Une fois de plus réfléchir à ce qu’on doit apporter à Tougin, remplir les clés USB. Je range l’atelier, je réunis les couleurs, aquarelles, huiles, papiers, tout le nécessaire pour deux mois, avec comme d’habitude, l’impression d’oublier quelque chose.
Et comme d’habitude, après la nostalgie de devoir quitter Paris, s’installe le désir de retrouver les montagnes, le lac, un air plus respirable, des nuits fraîches, mon village, mes voisins, les petits soucis du jardin, les repas dehors et surtout de me retrouver pour un temps loin des ambitions de la grande ville, près de la réalité du temps qui passe et de la relativité de la nature humaine au contact d’une nature qui ne trompe pas
C’est ainsi qu’hier, nous sommes allés voir la performance de Lina Lapelytè, « The Mutes » au centre Lafayette Anticipations. J’ignorais l’existence de cette fondation au cœur du Marais et encore plus celle de la performeuse, jeune lauréate du Lion d’or de la biennale de Venise de 1919, une ancienne violoniste. Célia venait d’y trouver du travail et je voulais en profiter avant de partir pour faire un plongeon dans le monde sophistiqué de l’art contemporain qu’elle affectionne et que je comprends mal.
Le dimanche avait rempli les rues d’une foule de touristes, mais c’est dans une rue presque déserte que nous avons fini par trouver ce « lieu » comme on désigne aujourd’hui les espaces culturels, un ancien entrepôt des énormes chapeaux vendus au BHV à la belle époque. Entièrement remanié par un architecte international, aéré, sobre, c’est un exemple des nouveaux musées construits à prix d’or, dont les matériaux de verre, de métal gris et de ciment lissé font penser aux abbayes cisterciennes. Une perfection que je juge toujours un peu intimidante.
Nous avons été reçus par la « médiatrice », le nom donné aux guides de ces expositions dont il faut expliquer le pourquoi du comment. Ravissante, souriante, elle s’est lancée pour nous deux, seuls participants à la visite, dans un discours d’où émergeaient des mots comme « performeurs, chanter faux, ortie, inconfort ». En effet, nous entendions des psalmodies disgracieuses provenant d’une ingénieuse plate-forme mobile au-dessus de nos têtes, accompagnées de grincements, sons classiques dans ce genre d’endroit. Elle nous donna un livret explicatif.
La performeuse avait fait un casting pour sélectionner les voix les plus fausses possible, comédiens ou monsieur et madame Tout-le-Monde.
— Je crois que j’aurais eu mes chances, lui ai-je confié.
Elle mit quelques secondes à comprendre et se risqua à un sourire timide.
— La performeuse voulait montrer qu’on peut chanter faux, contredire l’harmonie, montrer la valeur de la dissonance.
Moi qui aime tant l’harmonie !
— Pour insister sur la valeur de ce qui dérange, elle a installé des orties, vous allez voir… et aussi des bancs inconfortables…
— …Elle veut prouver que tout le monde ne chante pas juste, qu’il y a de la place pour les gens qui chantent faux, qu’il y a de la place pour l’inconfort… qu’on peut même y trouver une certaine valeur.
Ah bon ! Pourquoi pas ?
— La performance dure quarante minutes, mais vous pouvez rester le temps que vous voulez. Nous discuterons en redescendant.
Nous avons grimpé les marches et nous sommes retrouvés dans l’univers figé des performances, ce cérémonial sacralisé qui laisse le public immobile et sans voix. Il y avait là une vingtaine de personnes. Nous avons tourné autour de plantations d’orties, nous nous sommes assis sur des bancs qui rayaient les fesses. Des performeurs déambulaient dans une chorégraphie d’évidence réglée au cordeau, le nez en l’air, mornes, le regard dans le vide. Ils s’arrêtaient de temps en temps devant un micro et sur un ton faux et monocorde récitaient des textes exprimant des malaises variés, incommunicabilité, espoirs déçus, etc. Quand ils se sont réunis une bonne dizaine en groupe choral désaccordé, il ne restait plus sur les bancs que trois pelés et quatre tondus.
De retour au rez-de-chaussée, nous avons poliment commenté la performance avec la médiatrice un peu inquiète de nos réactions, puis nous avons bu un verre avec Célia, aussi impeccable et policée que le lieu. Au bar, la jeune fille (également jolie) nous a avoué qu’elle avait les oreilles en compote en fin de semaine. Pour une performance nommée « Les Muets » ! La conceptrice (la trentaine, élégante et belle) est apparue à la porte, mais elle ne s’est pas présentée.
Nous nous sommes arrêtés pour dîner derrière le Centre Pompidou sur une terrasse d’un boui-boui un peu moins bondé que les autres. Quel plaisir ce fut d’entendre rire de bon cœur la petite serveuse noire, tresses en bataille, et en partant nous lancer avec un sourire lumineux, d’une voix claire et musicale :
— J’espère que ça vous a plu ? Bonne soirée et bonnes vacances !
Par la suite, j’ai pensé à la chanson de Boris Vian : Fais-moi mal, Johnny, qui se termine par :
Maintenant, j’ai des bleus plein les fesses
Et plus jamais je ne dirai :
Fais-moi mal, Johnny, …
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