—Nous attendons depuis plus d’une demi-heure ! C’est inadmissible !
Je n’avais pas remarqué la file de l’autre côté du ruban de plastique rouge et Tchito m’expliqua :
— Ils ont pris leur billet à l’avance sur Internet, ils ne sont pas contents que nous passions devant eux.
Le bruit avait couru du manque de succès de l’exposition de Félix Vallotton et nous n’avions pas jugé utile de prendre cette précaution. Surprises de trouver des queues devant la porte du Grand Palais, nos retrouvailles s’étaient d’autant mieux accommodées de cette attente que notre file s’écoulait avec une rapidité inespérée.
Devant la rébellion, le gardien dont la musculature inspirait le respect nous arrêta. Mais plutôt que de laisser passer les mécontents, il libéra une troisième file. Celle-ci, un peu à l’écart, moins fournie, se vit attribuer cette faveur avec une étrange satisfaction.
— Ils ont des cartes d’invitation, dit Tchito.
Le concert de protestation redoubla.
— Voilà qui est bien français, le favoritisme à la hauteur d’une institution, dit l’un.
— C’est n’importe quoi… dit l’autre.
— En France, il faut toujours râler pour obtenir le respect de son droit…
Dans notre file, un bon samaritain souleva le bandeau de plastique et fit passer plusieurs mécontents qui durent se courber à nouveau quand le gardien ayant éclusé les invités, se décida enfin à libérer ceux qui brandissaient des billets imprimés témoignant d’une heure d’accès largement dépassée. Leur file se résorba, trop rapidement à mon goût.
— J’espère que nous ne serons pas gênées par l’affluence ! Murmurai-je, au souvenir de certaines expositions.
En effet, des dizaines de personnes devant le premier mur d’explications bloquaient littéralement l’accès des salles. Peu importe ! Une vieille habitude de louvoyer à travers les toiles nous mit d’accord :
— Comme d’habitude ? Chacun pour soi, on se retrouve quand on peut…
Un grand sourire et nous sommes parties toutes les deux à la chasse aux espaces fréquentables. Si ces allers et retours fantaisistes perturbent la chronologie de la présentation, le préjudice est rattrapé au retour chez soi par l’étude des œuvres sur Internet.
Il y a de nombreuses années, Félix Vallotton avait influencé mon travail. Fatiguée d’un art contemporain que je jugeais trop volontaire, trop conceptuel, trop mental, déconnecté de ma vie de mère de famille et de ses contingences, j’en avais apprécié le réalisme, une sensualité assumée et surtout une impressionnante indépendance vis-à-vis des courants de son époque. Mais, c’est un peu craintive que je revenais sur mes pas. Le temps avait passé, mon regard allait s’en trouver changé.
— Les bois gravés sont particulièrement beaux, m’avait dit Tchito.
Ils ne m’avaient pas laissé grand souvenir, mais après avoir salué l’impressionnisme des œuvres de jeunesse, puis l’engagement nabi qui transcendait l’intimité des scènes d’intérieur, ce sont eux qui me sautèrent aux yeux. Scènes de bars, de rue, de salons, d’alcôves, bourgeois hypocrites, femmes abusées, échafaud, tribunaux, foules en liesse ou en colère, leur construction inventive, alternant les noirs profonds et le rythme des traits forts ou légers, bouillonnait de vie. Les tirages impeccables restituaient une époque, certes disparue, mais dont les fondamentaux demeurent.
En avançant dans l’exposition, je retrouvais la personnalité qui m’avait intéressée autrefois. De grands portraits incisifs, des paysages synthétiques aux couleurs soutenues, un engagement figuratif à contours marqués. Comment, lui qui avait connu personnellement la révolution picturale des premières années du vingtième siècle à Paris avait-il pu tenir ce cap ? Résistance et sérieux helvétique ? Pourtant, à la même époque son compatriote Hodler avait génialement flirté avec l’abstraction. Refus d’une misère qui mina tant de peintres ? Cependant, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne flattait pas ses modèles !
— Elles sentent sous les bras ! Avait dit Jean-Hubert Martin, conservateur devenu par la suite un responsable influent à Pompidou, puis à Berne.
Réflexion qui m’avait troublée. La féminité serait-elle une affaire de déodorant ? Il n’était cependant pas possible de soupçonner le conservateur de machisme tant il avait montré de délicatesse à l’égard de la jeune femme que j’étais. Le temps passant, il me fallut reconnaître qu’une certaine lourdeur, qu’un réalisme excessif retenait chez le spectateur certains élans de désir et de plaisir. Il est de ces mots qui vous ouvrent les yeux et… le nez. Je finis par admettre que les femmes de Vallotton sentent sous les bras, qu’elles soient nues ou habillées ! Mais après tout, on ne demande pas à un peintre de farder la réalité… Tchito qui m’avait rejointe regardait pensivement une dame à chapeau :
— Le chapeau est magnifique, mais regarde ce teint vert, cette chair un peu bouffie !
Vallotton est régulièrement exposé en Suisse, dans sa patrie d’origine. Tchito qui a longtemps habité Lausanne le connait bien. Et c’est vrai qu’à observer plus attentivement ces très nombreuses femmes, on devait se rendre à l’évidence que Vallotton peut-être par une certaine sécheresse de touche, sur les mêmes sujets, est aux antipodes de l’humanité d’un Toulouse-Lautrec. Celui-ci porte un regard lucide, mais empathique sur les prostituées de la Butte Montmartre. Les femmes du Salon de la rue des Moulins imposent leur présence. Les danseuses du Moulin Rouge ne sont pas de première jeunesse, mais elles s’en donnent à cœur joie. Il peint un monde qui l’a accepté malgré sa difformité. Chez Vallotton, on est davantage dans le rapport attirance-répulsion.
— Il était obsédé, cet homme-là ! me dit Tchito.
Lorsque nous vîmes sur grand format, trois femmes et une petite fille s’ébattant dans le plus simple appareil, de l’eau jusqu’aux cuisses, nous nous jetâmes des regards amusés. Mais nous nous sommes immobilisées un peu troublées devant une sorte de parodie de l’Olympia. Loin de la souveraine nudité offerte sans complexe par Manet, une odalisque d’un rose laiteux le visage en feu s’étalait sur la blancheur des draps, sous le regard indifférent pour ne pas dire hostile d’une femme noire, enveloppée dans un sarrau bleu, coudes sur les genoux, cigarette au bec. Il émanait de cette scène une violence accentuée par un fond vert vif, comme un effroi sourd, un démenti à la beauté de ce corps féminin, univers glacé ayant d’ailleurs quelques parentés avec celui de Hopper, exposé peu auparavant ici même.
Chez Vallotton, une distance infranchissable, une sorte de puritanisme déforme la vision. Ces femmes plus présentes par le contour que par l’intérieur semblent les objets d’un désir toujours recherché et jamais assouvi, exprimant une rancune tenace : ogresses, aux regards implacables. Certains modèles dont une gitane en robe rouge sur fond rouge, lèvres rouges semblaient chercher en vain à résister à ce traitement inhumain, ambiguïté qui en accentuait paradoxalement la perversité. Un grand tableau montrait un homme à moustache, buste en arrière les bras croisés et une femme les poings fermés, tête en avant, dressés nus l’un contre l’autre sur un fond jaune vif, intitulé « La Haine ».
S’il éprouvait une telle détestation des femmes, pourquoi en peignait-il autant ? Plus on avançait dans l’expo, plus elles étaient présentes. Plus les formats augmentaient et plus elles se dénudaient, la mythologie servant de prétexte. Devant « l’Enlèvement d’Europe », princesse grecque nue comme un ver, cheveux épars, accrochée aux cornes du taureau-Zeus jaillissant des flots, je dis à Tchito :
— Elle a de belles fesses !
Et je lui racontais une petite aventure qui m’avait réjouie alors que je regardais le spectacle d’un cirque à la télévision en compagnie de Thomas, quatre ans. Une acrobate jouait sous les projecteurs avec une corde suspendue au centre de la piste. Elle montait, descendait, s’enroulait, se déroulait, par la seule force de ses bras ou de ses jambes, la tête en bas ou rejetée en arrière, les genoux au menton ou les pieds derrière la nuque, un sourire immuable sur des lèvres écarlates. Thomas regardait fasciné la femme aux cheveux d’or dont le corselet abondant et pailleté chatoyait dans la lumière. Manifestement, sa plastique l’impressionnait davantage que son agilité et je lui dis :
— Elle est belle n’est-ce pas ?
Pourtant d’un naturel bavard, il ne répondit rien. Figé par l’admiration, il observait la dame aux longues cuisses dont le justaucorps se terminait par un string. Était-ce l’effet du cadreur, des sunlights ou des deux ? Son postérieur roulait, pivotait, s’écroulait ou se haussait avec une évidence qui crevait l’écran… Et je remarquais :
— Elle a de belles fesses !
Quelques secondes, et Thomas sortant de sa léthargie se mit à rire, comme un enfant de cet âge sait rire, d’un rire porteur d’allégresse et il s’écria :
— Oh, oui, elle a de belles fesses !
Et il continua « De belles fesses, de belles fesses ! » Comme s’il s’autorisait à des mots peu orthodoxes, il, répéta plusieurs fois encore, complice : « De belles fesses, de belles fesses ! » Il lui fallut un certain temps avant de retrouver son sérieux. Et depuis, à chaque fois que nous croisons une statue un peu dénudée, et il y en a beaucoup dans Paris, il me dit :
— Tu te souviens, Atine… Les belles fesses.
J’avais fini par oublier, mais récemment, devant la nymphe du passage Colbert, il me rafraîchit la mémoire :
— À la télévision, la dame du cirque… Tu te rappelles…
Comme je racontais l’anecdote à Tchito devant l’Europe de Félix Vallotton, je remarquais derrière nous un visiteur d’une cinquantaine d’années à l’air plutôt sympathique, un peu grisonnant, bel homme. Son visage était éclairé du même rire que celui de Thomas. C’est seulement à la sortie, par un échange de regards que je compris qu’il nous avait écoutées.
Ce jour-là, nous avons poursuivi notre bavardage sur un banc public derrière le théâtre du Rond-point. Nous nous sommes connues à l’âge de treize ans et nous apprécions ces longues palabres un rien frondeuses qui nous retenaient déjà après l’école. Tchito me raconta les péripéties de son séjour en Géorgie pour la présentation à la presse et à la télévision de la traduction de son roman Le retour du mort. Nous nous sommes quittées, ravies de notre après-midi, prêtes à recommencer.
Par la suite, j’ai étudié le peintre sur Internet. Le bougre avait énormément travaillé : paysages, natures mortes, marines, scènes de genre, portraits. Cette profusion de femmes n’avait donc rien d’étonnant. Et je me suis demandé si le regard du scénographe n’avait pas un peu forcé le trait de cette vision cruelle, lui qui avait intitulé l’exposition : Du Feu sous la glace ? Après tout, l’art vaut beaucoup par la manière de le présenter…