famines, de catastrophes climatiques, de candidats à l’exil noyés par milliers dans les eaux de la Méditerranée, le sujet me paraissait bien futile, et tout à fait potache.
Curieusement, au fil du temps ce mot de potache prit dans mon esprit un aspect moins péjoratif. Après tout, pourquoi ne pas consigner une manifestation inenvisageable de nos jours ? Tim Frisk (le traducteur de ses lignes en alternance avec Barbara Walker) spécialiste universitaire américain de la littérature française et espagnole a vécu en Chine. Il porte un regard intéressant et critique sur les innovations culturelles trompétées par les médias. Voici donc ce qui reste de mes souvenirs du Rougevin.
Cette course de chars tenait son nom d’un concours annuel d’architecture créé en 1889 par Auguste Rougevin. Depuis cette date, pour fêter son rendu, le quartier latin voyait chaque mois de juin s’ébranler une nuée d’étudiants depuis les Beaux-Arts jusqu’au Panthéon
Des semaines auparavant, cinq ou six chars destinés à défendre l’honneur des ateliers d’architecture étaient confectionnés en contrebas du quai Malaquais au bord de la Seine, entre la passerelle des Arts et le Pont Neuf. Sur un thème prévu à l’avance, les crocodiles par exemple, thème qui resta dans les mémoires, les étudiants rivalisaient d’imagination et d’humour, encouragés par la fanfare des Beaux-Arts. À grand renfort de mâts, de bouts de bois, de matériaux de récupération, de pots de peinture bon marché, ils échafaudaient des figures énormes et grotesques dont le résultat très différent des corsos de carnaval s’apparentait plutôt à ce qu’on nomme aujourd’hui de l’« art contemporain », bien qu’il n’y entrât pas la moindre ambition artistique ou philosophique, le but étant seulement d’attirer l’attention. Et vous devinez sans peine ce qui pouvait attirer le regard dans les temps prudes de l’avant-mai 68.
Leurs créations prenaient forme devant les yeux rigolards des mariniers encore très présents sur les berges de la Seine à cette époque. Depuis des décennies, les péniches qui passaient sur le fleuve se devaient de saluer les activités des étudiants par de longs hurlements de sirène et ceux-ci se devaient d’y répondre en baissant leur culotte et en montrant leur derrière.
Or il se trouve qu’à cette époque, de Gaulle était au pouvoir de la nation, et sa femme, que tout le monde appelait tante Yvonne, aux rênes de la bienséance. Cette femme charmante par ailleurs, d’une patience d’ange pour avoir supporté toute son existence le caractère autoritaire de son grand homme, avait obtenu, cette année-là, peut-être par compensation, l’interdiction des éléments rituels de cette manifestation. On imagine l’ordre amusé donné à la préfecture de police par le général que sa fonction militaire avait certainement familiarisé avec la paillardise.
Afin d’éviter toute publicité, la préfecture de police ne lançait le feu vert que le matin même de la course. Dès l’annonce, les chars tirés et poussés par les étudiants grimpaient la rampe du quai pour aller s’aligner dans la cour d’honneur de la rue Bonaparte. L’atelier tout entier, plusieurs dizaines d’étudiants n’étaient pas de trop pour mouvoir chacun de ces lourds plateaux non motorisés. Cette année de 1966, une commission défila donc pour inspecter leur conformité aux bonnes mœurs. Après en avoir approuvé la décence, elle apposa son sceau sur le papier administratif et s’en partit vers d’autres lieux soupçonnés d’impudeur. Aussitôt disparue, avec des hurlements de joie, au son des fanfares en liesse, les étudiants tirèrent sur les drisses attachées aux mâts, et en déployèrent les fameux éléments plus turgescents et colorés que jamais.
En fin d’après-midi, les chars s’ébranlaient et passaient un à un le portail de la rue Bonaparte. Spectacle étrange que cette bouche vomissant des amoncellements de tissus, de cartons, de cordes torsadées, d’étudiants costumés et grimés jouant de la trompette et battant tambour dans le vacarme des pétards qui annonçaient le début de la fête.
Pour atteindre la ligne de départ de la course située à l’intersection du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, il leur fallait franchir quelques centaines de mètres dans des rues étroites. Ces monstres qui frôlaient le quatrième étage des immeubles avaient été conçus au centimètre près pour passer entre les lampadaires, mais un peu de gite suffisaient à déjouer les calculs des futurs architectes. D’astucieuses manœuvres grâce à des haubans tirés depuis les trottoirs dégageaient les accrochages intempestifs, immobilisant le cortège pendant de longues minutes.
L’angle droit de la rue des Beaux-Arts et de la rue de Seine était particulièrement difficile à négocier. Le bouche à oreille avait peu à peu rempli les rues de badauds hilares qui criaient des conseils farfelus. Dans la rue de Seine, désormais encombrée d’une foule encerclant les plateaux à les toucher, on ne voyait plus à la nuit tombante que les mâts et leurs attributs éclairés par la succession des lampadaires. Un jeune avait grimpé sur le réverbère de la place Jacques Callot afin de ne rien perdre du spectacle. Une fanfare devant le café La Palette entraînait la danse des étudiants qui précédait les chars, rythmant le dynamisme de leurs pousseurs.
Durant la matinée, la préfecture de police avait procédé à l’enlèvement des voitures en stationnement le long du trajet. Un vaste périmètre d’interdiction de circuler avait été installé en fin d’après-midi depuis Saint-Michel jusqu’au Panthéon, de Cluny à Saint-Germain des Prés, de sorte que le cortège déboulait à l’Odéon sur un boulevard désert. Les chars s’y déployaient à petite allure, les étudiants économisant leurs forces pour la course. Ils franchissaient derrière une rangée de cars de police la centaine de mètres qui les séparaient du boulevard Saint-Michel. Encore un virage à angle droit et les chars s’immobilisaient côte à côte sur la ligne de départ. Un silence étrange avait pris possession du Quartier Latin après qu’une trentaine d’étudiants se furent positionnés autour de chaque char dont l’unique occupant cramponné à un volant rudimentaire paraissait bien petit. Un commandant de police, l’oreille collée à son talky-walky attendait les ordres de sa hiérarchie. La foule s’était figée sur les trottoirs et les minutes passaient.
Enfin, sur un signe du commandant, la barrière de cars s’ouvrait par le milieu comme une porte à deux battants. Alors s’élevait une sorte de cri primal. La totalité des participants et des innombrables spectateurs comme un souffle géant expirait le signal du départ, mettant en branle d’abord doucement, ensuite frénétiquement la course des chars surmontés de leurs figures grotesques.
L’exercice mettait la préfecture sur les dents. Un accroc dans le parallélisme des trajectoires et c’était l’écrasement inévitable de plusieurs pousseurs. Au milieu des cris et des encouragements, il fallait aux pilotes des nerfs d’acier pour conserver une direction que la pente du boulevard rendait difficile à maintenir. La montagne Sainte-Geneviève n’a pas usurpé son nom.
Heureusement, l’esprit de compétition allié à la puissance des centaines de mollets n’en faisait qu’une bouchée. Les chars remontaient le boulevard Saint-Michel au pas de course, juste un peu ralentis devant la place de la Sorbonne par les internes de la préparatoire scientifique du lycée Saint-Louis. Agglutinés aux fenêtres, les élèves les arrosaient copieusement, leur jetaient des projectiles accompagnés d’injures. Cette tradition exigeait de la part des étudiants-architectes des réparties bien senties, préparées à l’avance. Ils ne s’en privaient pas, le nez vers le sol et la sueur au front. Juvénile combat entre l’art et la science ! Une fois franchi cet obstacle, les chars devaient affronter un péril qui chaque année abandonnait des épaves sur la chaussée, le virage devant la fontaine Médicis.
À toute allure, les chars tournaient sur la gauche pour prendre la rue Soufflot, la voie triomphale qui menait à la ligne d’arrivée devant la majestueuse façade du Panthéon. Une impitoyable sélection avait déjà fait son ouvrage et c’est en ordre dispersé qu’on les voyait en général se jeter sur la gauche. Des étudiants cramponnés aux haubans tentaient en courant de maintenir des ornements qui penchaient à se rompre, tressautaient, chancelaient et dont le mouvement suggestif aurait pu horrifier Yvonne de Gaulle, si la conscience du devoir accompli ne l’avait gardée à l’Élysée, tricotant dans son salon, fenêtres ouvertes sur un jardin bruissant d’oiseaux que le printemps mettait en émoi.
Mais il arrivait que deux chars se fissent une bataille titanesque pour prendre le virage à la corde. Malgré les recommandations expresses de la préfecture de police, ils se frôlaient, s’accrochaient et lorsqu’ils étaient parvenus à éviter les embûches des débris abandonnés par leurs prédécesseurs, s’arrachaient victorieusement à ce fatal duel, pour courir plus ardents que jamais vers la ligne d’arrivée. D’autres fois encore des grappes de chars s’enchevêtraient permettant aux retardataires de les dépasser. Devant la fontaine Médicis, la liesse des spectateurs atteignait son comble.
Sur la place du Panthéon, des camions de pompiers les attendaient en grand nombre. Il est vrai que la course leur était dédiée, ayant trouvé son origine à la fin du XIX siècle dans une chanson à leur honneur.
Un casque est une coiffure
Qui sied à leur figure
Un casque de pompier
Ça fait presque guerrier
Ça leur donne des airs d’vainqueurs
Qui siéent pas mal à leur valeur
Sous ce casque brillant
Ils ont l’air épatant vraiment
Zim la boum la boum la la lère
Zim la boum la boum tra la la
Zim la boum la boum la la lère
Zim la boum la boum tra la la
La la la la la la.
L’arrivée en trombe des chars dans les encouragements de la foule en liesse et les hurlements essoufflés des vainqueurs se déroulait sous leurs yeux attentifs. Les policiers avaient au préalable disposé des barrières de sécurité pour isoler la place du public, ce qui n’empêchait pas de nombreux jeunes de sauter par-dessus avec une légèreté qui faisait plaisir à voir.
Les chars fêtés au fur et à mesure de leur arrivée par la fanfare en délire s’entassaient glorieusement sur le parvis de l’ancienne basilique Sainte-Geneviève, aujourd’hui Panthéon, édifice laïc où reposent les personnages les plus illustres de la nation française : écrivains comme Voltaire et Rousseau en passant par le grand Victor Hugo, des hommes politiques comme Jean Jaurès ou le résistant Jean Moulin qu’André Malraux futur locataire célébra du temps des derniers Rougevin avec des accents lyriques qui firent tressaillir la ville entière, ou encore Sophie Berthelot et Marie Curie, les seules femmes jusqu’à présent à y être admises et beaucoup d’autres aux mérites plus ou moins célébrés ou oubliés.
Une fois le palmarès dûment noté, authentifié, cosigné par les massiers (représentants élus des ateliers), proclamé, applaudi ou hué, la fanfare laissait la place au silence. Commençait alors une cérémonie qui s’est imprimée à jamais dans la mémoire de tous ceux qui y ont assisté.
Les cars de police se reculaient le long des ailes du bâtiment et les camions de pompiers lances à incendies dans les mains encerclaient les chars dans une attente qui semblait suspendre, lampadaires éteints, le ciel de Paris au-dessus de nos têtes.
Alors qu’on n’y croyait plus, comme une petite souris à peine visible, un étudiant muni d’une torche s’approchait en courant de l’amoncellement de bois, de cartons, de papier et de filasse et y mettait le feu.
Les flammes distribuées en différents endroits vacillaient, hésitaient, se répandaient de place en place, jusqu’à envahir des pans entiers d’ornements. Elles avaient déjà gagné du terrain, dévoré des structures en bois avec des jaillissements d’étincelles lorsqu’on vit cette année-là dans la lumière rougeoyante un étudiant sauter sur un char, gravir une estrade, grimper sur une mince plateforme et pisser sur le feu. Défi ou arrogance d’une jeunesse indifférente au danger, désir de faire rire ou de faire peur ? L’assistance se partagea entre les applaudissements et l’effroi. À l’instant où un mât s’abattait dans la braise, la mince silhouette sombre sembla se décrocher comme un fruit mûr, puis léger comme l’écureuil, contournant les embrasements, sauta sur le pavé en levant les bras avec des accents de triomphe.
Mais on ne voyait déjà plus que les flammes voltigeant au-dessus du brasier, comme un rideau rouge et mouvant devant la façade du Panthéon. On n’entendait plus que le crépitement des bois qui explosaient. Des papiers en feu s’élançaient dans le ciel, dansaient et disparaissaient dans l’obscurité. Les membres virils se tordaient et s’étiraient dans un jaillissement d’étincelles avant de s’effondrer lentement comme en planant sur les restes indistincts des chars dont les pneus avaient commencé à s’embraser.
Et dans cette nuit de printemps, dans cette nuit parisienne, alors que la chaleur de l’incendie nous prenait à la gorge, que le souffle infernal du brasier vibrait dans nos oreilles, c’est ébahis, perplexes et admiratifs que nous lisions au-dessus de la fournaise, ses mots inscrits dans la pierre du temple républicain, spectacle ubuesque et sérieux à la fois, inoubliable :
« A nos grands hommes, la patrie reconnaissante »
L’année suivante, en 67, la course fut définitivement interdite. Certains mirent en cause madame de Gaulle, qui n’y était pour rien. Durant la préparation des chars, les étudiants fabriquaient d’énormes pétards avec des tubes en carton remplis de poudre noire, qu’ils faisaient ensuite exploser en l’air. Un étudiant qui avait repris ses études après vingt-sept mois de guerre en Algérie avait remplacé le carton par un cylindre métallique trouvé sur un chantier. Il fut grièvement blessé par un éclat. Ses camarades ayant cru à une blague tardèrent à appeler les secours. Quand ils réalisèrent la gravité de la situation, il était mort,
On peut penser que la préfecture de police ne regretta pas cette manifestation plutôt confidentielle, mais à haut risque. Aujourd’hui avec Facebook, on frémit à la pensée des rassemblements et des réactions que provoquerait une cavalcade de ce genre. L’année suivante, dans ce même quartier, se déroulèrent les événements de mai 68. Pavés arrachés, barricades érigées, voitures incendiées, bombes lacrymogènes lancées par des policiers casqués, protégés par des boucliers. La révolte des étudiants chassa définitivement le souvenir du Rougevin.
Cependant, oui, Tim, je crois que tu avais raison ! Je me devais de tirer le gargantuesque Rougevin de l’oubli et d’en faire partager la mémoire potache, ne serait-ce que pour évoquer une insouciance qui a animé de nombreuses générations d’étudiants, en dépit des guerres et des accidents de l’histoire, et qui leur a souvent permis d’affronter l’avenir avec hardiesse.