À l’automne dernier, alors qu’il séjournait à Minorque, Bernard a fait une mauvaise chute et s’est cassé une vertèbre. Il s’en est suivi de terribles douleurs, un difficile retour en avion et une opération. À la mi-juillet, Nelly a téléphoné qu’il venait de retomber et qu’on ne pourrait pas se réunir comme chaque année avec Alain et Laurette avant au moins un mois. Après de nombreux échanges de mails, nous avons convenu avec ces derniers de nous nous retrouver tout de même à la buvette du port de Tannay pour déjeuner à quatre au bord de l’eau. Depuis plusieurs années, nos rencontres du fait de l’âge deviennent de plus en plus compliquées.

Alain n’est pas toujours en forme. Le regard sur le lac, il peut disparaître sans qu’on sache où son esprit s’est envolé, refuser ou accepter une proposition sans motif bien repérable.

L’ami que nous avions connu rieur et vif, cet amoureux du lac et des Puces de Plainpalais s’estompe peu à peu. Il vit désormais dans un Ehpad à côté de Genève, son épouse Laurette loge dans une structure contigüe pour personnes valides, ce qui leur permet de se retrouver chaque jour. Elle s’absente de temps en temps. Elle venait d’un festival de musique baroque en Valais, toujours un peu inquiète d’avoir à le laisser.

Où a-t-elle pris le courage d’affronter la circulation genevoise pour se rendre sur notre rive ? Ils avaient vécu à Tannay autrefois des aventures en bateau. Nous connaissions un peu ce lieu dans le canton de Vaud, un port charmant et une buvette-restaurant à l’ombre, les pieds dans l’eau, avec une vue magnifique sur la chaîne des Alpes.

Nous sommes partis très en avance pour nager avant le repas.

Horreur !

Un chantier avait remplacé le port. Des énormes machines dressaient des trépans de vingt mètres de hauteur, des skrappeurs, d’immenses grues articulées creusaient, grattaient, entassaient d’énormes pierres les unes sur les autres dans un bruit assourdissant. Comment était-ce possible ? Quand Laurette avait réservé, ne l’avait-on pas prévenue ?

J’ai laissé Gilles dans la voiture et je suis allée me renseigner au bar :  le chantier s’arrêtait seulement une heure à midi. Juste le temps de choisir son menu et d’être servis ! Nous sommes partis repérer un autre endroit un peu plus loin, mais la plage était bondée et la petite buvette très bruyante. Nous sommes revenus à Tannay. Le chantier stoppé, nos amis s’étaient installés sur la terrasse et nous attendaient. Après les avoir rapidement salués, je leur ai dit :

— Nous sommes venus tout à l’heure. Impossible de rester, ça fait beaucoup trop de bruit ! Gilles est dans la voiture, on file à Versoix !

— Nous connaissons la patronne, on s’est déjà dit bonjour. On ne peut pas lui faire ça ! a dit Laurette.

— Ne t’inquiète pas, je prends tout sur moi, il faut partir !

Alain n’avait rien compris, il résista un peu :

— Je suis très bien ici !

Laurette a fini par se ranger à notre avis :

— Va avec Martine et Gilles. Je vous suivrai.

Nous sommes passées devant la patronne et je lui ai expliqué :

— Dans l’état de mon ami, il ne supportera pas le bruit.

— Il faut bien que je gagne ma vie ! répondit-elle penaude.

Lorsque nous avons rejoint Gilles sur le parking, elle a lancé :

— Je vous comprends !

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au Club nautique de Versoix, au-dessus du lac et du port, dans l’air frais d’une petite bise. Alain y avait eu un voilier au mouillage et le passé est remonté, intact. Il nous raconta ses aventures sur le Léman, mais aussi en mer, le naufrage auquel il avait échappé de justesse au large de l’Ecosse. Et nous avons eu le plaisir de retrouver notre ami d’autrefois. À la fin du repas, il ne voulait plus s’en aller.

— Dis-moi, Alain, ce matin, tu étais partant ?

Avec la crainte de nous blesser, il avoua :

— Pas vraiment !

Laurette confirma. Mais lorsque nous sommes revenus au parking, elle nous confia avec une certaine émotion :

— Il ne faut pas se leurrer, on ne pourra pas recommencer.

Nous avons encore flâné, assis tous les quatre sur un banc au-dessus des bateaux. Alain avait retrouvé ses blagues d’autrefois. Mais il fallait partir et ne pas tenter le diable ! C’est en riant que nous nous sommes quittés.

Le lendemain, Laurette nous a envoyé un mail :

— Parfois, on se dit : YES WE CAN.