Pour ma part, j’appréhende les vacances scolaires. L’atelier de céramique et le théâtre ferment. Les rencontres sont perturbées par les gardes d’enfants, les départs en province et les arrivées de province.
Elles ont pourtant du bon car elles m’obligent à m’arrêter un temps pour réfléchir. Depuis quelques jours, je nettoie mon atelier pour y loger deux jeunes amies, étudiantes bordelaises venues visiter Paris pendant leurs vacances. Inimaginable ce qu’on peut remuer de tubes de peinture, de pinceaux, de médiums, de papiers, de chiffons, de white spirit, de tout et n’importe quoi ! J’en profite pour classer, encadrer. Je déteste cela, comme si les travaux qui m’avaient passionnée appartenaient désormais au passé. L’achèvement d’une œuvre s’accompagne chez moi d’une passivité éprouvante. C’est le moment où mon regard s’aiguise, devient critique à l’excès, privé d’intervention. C’est fini et je dois l’accepter. Beaucoup de mes camarades y trouvent une satisfaction qui les incite à exposer. Il me faut plus de temps. Heureusement qu’une nouvelle aventure créative survient toujours !
Mardi dernier, nous sommes allés à l’École Normale Supérieure, assister à un séminaire sur la correspondance de Mallarmé, par Bertrand Marchal, le grand spécialiste du poète. Il prépare une réédition de la Pléïade ! Après avoir été présenté par notre ami JMH, il s’est lancé avec passion sur son travail qui a consisté à chercher, découvrir, déchiffrer, classer trois mille lettres, chacune d’entre elles révélatrice de leur auteur, tant par le contenu que par les détails du papier, de l’encre ou des ratures.
Comme tout le monde, j’ai eu un vague aperçu de Mallarmé à l’école. Il m’a laissé le souvenir d’une poésie incompréhensible et froide. Je pouvais juste le dater du 19ième siècle et encore ! Mais je suis irrésistiblement attirée par les séminaires sur les correspondances littéraires et artistiques de l’ITEM. J’y découvre tout un univers d’amis, d’échanges, de confidences qui m’éclairent sur les auteurs et leur époque, sur leur œuvre. Une plongée dans leur quotidien.
C’est fou ce qu’on pouvait écrire autrefois ! Des milliers et des milliers de lettres. Un fourmillement de relations continues dont les codes permettaient de ne pas se perdre de vue et de se livrer sans trop de danger, l’éloignement autorisant l’expression de sentiments intimes inenvisageable de nos jours.
Aujourd’hui, une lettre engage son auteur. On la lit, on la relit avec l’inquiétude de sa réception. On s’y livre le moins possible. On dispose du téléphone et de la messagerie électronique. Mais plus nous bénéficions de moyens, moins nous nous livrons. Trop de communication tue la communication.
Pourtant, un nouveau mode s’est mis en route à travers les réseaux sociaux. Nombreux sont les jeunes qui se trouvent ainsi des amis, parfois très loin de chez eux, et finissent par les rencontrer. D’une certaine façon, on peut dire qu’un retour de l’écrit se fait jour. Il n’est plus la prérogative d’une classe cultivée. Dans ce fourre-tout, il y a à boire et à manger, mais tout le monde s’exprime.
Tout de même, alors que j’écoutais Bertrand Marchal raconter comment durant des milliers d’heures, il avait établi la chronologie de ces milliers de lettres non datées, grâce à la texture du papier, la couleur de l’encre, les faits décrits, comment il était parvenu à lire sous les ratures, images sur grand écran à l’appui, j’ai pensé à l’abîme qui le séparait des préoccupations de la majorité des Français…
L’éminent chercheur parlait avec une passion qui ne laissait aucun doute sur la joie qu’il éprouvait dans son travail, au même titre qu’un artisan ou que n’importe qui d’autre. Ses yeux vifs, ses phrases sans hésitation faisaient plaisir à voir et à entendre, nous offrant l’impression de connaître personnellement le poète. Il nous introduisait dans l’univers intime de Stéphane Mallarmé , tyrannique avec sa femme et sa fille, ces « chéries » taillables et corvéables à merci, pointilleux dès qu’il prenait la plume. Il nous a évoqué ses amis, les peintres : Manet, Odilon Redon, les poètes : Charles Beaudelaire, Paul Valéry, des musiciens dont Debussy, et tant d’autres, un délicat plaisir d’amitiés partagées
J’avais pu contempler à Marmottan, la semaine précédente, le portrait que Manet avait offert à Mallarmé, portrait que le poète transportait dans ses déplacements saisonniers. J’aime voir mes intérêts se recouper, quel qu’ils soient, un peu comme lorsqu’on se promène dans une ville dont on finit par devenir familier.
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