La pouliche s’écarta, à la fois surprise et fataliste. Elle rejoignit son poulain qui en profita pour chercher les mamelles. Et j’entendis une voix sortir d’un casque de moto :
– C’est une mule !
À ma droite, appuyée sur un pied, une petite femme assise sur un vélo de course incliné regardait la scène d’un oeil intéressé. Je m’étonnai :
– Comment serait-ce possible ? Il n’y a d’âne ici.
– Et pourtant oui.
Je me rappelais maintenant avoir vu un baudet ventru et placide sur la butte à côté des écuries. Je m’étais même demandé s’il préfigurait des promenades pour les enfants ou s’il servait de compagnie aux chevaux, dont chacun sait qu’ils détestent la solitude.
– Les lads ne se sont pas méfiés.
Je regardais la cycliste avec d’autant plus d’attention qu’elle paraissait liée à la scène qui se déroulait dans les enclos. Sous le gros casque lisse, noir et brillant, j’aperçus un petit visage ridé et boucané, la soixantaine dépassée, des cuisses et des mollets fins et musclés, des bras minces brunis par le soleil qui prolongeaient une tenue de cycliste digne du Tour de France, combinaison bigarrée de publicités moulant un corps svelte dont l’ardeur semblait avoir nié l’usure du temps.
Voyant mon regard interrogatif, elle m’avoua qu’elle habitait la région depuis des décennies et qu’elle avait assisté à l’évolution du lac. Je ne pus m’empêcher de lui dire :
– Le bâtiment en construction me parait un peu grand et surtout trop près du lac.
– Ce sera un hangar, un manège pour les chevaux.
– Celui qui borde le bois ne suffisait pas ?
Elle ne répondit pas directement et continua :
– … préférable à ce qui était projeté !
Constatant mon ignorance, elle précisa :
– Un grand ensemble immobilier.
Je comprenais alors pourquoi des bulldozers avaient asséché les marais l’automne précédent, dans un remue-ménage hors de proportion avec le terre-plein d’aujourd’hui !
– Il a bien failli se réaliser, mais une association s’est formée pour protester ! Ça n’a pas été facile, car la société du champ de courses qui loue le terrain n’est pas en bons termes avec la Mairie…
Une vision de désolation surgit rétrospectivement devant mes yeux. Des immeubles à quatre étages avec balcon tout le long du marais, depuis le parc d’attractions jusqu’au champ de courses ! Sûr qu’ils auraient vite trouvé acquéreurs à des prix astronomiques ! À deux pas de Genève, avec vue plein ouest sur le lac, le Jura et les Alpes, à l’écart de la circulation. Le rêve !
Devant mon regard atterré, elle évoqua le lac d’autrefois et nous avons partagé des souvenirs communs, moins par nostalgie que par révolte contre les dégradations dont il faisait l’objet. Son charme semblait irrésistiblement attirer les prédateurs. Puis, nous nous sommes séparées à regret, complices et amies. Elle a enfourché son vélo et je suis retournée à mes chevaux.
(à suivre)