Des orages ont accompagné nos derniers jours à Tougin, surtout le soir. J’aime l’éclair et le claquement du tonnerre qui les annoncent, la pluie ruisselant sur les velux, le vent qui tord les arbres. J’aime le vacarme qui secoue le village et le ronronnement lorsqu’ils s’éloignent.

Nous avons nettoyé et rangé la maison. De plus en plus difficile avec l’âge. Des gestes autrefois automatiques demandent des efforts. Il faut tenir compte de la fatigue, se réserver des plages de repos, programmer les allers et venues, compter ses pas. On a rentré dans le remise les tables et les chaises du jardin. La sécheresse de l’été avait stoppé la végétation, elle a laissé la place à une exceptionnelle poussée de mauvaises herbes. On verra plus tard. Les enfants du village étaient retournés à l’école, pour nous la saison se terminait. C’est fatigués qu’après quelques heures dans le TGV, nous avons débarqué gare de Lyon et traîné nos valises jusqu’à l’appartement.

Dans la nuit, les terrasses de café vibraient de rires et de conversations, la ville palpitait, si différente du silence et du calme de Tougin. Défaire ses valises, c’est déjà prendre pied dans un nouveau quotidien. J’ai dormi presque tout le jour suivant, rencontré Maria qui m’a donné les nouvelles du quartier, le décès d’un voisin, celui de la fleuriste, déjà évoquée dans ces chroniques :

— Son mari n’avait plus de courage. La boutique est fermée. Je crois qu’il ne la rouvrira pas.

Ils vendaient les plus belles fleurs de Paris et ils étaient si gentils !

Dimanche, nous sommes allés à Gif-sur-Yvette en RER, pour les cinquante ans de mariage de Monique et Patrice. Soleil et déluge.

Des retrouvailles, des rencontres discrètement émouvantes. J’ai connu Monique à Nernier alors que nous avions 10 ans et depuis nous ne nous sommes pas perdues de vue. Sa sœur Véronique a épousé mon frère Hervé. On s’est retrouvé avec ces derniers, Éric, leur frère du Valromey et son épouse (cf ; chronique de juillet) autour d’une table. Nous avons beaucoup parlé de Nernier. Comme nous étions heureux de nous revoir !

Des enfants grisonnants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants qui couraient dans tous les sens. Le temps a passé depuis nos dix ans, j’ai toujours du mal à m’y faire ! Qu’il est difficile de se savoir mortel !

Parmi nous, se trouvait pourtant un Immortel. Philosophe, le beau-frère de Patrice est membre de l’Académie Française. Et justement, Gilles avait lu cet été un livre qui le citait souvent. Ce fut un sujet de conversation en or. Une fois encore, la surprise de constater la simplicité des plus grands ! Descartes au centre d’une discussion qui nous avait accompagnés durant plusieurs jours. Jean-Luc Marion a très vite embrayé sur le fait que Descartes a introduit la philosophie moderne et influencé par la suite tous les philosophes qu’ils soient ou non d’accord avec lui. Après le repas, il est venu s’asseoir à côté de moi et nous avons blagué. Il est frontalier de la Suisse côté Doubs et nous avons évoqué la disparité de ses cantons. Selon lui, Genève n’est pas vraiment la Suisse. Dans l’après-midi, il s’est installé dans un fauteuil et il a dormi. Dormi ? À mon avis, pas seulement ! De temps en temps, il levait une paupière. Il est probable qu’il en profitait pour réfléchir à son livre en cours.

Ce fut une belle après-midi. Une après-midi de fidélité et aussi de retrouvailles.

Au moment de partir, j’ai rappelé à Monique qu’elle nous avait demandé d’apprendre une fable de La Fontaine. Elle a tout de suite sonné le branle-bas. La femme de l’académicien, une littéraire, s’est empressée de réciter L’animal dans la lune, un très beau texte écrit pour Louis XIV, un plaidoyer contre la guerre :

Pendant qu’un philosophe assure que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,

Un autre Philosophe jure qu’ils ne nous ont jamais trompés.

Tous les deux ont raison…

La paix fait nos souhaits et non pas nos soupirs

Et qui se termine par :

O peuple trop heureux quand la paix reviendra-t-elle

Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?

La guerre, sujet d’autant plus sensible que l’intendance de la journée avait été confiée à une Ukrainienne de Kharson, chimiste dans son pays, dont le mari était au front.

Une petite fille a lu Le corbeau et le renard. Gilles et moi avions appris durant l’été Les poissons et le cormoran, Le chat, la belette et le petit lapin. On s’est bien amusé. Nous avons épaté les plus jeunes par notre mémoire (nous y avions consacré du temps !).

Au retour, je me suis aperçue dans le RER que j’avais oublié mon parapluie à la gare de Gif. Quelle horreur ! C’était un parapluie qu’Ève avait acheté au Musée d’Art moderne de New York. Il représentait un tableau de Hopper et j’y tenais beaucoup. Descendus à la Hacquinière, nous sommes retournés à Gif. Le parapluie nous attendait sous l’auvent. Ouf ! Le matin, j’avais hésité à le prendre, mais j’avais laissé mon petit pliant à Tougin.