Il y a quelques années, le ministère de la Défense s’est regroupé à Balard, à la limite de Paris, dans de nouveaux bâtiments construits en hexagone à l’image du pentagone US. Très vite, la ligne 8 du métro, la mienne,  s’est retrouvée saturée chaque soir.

Peindre est fatigant. Je travaille debout, j’avance, je recule des centaines de fois, je vais et viens pour recharger ma palette, prendre un chiffon. Avant de partir, je dois revisser à fond mes tubes de peinture pour qu’ils ne sèchent pas, nettoyer mes pinceaux, les savonner pour qu’ils conservent leur souplesse. J’ai à peine le courage d’enfiler mon manteau que je me retrouve compressée dans une foule, les jambes en marmelade, le nez dans une chevelure ébouriffée, mon sac comme seul rempart aux coudes envahissants.

 Pourtant j’aime cet entourage et ce retour commun après une journée de travail. J’aime côtoyer ces jeunes ou moins jeunes, j’aime entendre leurs conversations, j’aime leur patience. Je me vois souvent proposer une place assise. Je remercie d’un « Comme c’est gentil ! ». J’aime le regard discret et modeste en réponse à mon sourire. Ils me nourrissent de leur vitalité et j’imagine des retours à la maison, les retrouvailles avec le conjoint et les enfants, le dîner à préparer, les devoirs à surveiller. Je devine des amours, des ruptures, des tendresses, des scènes de joies ou de disputes, la vie, la vraie vie ! Avec des hauts et des bas, la plupart du temps courageusement assumés.

Pourtant, ces dernières années, la foule est devenue trop dense et j’ai cherché une alternative à mon atelier. J’ai même pensé m’installer à Tougin toute l’année, ce qui présentait des avantages à bien des  égards. Mais j’apprécie trop Paris, la vie de ses rues, les rencontres qu’on y fait, les événements inattendus qui agrémentent des semaines toujours différentes.

Au début de l’année dernière, le métro est devenu plus problématique encore. On parlait d’un mystérieux virus se transmettant par voie respiratoire. On entendait des toux inquiétantes dans la foule compressée et personne ne possédait de masque. Je me suis efforcée de tourner le dos à mes voisins, de diriger mon nez contre la vitre de la porte du fond. Puis j’ai rusé, j’ai pris la ligne 10, moins encombrée, je suis descendue à Odéon et j’ai traversé la Seine et les Halles à pied, une aventure quotidienne exténuante.

À la mi-mars, ce fut le confinement général. On sortait de chez soi pour une promenade limitée à une heure. Plus d’atelier, donc. J’en ai profité pour modeler des petites céramiques à la maison. Je dois avouer que le printemps et le soleil aidant, je n’ai pas vraiment souffert. Notre âge étant le plus menacé, il fallait faire attention aux facteurs de contagion, c’était le gros de nos préoccupations. Et je pensais aux travailleurs du métro, contraints de rester chez eux, pour beaucoup moins bien logés que nous, à la difficulté de vivre avec des enfants bridés dans leur vitalité.

En juin, le confinement s’est desserré. Enfants à l’école, télétravail, attestation d’entreprise pour s’éloigner de chez soi, j’ai pu reprendre le métro. Quel changement ! Je ne l’avais jamais connu aussi vide. Quel plaisir de pouvoir s’asseoir à distance les uns des autres ! Les autobus ne bouchonnaient plus aux portes de Paris, finies les attentes interminables dans les abribus qui n’abritent de rien. Et le mois de juin a passé dans une certaine allégresse, d’autant plus que les terrasses de café ayant rouvert, on pouvait s’y retrouver entre amis, masques sur le nez. Nous sommes partis en juillet pour Tougin sans l’impression d’avoir à fuir Paris.

Le retour de septembre se fit sans histoire, les employés du ministère toujours en télétravail.

Le reconfinement de novembre n’a pas non plus ramené la foule des travailleurs dans les transports en commun, malgré le couvre-feu de 18 heures. Depuis, vaccinée, je savoure sans retenue mes retours confortables. Je m’assieds de préférence à côté de la porte. À chaque station, avec sérénité, je sens l’air s’engouffrer dans la rame et balayer les miasmes. Depuis quelque temps, on voit revenir des touristes, des jeunes qui ne prennent pas toujours les précautions nécessaires, mais pas suffisamment nombreux pour encombrer la ligne 8.

Comment ne pas penser à la sagesse populaire : À quelque chose malheur est bon ? En tous cas, pour moi et pour le moment ! Touchons du bois, et n’oublions de nous laver ensuite les mains au gel hydroalcoolique.