Je pourrais vous raconter notre périple : aéroport de Cointrin, Lyon, Vienne, Grenoble, Albertville, Saint Jorioz et retour. Surtout, j’aurais pu vous évoquer la cérémonie suivie de la réunion de famille après le décès de mon beau-frère Roger. Il s’est éteint tranquillement dans son Ephad à 93 ans, il n’avait plus sa tête. Gilles et moi, représentions sa génération au milieu d’un flot de jeunes et de moins jeunes. Le temps s’écoule. Comme nous sommes peu de chose ! Soirée triste, mais très chaleureuse. Deux journées très chargées.

Je me demande pourquoi je préfère vous évoquer la jeune fille solitaire que nous avons croisée de nombreuses fois lors de nos baignades à Versoix ces deux derniers mois.

Une très belle fille, vingt-cinq ans, environ, bronzée, un corps superbe et musclé, des cheveux châtains un peu frisés coupés en dessous des oreilles, une tête ronde plutôt petite sur un cou long et souple, costumes de bains, blousons et coupe-vent coûteux. Difficile de ne pas la remarquer. Mais, ce genre de fille n’étant pas rare dans ce port suisse, point d’attache de bateaux luxueux, nous ne lui prêtions pas véritablement attention. Jusqu’au moment où nous avons compris à la voir à la même place tous les matins assise sur le mur de la jetée que c’était peut-être une routarde.

Un matin, son short un peu gris et poussiéreux nous avait alertés. Aurait-elle dormi sur place ? Mais le jour suivant, on l’avait retrouvée impeccable, adossée au tableau de bord de la grue à bateau. Elle ne regardait personne, ne cherchant pas le contact. Seule au milieu des marins, seule et indifférente à tout, sauf au lac. Elle ne semblait pas remarquer notre présence quotidienne à vingt mètres d’elle. Un jour, pourtant, elle s’approcha et s’assit devant nous, jambes pendantes sur la jetée. Elle sembla observer le manège des canards. Y voyant une petite marque d’intérêt, je lui lançai un « au revoir » très audible, avec l’espoir d’engager une conversation, elle ne sembla pas entendre. Était-elle sourde ?

Un matin, une résistance connectée à la boite technique du port était plongée à côté de ses affaires dans une casserole, technologie dernier cri. Dans l’eau bouillonnante cuisait un petit pâtisson. Où avait-elle trouvé ce joli et étrange emblème végétarien ? Des épis de maïs, à côté, manifestement ramassés dans un champ attendaient leur tour. Nous avons alors pensé à Aly Bland, le fils de Sally et Roger, qui avait vécu dehors toute une saison à Santa Barbara, en Californie, pour prouver qu’on pouvait survivre en milieu urbain, sans dépenser le moindre sou. Il avait fait le récit de cette expérience dans un site internet spécialisé.

Le lendemain, on a vu la coquille vide du pâtisson et les épis à moitié mangés.

Encore un autre jour, la bise soufflant trop, nous n’avons pas pu nous baigner. Alors qu’avant de repartir nous admirions dans le vent, confondus par la beauté de la saison finissante, la surface agitée du lac, ses couleurs d’un bleu intense, nous l’avons aperçue, nageant, chahutée par les vagues, solitaire à un kilomètre de la rive.

En repartant, avant d’arriver sur la plate forme technique où les grands bateaux s’apprêtaient à affronter les éléments dans le bruit des haubans, j’ai vu sur le parapet à côté de ses vêtements un cahier épais dont les bords se retournaient d’avoir été trop souvent ouverts. Une hésitation, j’ai pris le cahier. Sur les lignes horizontales, il n’y avait rien d’écrit. J’ai tourné les pages. Seule la première page était couverte de cette écriture très large, non cursive qui caractérise les pays anglo-saxons et peut-être nordiques. Je n’ai pas cherché à savoir de quelle langue il s’agissait. Quand je l’ai refermé, j’ai vu que je n’étais pas la seule à me poser des questions sur cette jeune fille solitaire. A côté de la grue, plusieurs « voileux » me fixaient avec des regards interrogateurs. J’ai cru bon de ne pas réagir, peut-être pour ne pas profiter de son absence.

Un autre jour, elle tapotait  sur un écran plat, de grande taille, dernière génération, sûrement coûteux.

Ces derniers jours, elle avait disparu. Plus aucune ne trace d’elle sur le muret. L’école avait redémarré dans le canton de Genève ; elle était peut-être professeure dans le lycée international du Léman.

Mais hier, après notre dernier bain (délicieux), nous sommes allés déguster une glace à l’autre bout du port. Au retour vers le parking, Gilles me dit :

— Je crois bien que j’ai vu ta jeune fille !

Et il précisa, avec discrétion :

— Juste derrière nous !

Je me retourne. Elle était installée sur un banc, sur la pelouse. Elle regardait le lac et les bateaux en mangeant une pomme, son sac à dos et une bouteille d’eau à ses côtés. Elle portait un curieux bonnet, bandeau sur le front.

Plus encore que sur la jetée, sa solitude posait mille questions. Sans espoir de réponse.