Donc, dimanche dernier, gare Saint-Lazare, nous sommes montés dans le train pour Pontoise. La proche banlieue a défilé avec ses quartiers d’habitations. Lorsqu’étudiante je prenais chaque jour le train, cette superposition de logements me fascinait, surtout la nuit. J’observais la vie s’y dérouler à travers les fenêtres éclairées. On y cuisinait, on y dînait. La lumière de la télévision tressautait dans des salons parfois vides. Les enfants jouaient dans leurs chambres. Je voyais leurs habitants vivre d’étage en étage, alvéoles presque semblables. Seuls un papier peint de couleur, un éclairage plus ou moins tamisé, des pièces éteintes les différenciaient les uns des autres. Je ne cherchais pas à imaginer ces existences se déroulant au rythme des trains, je leur étais simplement reconnaissante d’accompagner mes trajets.

Plus loin, des bâtiments futuristes et vitrés ont remplacé les usines, les entrepôts noirs et vétustes de ma jeunesse. Des enseignes lumineuses parfois géantes ont remplacé les annonces peintes sur les murs. Encore plus loin, apparaissent les pavillons et leurs jardinets inchangés. Avant d’arriver à Pontoise, on voit encore des bois et quelques champs cultivés.

Dimanche dernier, un soleil d’automne dorait les toitures, jouait dans les arbres. La ville au repos chauffait ses murs, et je me souvenais de mes montées à l’école. Nous avons grimpé l’escalier boiteux dans les nuances de ses gros pavés en granit, nous avons traversé le jardin de la ville, apprécié la nouvelle fontaine jaillissant du sol, nous avons encore grimpé jusqu’à la rue Saint-Jean. Un panneau de chantier tapissait le large portail. Nous avons appuyé sur la sonnette avec un rien d’inquiétude.

Des minutes s’écoulèrent et j’allais appuyer de nouveau, lorsqu’un frôlement s’est fait entendre. La porte s’est entrouverte avec lenteur dans des bruits de clés et de ferraille. Et nous avons entrevu le nez de Tchito. Sur un ton de centenaire, on l’entendit bredouiller :

— Oui, c’est bien ici !

Nous la regardions, médusés. Nous nous attendions à un changement, mais celui-ci nous prit de court. Elle ouvrit lentement le vantail. Vêtue de blanc et enveloppée dans un châle de cachemire clair, au milieu de son visage amaigri, ses yeux pétillaient. Avec soulagement, nous y avons retrouvé son humour décapant et nous nous sommes embrassés de bon cœur.

Dans un rire, elle nous dirigea vers le jardin.

Nous sommes passés sous la voûte du salon brûlé. Le bâtiment entièrement recouvert de bâches claires évoquait plus un fantôme égaré dans la lumière de l’après-midi que l’affreux chicot noir auquel je m’attendais. Tchito a soulevé la bâche, on devinait dans l’obscurité les pieds noircis d’un fauteuil Louis XVI, comme le personnage rescapé d’une scène tragique.

Nous avons continué.

— On avait espéré goûter dans le jardin, mais il fait un peu trop froid !

Nous sommes passés sous le cèdre du Liban et j’ai pensé au Voyage en Orient de Lamartine. Oui, trente chevaux pouvaient tenir à l’aise à l’ombre de ses ramures.

— Il y faisait frais pendant la canicule, nous dit-elle. Il a près de deux cents ans. Il ne grandira plus.

Des plates-bandes fleuries, mêlées de plants de tomates annonçaient le jardin en pente. Ce fut une surprise, loin d’être desséché par trois mois sans pluie, on se serait cru à Giverny. Nous avons monté l’allée bordée de dahlias multicolores. Les fleurs sauvages d’automne les complétaient dans cette lumière de l’Ile de France qui avait mis le pinceau dans les mains de Monet, de Pissaro, de Van Gogh. Comme on était loin des trottoirs de Paris ! Ce n’était pas non plus les jardins de Tougin soumis au climat des montagnes.

— Les dahlias doivent être rentrés chaque hiver, ai-je fait remarquer.

— Oui. C’est Nelly qui les replante chaque année.

Nelly, la pianiste, restée dans la maison familiale après la mort de leurs parents avec ses sœurs, toutes célibataires. Je me suis crue, comme autrefois, dans une pièce de Tchekhov.

Nous avons continué plus haut dans le jardin clos. Nous y avons grignoté des figues et des grains de raisin. Il y régnait un silence habité par le bruit des oiseaux et des insectes.

— Ce n’est pas toujours comme ça. Nous sommes sous un couloir de Roissy.

Et je me suis souvenu que ma mère attendait chaque jour, à onze heures deux minutes précises, le passage du Concorde avec ravissement, la beauté de l’avion lui faisant oublier l’incroyable vacarme de ses réacteurs.

Enfin, nous sommes redescendus dans la maison où nous attendaient un goûter, théière et tasse en porcelaine, assiettes et fourchettes à gâteaux. Nelly et Cécilia se sont jointes à nous. Nous avons beaucoup parlé de musique.

— Nous avons pu sauver le Steinway. Un vieil ami, facteur de pianos, qui prenait sa retraite l’a fait venir dans son garage et l’a réparé durant des mois et des mois. Et maintenant, le piano attend emballé, prêt à partir, la réouverture du grand salon.

Le temps avait passé sur Nelly en l’épargnant.

— Elle est même de plus en plus belle, a dit Cécilia. Et c’était vrai.

Comme nous étions loin du jardin des Halles, des blacks, blancs, beurs et du rap, dont j’aime aussi la vie et qui me bouscule lorsque j’ai tendance à m’assoupir !

La parole de Tchito s’était faite moins vive, ses mouvements étaient ralentis par la maladie, mais dans ses yeux se lisait la détermination que je lui avais toujours connue :

— Le médecin m’a dit qu’avec ma constitution, je ne mourrais pas de ça. Je peux vivre jusqu’à cent ans !

Mais il nous fallait partir.

— À notre âge, on se dit au revoir avec un sentiment de liberté inconnu auparavant. Comment savoir ce que l’avenir nous réserve ? lança Tchito du haut de l’escalier de pierre à double révolution avec un sourire malicieux.

Une récitation de poésie, ouverte à tous, était annoncée dans les jardins du Palais-Royal et nous voulions y participer. Mais c’est une autre histoire…