Ce dimanche, vers 18 heures, la température avoisinait encore les 30 degrés, mais lassée d’être enfermée, j’ai quitté la fraîcheur de la maison pour faire une petite promenade vers les hauteurs de Méribel.

Le village était désert. Après avoir traversé la route nationale, j’ai commencé à grimper vers le Jura par le chemin de l’Emboussoir. Autrefois champêtre, il est aujourd’hui bordé de lotissements et les anciens bâtiments de la ferme sont occupés par une pension pour chevaux.

On trouve beaucoup d’écuries pour chevaux retraités au pied du Jura, beaucoup plus que de maisons pour personnes âgées dans tout le pays de Gex. Elles se ressemblent un peu, même absence de mouvement, mêmes solitudes immobiles dans des aires fermées. Par cette chaleur, trois chevaux avaient trouvé refuge sous le grand chêne au bord de la route, près d’un bloc de sel attaché à la clôture.

Une myriade de mouches leur tournait autour. Sûr qu’il faisait chaud, mais on voyait à leur pelage granuleux et terreux qu’ils n’avaient pas été étrillés depuis longtemps. Au pied de l’arbre sur une terre bourbeuse mêlée de crottin, un cheval secouait la tête cherchant à échapper au nuage qui collait à ses paupières, à ses naseaux, à ses oreilles. M’apercevant, il s’approcha en quête de secours. Devant mon impuissance, il poursuivit d’un geste las la danse de sa queue, le balancement de sa tête tout en me lançant un regard de souffrance

C’est alors qu’un peu plus loin, je surpris dans l’ombre du grand chêne un spectacle étrange, une sorte de chimère à deux têtes et à deux queues. Têtes bêches, deux chevaux plus sombres, la laine encore plus croûteuse, peau contre peau formaient comme un seul corps. La queue de l’un chassait les mouches de la tête de l’autre. A l’évidence, les queues ne se balançaient pas au hasard. Avec adresse et souplesse, yeux humides et lèvres frémissantes contre l’arrière train de l’autre, ils se soulageaient mutuellement du fléau qui les pourchassait.

Nous avons tous vu des singes s’épouiller, des abeilles se transmettre des informations, mais ce dimanche, alors que les médias nous abreuvaient d’horreurs à la suite de l’attentat de Nice, la vue de ces deux chevaux solidaires me laissa songeuse.

A l’écoute des attentats, des horreurs de la guerre de 14 commémorées ces derniers temps, on pourrait croire inscrit dans la vie le combat sans pitié des espèces pour gagner le bien de l’autre, un morceau de viande, un bout de territoire ou de pain, de l’argent, la femelle ou la femme de l’autre, le pouvoir. Ne pas se leurrer, tuer ou être tuer serait le sens de l’histoire. Les religions et les idéologies en dépit de leurs prétentions à domestiquer cette violence fondamentale finissent toujours par lui céder et trouvent d’excellentes raisons pour trucider dans des conditions aussi effroyables que possible ceux qui ne partagent pas les mêmes idées ou le même dieu qu’eux, dans la crainte souvent justifiée d’être eux-mêmes trucidés de manière au moins aussi atroce.

Et voilà que je me trouvais devant deux animaux en détresse. Ils avaient trouvé dans la solidarité un moyen de se tirer d’un mauvais pas! Difficile d’y voir l’instinct grégaire contre le froid des pingouins dans la banquise, ou l’auto protection des bancs de poissons ! Une réaction pragmatique et efficace semblait les associer, peut-être séculaire mais probablement réinventée dans l’urgence.

Songeuse, J’ai continué ma promenade. Arrivée à Méribel, j’ai observé la ferme de la famille Ducimetière, un nom de par chez nous, reconvertie elle-aussi en pension pour chevaux. Les boxes y sont aménagés de sorte que les pensionnaires peuvent voir la route. Les enclos dans la pente respectent l’espace vital de chacun grâce à des clôtures mobiles qui leurs réservent des petits coins d’herbe d’une propreté irréprochable. Mais surtout, en dépit d’une quasi absence de mouches par rapport à l’autre pension,  chaque cheval bénéficiait d’une sorte de bonnet ajouré qui lui enveloppait la tête sans l’aveugler. Et je pensais à cette famille de fermiers que j’avais toujours connue attentive à ses vaches. Elle avait changé d’activité mais conservé son goût des bêtes. Mon cœur en fut en quelque sorte réchauffé.

Plus tard, j’ai raconté cette histoire à un ami qui a toujours élevé des chevaux dans son pré. Il fut scandalisé ajoutant qu’ils prenaient également cette position tête bêche pour se protéger mutuellement du soleil. Il partageait mes conclusions du moment à l’avantage de la gente animale.