Froid et soleil.
Bizarre ! Je cite généralement mes livres en cours, comme si une fois lus, ils avaient déjà migré pour une sorte de digestion dans un monde intérieur qui ne peut plus tout à fait se dire, désormais destinés à faire partie intégrante de ma vie, sans que je puisse distinguer précisément ce qu’ils m’ont apporté ou examiner l’empreinte en creux de ce que j’ai refusé de garder. Si j’écris parfois des notes de lecture, elles me servent surtout à améliorer l’attention que je vais porter aux suivants.
Il en est de même pour les photos de mes œuvres. Elles apparaissent ici à l’état d’élaboration, comme des témoins d’étapes que les superpositions sur la toile vont plus ou moins recouvrir, et pourtant aussi nécessaires les unes que les autres. Premières affirmations, hésitations, allers et retour, légèreté ou densification. Une façon de décrire la vie qui accompagne les pinceaux et les couleurs sur la toile. La même chose pour les céramiques et leurs étapes successives.
Nous avons tous les deux reçu la deuxième injection cette semaine. Dans quelques jours, nous n’aurons plus à craindre d’approcher amis et inconnus. Il va falloir reprendre confiance. Ce ne sera pas immédiat. Nous avons pris l’habitude du mètre de distance, sorte de zone interdite passée dans les réflexes. Même entre proches, quelques alertes comme une toux, une grippe, ou même un soupçon de cas contact nous ont malgré nous marqués plus ou moins durablement. Y aura-t-il un retour aux nombreuses et peut-être excessives embrassades qui présidaient aux rencontres avant la pandémie ?
Un retour graduel va-t-il nous amener à retrouver nos anciennes habitudes comme si rien ne s’était passé ? Certains évoquent les débordements des années folles après les millions de morts de la grippe espagnole. Ils prévoient un relâchement fulgurant, des foules en liesse, corps contre corps, une frénésie de spectacles et de danse. L’avenir le dira. Les événements ne se répètent jamais à l’identique, d’autant plus que la Covid pour le moment ne semble pas s’éteindre spontanément comme son illustre ancêtre de 1918.
Je m’amuse à penser au genre qui accompagne le mot Covid depuis le début de l’épidémie. Il évoquait le coronavirus, un mot masculin. Ce fut « le » covid. Co-Vi-D. pour Corona-virus-disease. Las, le d, de disease a fait frémir les puristes en raison de sa traduction, maladie, mot féminin. Bien que le mot anglais soit neutre et qu’on ne l’ait pas remplacé pour autant par celui de Covim, ou Covig, pour maladie ou grippe, l’Académie Française a décidé qu’il fallait désormais dire « la Covid », « la » maladie que provoque le coronavirus. La grippe Covid. Une lutte d’influence entre les deux genres s’en est suivie. Dire la Covid était plus chic, mais un peu pédant, une résistance du côté du Covid argumentait d’un droit d’usage. La presse et la télévision ont pratiqué une valse-hésitation. Les plus grands épidémiologistes utilisaient plutôt le masculin, certains présentateurs osaient le féminin. En tant qu’usagers, nous étions un peu gênés d’avoir à prendre position. Depuis quelque temps, le féminin fait une percée fulgurante. Il semble que le masculin ait pris une dérouillée, dire le Covid sera bientôt tout à fait inapproprié. Un bel exemple de la vie des mots… !
En sortant du cours de théâtre, j’ai traversé la Seine par le Pont Neuf et l’épidémie semblait avoir pris du plomb dans l’aile, même si le nombre de contaminations augmente dangereusement. Probablement à l’annonce des vaccinations, une détente anticipait sa déroute. Un jeune homme tout de jaune poussin vêtu, veste et pantalon de velours, gilet satiné, dansait dans un des arrondis du pont. Un chapeau sur la tête, il lançait bras et jambes aussi haut que possible, drôlatique pantin désarticulé, filmé par un ami. Le temps de sortir mon smartphone, tous les deux regardaient la prise de vue probablement destinée à Youtube. Je n’ai pas osé leur demander de recommencer. j’aurais dû.
Week-end ensoleillé sous Covid.
Il y a quelques années dans le triangle à la jonction de la rue du Louvre et de la rue Montmartre, une sorte de mini square a été aménagé avec une dizaine d’érables, des bosquets, des bancs et un kiosque à journaux, peut-être à l’initiative du 2e arrondissement à l’époque la seule mairie écologiste de France avec Grenoble. Arrondissement le moins vert de Paris, le plus petit espace de trottoir disponible y a été planté d’un arbre. Des murs végétaux ont été encouragés sur quelques façades aveugles. Un immeuble au coin de la rue du Sentier croule sous une végétation luxuriante en une cascade plutôt inquiétante. Dorénavant, dans ce quartier du centre aux rues étroites, de presque partout on peut voir une tache de verdure.
Samedi après-midi, l’autobus tardait et je suis allée à pied prendre le métro à Grands Boulevards. Il y avait foule dans les rues, des queues interminables devant certains magasins, et dans le petit square que la mairie peine à maintenir propre, des jeunes prenaient le soleil. La différence avec le dimanche précédent m’a frappée. Ces jeunes, tous sans masques grignotaient ou discutaient avec un sérieux qui n’était pas de leur âge. Comme je sortais mon smartphone pour les photographier, un garçon a levé les yeux vers moi de dessous la visière de sa casquette. Il y avait dans son regard un quelque chose de las et d’inerte. J’ai soudain réalisé combien les confinements et les restrictions sanitaires étaient nuisibles à leur vitalité. Arrivée sur le boulevard de Montmartre, ses restaurants, son musée Grévin, ses théâtres fermés depuis des mois, les files de voitures circulaient entre les trottoirs presque vides. Il s’en dégageait une tristesse délétère.
De retour à la limite du couvre-feu, le quartier semblait plus mort encore, de sorte que le soir j’ai été surprise de voir à la télévision des images de foule le long de la Seine. Une multitude s’était répandue sur les quais ensoleillés, une foule si compacte que le lendemain dimanche, la police a dû intervenir et l’évacuer vers le quai supérieur.
Depuis, le gouvernement envisage de fermer Paris en fin de semaine, comme à Nice et à Dunkerque où les bilans sanitaires sont catastrophiques. Ces deux villes peuvent avoir pâti de carnavaleux clandestins. On ne connait toujours pas l’impact des promeneurs des Buttes-Chaumont sur la remontée de l’épidémie en novembre, ne serait-ce pas plutôt le froid et le confinement en intérieur qui en serait la cause ? Toujours est-il qu’Anne Hidalgo, notre maire, renâcle. Elle plaide contre l’inhumanité d’une telle mesure, on peut la comprendre. Les jeunes de la rue de Montmartre semblaient atteints d’une maladie peut-être plus invalidante que la Covid. Heureusement, la jeunesse possède des ressources que les innombrables catastrophes des temps anciens n’ont jamais tout à fait entamées.
J’imagine la complexité des discussions entre les scientifiques, les médecins et les politiques au sein des commissions chargées de décider des restrictions sanitaires !
Dimanche printanier au Palais-Royal
En quelques jours on est passé de moins -6° à + 18°. Une foule prenait le soleil au Palais-Royal. J’aime le calme de ce paradis à l’abri des bruits de la ville et je n’apprécie pas qu’il soit envahi, mais ce dimanche, après des journées de quasi-confinement, quel plaisir de voir tous ces jeunes se chauffer au soleil, jouer à la pétanque, discuter à l’air libre, parfois démasqués, rire, s’étirer comme pour repousser le Covid! Il y régnait une suspension momentanée des éclats et des gestes trop affirmés. On se lâchait prudemment avec une assurance de bon aloi. Pas ou peu d’étreintes. Duos, yeux dans les yeux, à distance.
Pas de bourgeons visibles sur les tilleuls, des jonquilles et des cyclamens violets éclairaient les petits jardins du centre. Le bassin n’avait pas eu le temps d’être mis en eau après le gel, mais une ribambelle de jeunes assis sur la margelle le bordait d’une frange vivante et bavarde. Un peu partout, on avait sorti un pique-nique, quelques pizzas, des fruits et des douceurs. Rondes amicales de sièges, couples adossés aux murs des galeries, petites assemblées sous les arbres autour des bancs transformés en dessertes. Chacun à sa façon composait, conscient de devoir vivre avec le Covid pour un temps encore indéterminé.
Peu d’enfants — où étaient-ils donc passés ? Probablement en vacances à la campagne. Beaucoup de jeunes adultes sur les colonnes de Buren. Ils se hélaient de colonne à colonne, se photographiaient. Un garçon poussait les fesses charnues de son amie avec des encouragements, une fille rêvait, assise sur la plus élevée. Méditation sur les événements qui bousculait son passage à l’âge adulte ?
Le ciel s’est un peu voilé et je suis rentrée. Devant le bassin, j’ai cru reconnaître un voisin que je retrouvais le dimanche au bistro avec Pierre avant l’épidémie. J’ai crié : « Antoine ! » C’était bien lui. Il se promène tous les jours dans le jardin du Palais-Royal et en connaît les petits potins.
— Sais-tu que le Grand Véfour a été vendu ? Le chef, Guy Martin, va rester, mais il devra faire de la cuisine familiale.
Nom d’un chien ! Lorsqu’en mars, pendant le confinement, à travers la vitre du restaurant fermé et désert j’ai photographié sa carte trois étoiles, comment aurai-je pu deviner que c’était la dernière ? Fini le « Filet de Saint-Pierre cuit à basse température, mitonnée de butternut relevée au piment Basque, jus de laurier ». Place au bœuf miroton et à la blanquette de veau. Je me souviens du bruit de l’explosion de la bombe qui y fit un mort, de nombreux blessés graves et des dégâts considérables. Haut lieu historique, avec ses fresques, ses miroirs et ses dorures Directoire, témoin du Palais-Royal et de ses galeries, centre des plaisirs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Un restaurant légendaire.
— Tu comprends, qui peut maintenant se payer des plats à 120 euros ? Même les entreprises ne pratiquent plus les repas gastronomiques.
Pourquoi ai-je pensé à la ronde et à la ritournelle que nous chantions dans la cour de l’école paroissiale de mon enfance ? « Le Palais-Royal est un beau quartier, toutes les jeunes filles sont à marier, dis-moi si tu m’aimes, dis-moi oui, dis-moi non, dis-moi oui ou non ».
On y retrouvait désormais des familles, des amoureux, les nounous autour du bac à sable. Les employés des bureaux environnants y déjeunent à la pose de midi, dans le pépiement des oiseaux, le ruissellement de ses jets d’eau, à l’ombre de ses tilleuls, devant le foisonnement de ses fleurs, pensées, tulipes, roses, anémones du Japon, asters…, au gré des saisons.
Je communiai ce dimanche avec la petite foule venue y trouver une consolation en ce temps d’inquiétude, une parenthèse heureuse. Le virus se vengera-t-il ?
Froid.
Un peu de neige suivie de gel durant une semaine a ajouté à la misère des sans-abris. A-t-on ouvert comme chaque année des stations de métro pour les accueillir ? On sait seulement qu’une association a envahi un étage vide de l’Hôtel-Dieu. Avec quel résultat ? On ne sait pas, les variants du Covid monopolisent les médias.
Je me souviens des hivers d’autrefois, lorsque la température tombait au-dessous de – 15° durant trois semaines. C’était juste après la guerre et l’économie n’avait pas encore redémarré. Je me souviens des allers et retours de l’école, du froid qui mordait nos jambes nues, de la pèlerine de laine sous laquelle nous protégions nos mains, de la capuche rabattue sur nos joues. Nous étions tourmentés par des engelures au retour à la maison. Une chaleur précaire à base de poêles alimentés par des boulets, agglomérat de poussière de charbon était maintenue dans quelques rares pièces, dont la chambre d’enfant. Mon frère Yves et moi avions introduit un papier roulé dans le trou du pique-feu. Il s’était enflammé et c’était magnifique. Entendant un bruit de pas, conscients d’avoir fait une bêtise, nous l’avions caché derrière le coffre à jouets devant la fenêtre. Le rideau s’était enflammé à son tour. La couturière de la maison d’en face avait couru prévenir nos parents.
Les variants du Covid 19 inquiètent, beaucoup plus contaminants, surtout ceux venus des pays pauvres, le Sud-Africain ainsi que le Brésilien qui fait des ravages à Manaus. On les soupçonne d’être résistants aux vaccins actuels. Alors que la France a tendance à assouplir les gestes barrières, la Bavière met en place une interdiction totale de franchir sa frontière avec la Tchécoslovaquie et une partie de L’Autriche. Deux foyers en France : à Dunkerque et en Moselle.
Les laboratoires travaillent sur une adaptation des vaccins. En attendant, on pique le plus possible, course de vitesse pour stopper l’épidémie. Israël, pays test, a déjà vacciné plus de 80 % de sa population. Il semble que ça marche !
L’ex-président Donald Trump a été acquitté dans son second procès en destitution qui s’est achevé samedi au Sénat, composé par moitié de démocrates et de républicains. Acquittement voté avec une majorité de sept voix, il en aurait fallu dix-sept pour sa condamnation. Mitch McConnell, le chef de file des sénateurs républicains a voté pour son acquittement, puis l’a accusé dix minutes plus tard d’être « dans les faits et moralement responsable d’avoir provoqué les événements » du 6 janvier. L’invasion du Capitole par les partisans de Trump qui ébranla la démocratie américaine restera dans les mémoires d’une façon ou d’une autre. Espérons que Joé Biden saura redonner confiance aux Américains tentés par le populisme. Espérons que le parti républicain saura retrouver des valeurs rongées par les mensonges et le cynisme distillés jour après jour durant quatre ans sur Internet par l’ancien président.
Il est peu probable que Donald Trump se représente en 2025. Privé de Twitter, il ne pourra plus pratiquer les annonces fracassantes dont il abreuvait un public friand de phrases toutes faites. On le voit mal se plier à un examen des difficultés de l’Amérique profonde, travailler à proposer des solutions, lui qui passe quatre heures par jour sur les terrains de golf. Ses partisans le suivent toujours, prêts à débourser des millions de dollars, mais l’énergie de cet homme vieillissant sera probablement concentrée sur sa défense lors des différents procès qui l’attendent. Comment le parti républicain sortira-t-il intact de tant de compromissions ? C’est la vraie question.
La météo annonce des jours meilleurs et même un printemps précoce. Aujourd’hui, il ne gèle pas et le soleil brille.
Vaccination à la mairie du troisième arrondissement.
Début janvier, un discours du président de la République nous a annoncé le début des vaccinations. Plusieurs centaines de milliers de doses allaient être disponibles dès le lundi suivant. Il a donné adresses web et numéro de téléphone. Dès l’heure d’ouverture, Gilles a constaté que le système ne fonctionnait pas, ce qui fut confirmé par les actualités de la mi-journée. Le lendemain, Julien très soucieux de notre santé nous appela pour nous dire qu’il avait trouvé des créneaux à la mairie du 8e et qu’il ne fallait pas traîner. Nous avions été vaccinés de la grippe saisonnière dès les premières heures et en quelques jours le stock avait été épuisé, Gilles retourna derechef à son ordinateur. Il nous inscrivit pour le début février et annula même mon inscription pour la déplacer vers la mairie du 3e, plus près de chez nous, sans plus se poser de question.
Bien lui en a pris ! Aujourd’hui, la plupart de nos amis, certains en très mauvais état, ne trouvent pas à se faire vacciner. Nicolle s’est vue repoussée de l’Hôtel-Dieu à deux pas de chez elle, puis de la mairie de son arrondissement, Philippe et Catherine espèrent trouver une solution à Boulogne sur mer. Nicole et Serge, 90 et 99 ans, se calfeutrent chez eux sans aide ménagère…
Nous avons craint un instant les annulations qui se sont multipliées. Mais nous avons reçu régulièrement des rappels de nos rendez-vous, la gestion de stocks conservés à moins 70 degrés, par lots de 5 ou 6 n’ayant probablement rien de simple. À l’atelier de céramique, comme Séverine s’en inquiétait, je lui ai dit en blaguant : « La politique est plus sûre que les hôpitaux. Hidalgo a besoin de mon vote ! », suscitant une vague de protestations : « On peut crever, ce qui compte c’est leur réélection ! » Depuis les gilets jaunes, la mode est à la contestation de nos élus !
C’est ainsi que mercredi, encore appelée le matin pour confirmation, je me suis dirigée en sortant de l’atelier vers la mairie du 3e arrondissement, attestation dans mon sac. Passé le couvre-feu de 18 heures, le métro était encore bien rempli. À la sortie, place de la République, des jeunes courraient s’y engouffrer. Puis trottoirs vides, voitures rares, je suis arrivée devant la mairie dans la pénombre des lampadaires. La cour était déserte, j’ai gravi le solennel perron. Après un sas vitré, je me suis retrouvée dans un immense vestibule à marbres, fresques et colonnades, un hymne à la République assez peu conforme à l’image d’un centre de vaccination. L’huissier devant son petit bureau m’a indiqué un espace en plexiglas devant lequel s’inscrivait un couple de mon âge. Nous avons été orientés vers le deuxième étage.
Et c’est dans la prestigieuse salle de mariage que nous avons été vaccinés.
Elle avait été cloisonnée en boxes grâce aux panneaux amovibles destinés d’ordinaire aux expositions. Après un peu d’attente, j’ai été reçue par une doctoresse qui m’a interrogée sur d’éventuelles allergies, elle a rempli la feuille de santé manifestement ravie de participer à cette aventure. Quatre à cinq personnes nous tournaient autour avec des gestes aussi prévenants que rassurants.
J’étais la dernière. On s’est salué avec aménité, souhaité un bon retour à la maison et j’ai même senti, à plusieurs réflexions qu’elle me lança alors qu’elle passait devant ma chaise durant l’attente de quart d’heure prescrite après l’injection, que la doctoresse n’aurait pas demandé mieux de me revoir. Ses yeux brillaient et ses cheveux frisés frétillaient. Pourquoi pas ? Je dois revenir dans un mois pour la seconde injection.
Deux jours plus tard, Gilles s’est fait vacciner à la mairie du 8e sans plus d’effet secondaire. Dans trois semaines, nous serons en partie immunisés. Il reste la question de la réponse de ce vaccin aux différents variants qui surgissent dans le monde, ainsi que le temps de son efficacité dont on ignore tout. Mais c’est déjà bien !
Cafés parisiens.
Jeudi, à la galerie Nichido, à côté de l’Élysée, vernissage de l’exposition de mon ami Pierre Christin : Cafés parisiens.
Il m’avait dit qu’il travaillait sur les cafés et je savais qu’il peignait une toile de grand format. Il m’en avait décrit les grandes lignes, mais je n’avais pas bien compris de quoi il s’agissait.
Quel plaisir ! De toile en toile, de bistro en bistro, une foule de gens vivaient en heureuse compagnie appuyés au zinc, attablés devant un repas, discutant, riant ou soucieux, dans des attitudes diverses, fatigués ou dynamiques, des vieux, des jeunes, de groupes, des consommateurs solitaires, tout un monde dont on a perdu l’habitude depuis un an. Ce n’était pas les terrasses restées ouvertes durant l’été, mais le café, le vrai de vrai, celui qui vous accueille à l’intérieur. Je croyais entendre la sonorité des conversations, je ressentais sa chaude et vivante convivialité. Les globes lumineux du plafond caressaient les visages et les mains en mouvement. Des verrières éclairées de l’extérieur accompagnaient d’une lueur opalescente la danse des serveurs en chemise blanche et tabliers noirs. Les bouteilles alignées derrière le bar chantaient en polychromie délicate. Piliers ou voûtes, miroirs ou fresques, affiches ou tableaux, tout portait vers le haut, au-delà des luminaires suspendus, vers la poésie de l’instant, une liberté éphémère offerte par intermittence. Monde pour le moment interdit par la pandémie, retrouvés en tableaux sur les murs de la galerie, témoins d’« une époque lointaine et fabuleuse » m’écrit Jean-Marc avec lequel, comme avec d’autres, j’ai bavardé, évoqué des lectures, des travaux, des souvenirs sur la banquette du Picquet, ce no mans land qui n’est ni chez l’un, ni chez l’autre, mais un domaine commun et confiant.
Soutenue par des structures fortes, la peinture de Pierre vibre de multiples observations, en couleurs à la fois vives et retenues. La puissance des blancs le caractérise, à l’égal des Flamands. Enfant, Pierre a vécu dans l’ombre de sa grand-mère qui tenait un café restaurant à Evian, il en connait un rayon. J’ai été impressionnée par le grand format dont il m’avait parlé : la terrasse du café Florian entourée de vues de Venise. Il y passe plusieurs semaines par an depuis des décennies et en perçoit le moindre frémissement. On y retrouvait Carpaccio et Le Tintoret.
Les cafés parisiens font partie de ma vie. Pendant plusieurs années, alors que je n’étais pas bien, j’ai marché tous les matins dans la ville, un arrêt dans un café à mi-chemin. Le long de la Seine, c’était les bistros du quai autour de la Samaritaine. Rive gauche par la passerelle des arts, c’était La Palette, rue Jacques Callot. Je les tous aimés, ceux de la rue de Rivoli, les buvettes du jardin des Tuileries, Le Nemours sur la place Colette où j’observais l’entrée et la sortie des décors de la Comédie française. Combien de conversations passionnantes ai-je surprises ? Entre autres, au Zimmer, place du Châtelet, Peter Brook discutant avec sa troupe. Combien de détresses ai-je devinées ? Un havre particulièrement touchant fut le café des Initiés, où le patron me saluait d’un « Bonjour jeune fille ! ». Le berger allemand Timmy venait s’allonger à mes côtés soulevant de temps en temps les paupières pour voir si tout allait bien.
Les cafés ont toujours été pour moi un lieu de liberté et de convivialité. Ils ont fermé à cause de la Covid. Vivement qu’ils rouvrent en espérant qu’ils puissent sans tarder retrouver leur clientèle !
Dernière semaine de janvier.
L’investiture de Joe Biden s’est déroulée sans incident. Ouf !
Des dizaines de milliers de policiers et de militaires avaient réduit Washington à l’état de camp retranché. Sur le Mall, la foule traditionnelle avait été remplacée par des centaines de milliers de drapeaux américains en raison de la Covid.
Joe Biden a prêté serment derrière des vitres blindées. Cérémonie destinée à la télévision. Lady Gaga en tenue extravagante a chanté l’hymne américain avec puissance et conviction, mais ce fut à peu près tout. Rien à voir avec la foule en liesse qui a accompagné l’investiture de Barack Obama. J’ai trouvé émouvant d’entendre ce vieil homme prononcer des mots dont on n’avait plus l’habitude, les mots de paix, de concorde, de vérité, de tendresse, de compassion et de courage. Ils remplaçaient les discours de haine, les mensonges, l’apologie de l’argent et de la compétition comme seul objectifs, du repli sur soi-même dont on était abreuvés depuis quatre ans. Mais retrouverai-je cette admiration pour une Amérique qui a traversé l’océan et débarqué sur les plages de Normandie afin de débarrasser le monde de la pourriture nazie, l’Amérique dynamique qui permit à tant d’émigrants de sortir de leurs bateaux de misère pour s’inventer de nouvelles vies.
Mes amis américains se sont félicités de l’événement avec prudence. Impossible de faire comme si les électeurs de Donald Trump n’existaient pas ! Quelle insatisfaction mine le pays au point de piétiner ce qui fait le socle de notre humanité : dialogue et solidarité ?
L’hiver se poursuit, pas trop froid, mais pluvieux, ce qui est bon pour les nappes phréatiques…
Dernier rendez-vous à l’hôpital Cochin. Je vois clair ! Le professeur Monnet est parvenu à me rassurer avec une remarquable compréhension. Il est de bon ton aujourd’hui de vanter le passé. On a oublié combien la vie était dure autrefois, qu’on était vieux à cinquante ans, sourds et aveugles à soixante-dix !
Nous sommes sous la menace d’un reconfinement dur, mais le gouvernement hésite. La révolte gronde un peu partout, en Espagne, aux Pays-Bas. Emmanuel Macron se souvient probablement des Gilets Jaunes et craint de nouveaux débordements. Les variants anglais, sud-africains, brésiliens beaucoup plus contagieux accélèrent la circulation du Coronavirus et seul un confinement strict, selon les experts, pourraient le ralentir. Mais beaucoup de gens semblent ne plus vouloir se sacrifier pour les hôpitaux, pour les personnes fragiles et âgées.
Les obsèques de Jean.
Les obsèques de mon frère Jean ont eu lieu à Pontoise dans la cathédrale Saint-Maclou, église qui a vu quantités d’événements familiaux, baptêmes, mariages, et désormais hélas trop d’enterrements. Nous avions retrouvé Yves, gare Saint-Lazare. Par la vitre du train, j’ai vu défiler les paysages et les gares qui ont accompagné les allers et retours de ma vie d’étudiante. À la sortie, place de la Gare, la ville et son église perchée au bout de la rue Thiers nous ont accueillis comme de vieilles connaissances. Chaque maison m’évoquait une famille, une personne, une anecdote. Nous avons traversé la rue Pierre Butin qui longeait notre maison. Elle me paraît aujourd’hui bien étroite ! Dans mon enfance, elle absorbait dans un vacarme que nous n’entendions plus le trafic de Paris à Rouen, voitures et camions pétaradants. Par cette rue désormais calme sont passés les énormes chars américains Sherman en 45. Les trottoirs en sont restés longtemps défoncés une fois la guerre terminée. Une rue vivante où tout le monde se connaissait.
Nous sommes arrivés avant le fourgon mortuaire. Le cercueil est entré dans la cathédrale suivi d’une dizaine de porte-drapeaux. Les étendards aux couleurs vives bordés de franges dorées éclairaient l’obscurité de ce jour pluvieux et maussade. Le cercueil sur les tréteaux fut recouvert d’un grand drap bleu, blanc, rouge. Mon frère Jean avait droit aux honneurs militaires. Sa décoration était posée sur un coussin de velours. Qu’en aurait-il pensé lui qui ne parlait jamais de cette période de sa vie, lui qui n’utilisait jamais l’euphémisme des « événements » d’Algérie, mais le mot de guerre, et qui comme beaucoup d’autres n’a jamais pu en décrire les horreurs ? Il fut de ceux qui n’en revinrent pas intacts.
Les frères évoquèrent son caractère parfois volcanique, leur enfance, des épisodes partagés de leur vie professionnelle en termes affectueux et souvent drôles, Christine parla de son père avec une justesse émouvante. Le prêtre mena la cérémonie avec une humanité exceptionnelle. Il avait compris la douleur d’une existence secouée par un effroi jamais tout à fait dépassé. Il sut aussi rassembler dans cette vaste et antique nef les croyants et les incroyants par des gestes simples et fraternels. Le dernier adieu se fit sans goupillon, à cause de la Covid. Chacun lança un petit signe à sa façon, sans toucher le cercueil.
C’est bouleversée que je me suis trouvée devant la dépouille de mon frère. Je l’imaginais souriant, ému, un peu ironique. La forme de la boite me laissait pour un dernier instant l’imaginer vivant.
Après les congratulations au fond de l’église, et pendant que les plus proches allaient au crématorium, petit comité oblige, nous nous sommes retrouvés autour d’un buffet dans la maison familiale, désormais occupée par Marc et plusieurs cabinets d’avocats. Ce furent des moments confiants, bien que contraints par les gestes barrière du Covid. Nous avons dégusté les délicieux petits cannelés de Dominique, le traditionnel gâteau au chocolat de Catherine, en demandant des nouvelles des uns et des autres.
Nous avons savouré le plaisir de voir les enfants, les petits-enfants de Jean, de l’évoquer avec humour, de se souvenir des moments aujourd’hui enfuis qui nous réunissaient si nombreux dans cette grande maison. Nous avons attendu ceux qui étaient allés au funérarium pour sabrer le champagne. Bonheur de se retrouver, tristesse à la pensée de ceux qui n’étaient plus là.
Mais il fallut partir assez vite pour ne pas se heurter aux foules qui rentraient avant le couvre-feu de 20 heures et nous avons sauté dans le train. La gare Saint-Lazare vibrait comme d’habitude de ses voyageurs pressés. La vie continuait. Nous sommes bien peu de chose !
USA. Attaque du Capitole
Opération de la cataracte à l’hôpital Cochin. Après vous être douché la veille au coucher, redouché à la Bétadine au petit matin, entièrement revêtu de matière jetable, vous êtes transporté sur un brancard et vous vous retrouvez allongé sur la table d’opération, le crâne bloqué dans des sangles, le visage du chirurgien au-dessus de la tête. Soudain, la lumière vous éblouit et vous n’avez plus le choix : il faut faire confiance à l’équipe soignante. Une belle leçon de solidarité humaine !
Quel contraste avec la folie des derniers jours de Donald Trump à la Maison Blanche ! Il continue de nier sa défaite, pourtant homologuée par les pouvoirs locaux et fédéraux. Des appels à la sédition sur son compte Twitter ont lancé sur Washington des milliers d’illuminés décidés à empêcher l’enregistrement de la victoire de Joe Biden par le Congrès.
Une centaine d’entre eux a envahi le Capitole et saccagé les lieux. Il y a eu quatre morts avant le retour au calme par l’intervention de la police et de la garde nationale. Trump du bout des lèvres a fini par exhorter son camp à plus de modération. Il continue de distiller le chaud et le froid, obsédé par l’espoir de retourner la situation. L’Amérique, le pays le plus puissant du monde, n’est plus gouvernée. Certains hauts responsables cherchent à le destituer pour irresponsabilité. Durant la dizaine de jours qui reste avant l’investiture de Joe Biden, les USA sont dans un état d’extrême vulnérabilité, surtout en cas d’attaque terroriste intérieure ou extérieure. La question se pose de l’arme nucléaire dans les mains d’un fou. Trump a déjà fait savoir qu’il n’avait pas l’intention d’assister à l’investiture de son successeur laissant ainsi la porte ouverte à des violences, le 20 janvier.
Le plus ennuyeux dans l’affaire, c’est que la moitié des Républicains continuent de le soutenir en dépit des lois qu’il n’a cessé de bafouer durant son mandat. Il a pourri en profondeur la morale et la logique du pays. L’Amérique provinciale et rurale se sent déstabilisée, dévalorisée dans ses valeurs par l’importance accrue des métropoles, par la mondialisation et par le métissage de la population, Joe Biden parviendra-t-il à recoller les morceaux d’un pays gravement divisé ? On peut l’espérer, il en a l’intention, mais la tâche sera difficile.
Je vois beaucoup de points communs avec les gilets jaunes de chez nous. Mais aux États-Unis tout prend une dimension exceptionnelle.
Pendant ce temps, le variant du Coronavirus galope dans une Angleterre reconfinée, ainsi qu’aux USA. Chez nous, les gens de plus de 75 ans vont pouvoir se faire vacciner à partir du 18 janvier prochain. Nous sommes sous le régime d’un couvre-feu à 18 ou 20 heures selon les départements. Nous devrons conserver les gestes barrière, même après avoir été vaccinés, il reste trop d’inconnu sur l’efficacité du vaccin.
Mon frère Jean est décédé de la Covid en début de semaine. Personne n’a eu le droit de le voir, pas même ses enfants. Il est mort dans la solitude. Nous nous réunirons en petit comité après la cérémonie à l’église, avec masques et gestes barrière. Nous ne pourrons pas nous serrer dans les bras. Quelle tristesse !
Début janvier 2021
Nous voici en 2021 ! Qui aurait cru, il y a un an, à la survenue de l’épidémie de la Covid 19 et à ses conséquences : confinement, déconfinement, reconfinement, commerces à l’arrêt, secteurs touristique et culturel anéantis, à une crise mondiale d’une telle ampleur ?
Pour autant, l’année 2020, contrairement à beaucoup d’autres, ne m’a pas paru aussi interminable que ça. J’ose à peine écrire que malgré la crainte de la contamination et le désastre économique annoncé, j’y ai trouvé des avantages. J’ai savouré le calme de Paris dans un printemps ensoleillé, l’occupation clairsemée du métro vers l’atelier, l’accueil paisible des terrasses de cafés débordant largement sur les trottoirs avant la deuxième vague. Nous avons apprécié le retour à Tougin en octobre et novembre, le flamboiement des hêtres sur le Jura et les feux dans la cheminée, même si le reconfinement nous a empêchés de pousser jusqu’au Léman.
Nous avons continué de voir nos amis tout en obéissant aux gestes barrière. On peut même dire que ces rencontres en petit comité nous ont réappris des liens amicaux et tranquilles. Les fêtes de fin d’année se sont plutôt bien passées.
Naturellement, nous avons eu peur pour les êtres chers qui se sont battus des semaines contre la maladie, nous avons pleuré ceux qui ont succombé, et ce n’est pas terminé ! Le vaccin se met difficilement en route ; la bureaucratie française retarde sa distribution. Les effets des fêtes ne sont pas encore connus et risquent d’être importants si l’on en juge par les conséquences du Thanksgivingday aux USA. Une souche beaucoup plus contagieuse se répand en Angleterre. Les funérariums sont débordés, les hôpitaux à la limite de leurs possibilités. On ne doit pas baisser la garde.
Le vaccin commence ses effets seulement après une quinzaine de jours et nécessite une seconde injection après la troisième semaine. Les doses doivent être conservées à – 80 degrés, ce qui rend leur approvisionnement particulièrement difficile à gérer.
Mais nous avons survécu et c’est toujours bon à prendre.
En revenant de déjeuner chez Florence, nous sommes passés par le jardin des Halles. Une foule de jeunes venus de banlieue s’y pressait. On aurait dit que Paris symbolisait la liberté. Beaucoup piqueniquaient joyeusement sans leurs masques sur les banquettes en ciment, dans le vent et le froid.
Le contraste entre ces jeunes et la coupole du nouveau musée d’art contemporain financé par la fondation Pinault (celle de la Dogana à Venise) m’a frappée. Son ouverture est prévue pour la fin du mois. Qui a-t-il de commun entre ces jeunes souvent originaires d’Afrique et d’Asie, vivant la plupart du temps dans des banlieues déshéritées, et cet art commercial à la fois sophistiqué par la technique et sommaire dans ses concepts ? On peut espérer que ce n’est pas une déculturation galopante, une déshumanisation destructrice et la seule fascination de l’argent.
Mais en réalité, il se dégageait de la plupart d’entre eux une vitalité revigorante ! Il faudra bien qu’on se réinvente, qu’on apprenne à vivre en tenant compte des leçons du coronavirus, la main dans la main, et J’ose espérer qu’on pourra compter sur leur relève.
Vive la nouvelle année !