Bizarre ! Je cite généralement mes livres en cours, comme si une fois lus, ils avaient déjà migré pour une sorte de digestion dans un monde intérieur qui ne peut plus tout à fait se dire, désormais destinés à faire partie intégrante de ma vie, sans que je puisse distinguer précisément ce qu’ils m’ont apporté ou examiner l’empreinte en creux de ce que j’ai refusé de garder. Si j’écris parfois des notes de lecture, elles me servent surtout à améliorer l’attention que je vais porter aux suivants.

Il en est de même pour les photos de mes œuvres. Elles apparaissent ici à l’état d’élaboration, comme des témoins d’étapes que les superpositions sur la toile vont plus ou moins recouvrir, et pourtant aussi nécessaires les unes que les autres. Premières affirmations, hésitations, allers et retour, légèreté ou densification. Une façon de décrire la vie qui accompagne les pinceaux et les couleurs sur la toile. La même chose pour les céramiques et leurs étapes successives.

Nous avons tous les deux reçu la deuxième injection cette semaine. Dans quelques jours, nous n’aurons plus à craindre d’approcher amis et inconnus. Il va falloir reprendre confiance. Ce ne sera pas immédiat. Nous avons pris l’habitude du mètre de distance, sorte de zone interdite passée dans les réflexes. Même entre proches, quelques alertes comme une toux, une grippe, ou même un soupçon de cas contact nous ont malgré nous marqués plus ou moins durablement. Y aura-t-il un retour aux nombreuses et peut-être excessives embrassades qui présidaient aux rencontres avant la pandémie ?

Un retour graduel va-t-il nous amener à retrouver nos anciennes habitudes comme si rien ne s’était passé ? Certains évoquent les débordements des années folles après les millions de morts de la grippe espagnole. Ils prévoient un relâchement fulgurant, des foules en liesse, corps contre corps, une frénésie de spectacles et de danse. L’avenir le dira. Les événements ne se répètent jamais à l’identique, d’autant plus que la Covid pour le moment ne semble pas s’éteindre spontanément comme son illustre ancêtre de 1918.

Je m’amuse à penser au genre qui accompagne le mot Covid depuis le début de l’épidémie. Il évoquait le coronavirus, un mot masculin. Ce fut « le » covid. Co-Vi-D. pour Corona-virus-disease. Las, le d, de disease a fait frémir les puristes en raison de sa traduction, maladie, mot féminin. Bien que le mot anglais soit neutre et qu’on ne l’ait pas remplacé pour autant par celui de Covim, ou Covig, pour maladie ou grippe, l’Académie Française a décidé qu’il fallait désormais dire « la Covid », « la » maladie que provoque le coronavirus. La grippe Covid. Une lutte d’influence entre les deux genres s’en est suivie. Dire la Covid était plus chic, mais un peu pédant, une résistance du côté du Covid argumentait d’un droit d’usage. La presse et la télévision ont pratiqué une valse-hésitation. Les plus grands épidémiologistes utilisaient plutôt le masculin, certains présentateurs osaient le féminin. En tant qu’usagers, nous étions un peu gênés d’avoir à prendre position. Depuis quelque temps, le féminin fait une percée fulgurante. Il semble que le masculin ait pris une dérouillée, dire le Covid sera bientôt tout à fait inapproprié. Un bel exemple de la vie des mots… !

En sortant du cours de théâtre, j’ai traversé la Seine par le Pont Neuf et l’épidémie semblait avoir pris du plomb dans l’aile, même si le nombre de contaminations augmente dangereusement. Probablement à l’annonce des vaccinations, une détente anticipait sa déroute. Un jeune homme tout de jaune poussin vêtu, veste et pantalon de velours, gilet satiné, dansait dans un des arrondis du pont. Un chapeau sur la tête, il lançait bras et jambes aussi haut que possible, drôlatique pantin désarticulé, filmé par un ami. Le temps de sortir mon smartphone, tous les deux regardaient la prise de vue probablement destinée à Youtube. Je n’ai pas osé leur demander de recommencer. j’aurais dû.