Le temps passe, les cloches de Notre-Dame des Victoires sonnent.

Que reste-t-il de nos années ?…

Mardi dernier nous avons déjeuné à Lozère chez des amis de toujours. Le confinement et des ennuis de santé nous avaient éloignés durant plusieurs années.

Une foule patientait sur le quai du RER à Châtelet. Le panneau d’affichage annonçait du retard. Mais plus le temps passait, plus les horaires se brouillaient. Au bout de vingt minutes, on nous a annoncé de la perturbation sur la ligne B. en raison d’un accident grave de voyageur au Stade de France. Traduisez : suicide.

Il y a quelques années j’aurais eu une pensée émue pour le pauvre bougre et les malheurs qui l’avaient amené à se séparer d’une vie pourtant unique et précieuse. Désormais, l’événement se produisant à intervalles de plus en plus rapprochés et la mienne commençant à se réduire comme une peau de chagrin, je commence à estimer qu’il y a des façons plus discrètes et surtout moins embêtantes pour les autres d’en finir avec elle.

Je ne vous raconterai pas les péripéties qui nous avancèrent jusqu’à Massy-Palaiseau pendant que nous cherchions en vain à joindre nos hôtes au téléphone, incertains de trouver une correspondance pour poursuivre jusqu’à Lozère. Régis finit par nous cueillir en voiture devant la gare. Nous avons habité dans cette banlieue, il y a plusieurs dizaines d’années. Le quartier de la gare de cette petite ville ressemble maintenant à une grande cité futuriste avec immeubles de verre. Régis eut bien du mal à trouver son chemin dans les chantiers fouillant et bétonnant. On prit d’innombrables ronds-points, on emprunta un bout d’autoroute, on traversa une zone commerçante et c’est seulement à quelques kilomètres de chez eux que nous avons retrouvé les jolies maisons entourées de jardins qui jalonnent la vallée de Chevreuse.

C’est devant l’une d’elles que Régis s’est garé. Après avoir poussé une grille, descendu un petit escalier sous une voûte de verdure, nous avons retrouvé Brigitte, son épouse, Bernard et Simone qui nous attendaient sur la pelouse, au milieu des pâquerettes et des iris. Un rien de surprise : les cheveux blancs ennuageaient les crânes, les rides marquaient les visages, les dos s’arrondissaient. Oui, le temps avait passé. Comme il était loin celui où nos enfants accompagnaient de leurs rires et de leur agitation nos déjeuners de printemps ! Leur fille Sylvie, qui nous a accueillis sur la pelouse, était elle-même devenue la mère de la belle jeune fille de 18 ans que nous n’avons pas reconnue. Au cours des années Régis et Brigitte ont agrandi leur maison, construit un appartement d’où elle peut veiller sur eux.

Bernard et Simone, nous les avons connus un peu plus tard, surtout quand ils ont réaménagé un beau et vieux domaine avec parc, au bout de la vallée de Chevreuse. Nous en avons vécu de ces déjeuners non loin des arbres centenaires à raconter les aventures extraordinaires de leur fils, à évoquer les va-et-vient de nos petits-enfants !

Brigitte et Simone sortaient d’une grave maladie. Elles évoquaient l’opération et la perruque qui avaient suivi leur chimio avec simplicité, sans chercher à apitoyer, trop contentes d’être en vie, de savourer entre amis ce déjeuner dans le jardin ensoleillé.

Une entente paisible et heureuse accompagnait les conversations sur le passé, mais aussi sur le présent. Régis chante comme ténor dans une chorale, Bernard continue des recherches en mathématiques, Gilles travaille son grec ancien.

On était merveilleusement bien et les heures ont défilé sans qu’on s’en aperçoive. Il était largement temps de partir quand nous avons consulté Internet pour savoir si la circulation du RER était rétablie. Nous avons remonté à pied le raidillon vers la gare et nous avons déboulé dans la foule de Châtelet au milieu des banlieusards qui retournaient chez eux.