Lundi soir, en sortant du théâtre où nous avions fêté la dernière séance, j’ai pris le Pont Neuf. Après un regard vers la Samaritaine rénovée, fatiguée par les rangements de l’atelier, plutôt que traverser le jardin des Halles à pied, je décide rue de Rivoli de prendre le 85. Un jeune d’une vingtaine d’années m’a rejoint sous l’auvent, grand, mince, cheveux bruns en bataille, une écharpe autour du cou et il me dit haletant :
— J’avais rendez-vous avec des amis, je ne peux pas voir le match. J’étais dans la 7 et le métro s’est arrêté. À cause d’un suicide !
J’avais complètement oublié le fameux match, France-Suisse, pour la huitième de finale de la coupe d’Europe ! Il n’y avait pourtant pas la foule habituelle sur le pont, depuis le confinement et les couvre-feux, on a tendance à perdre ses repères…
Voisins de la Suisse à Tougin, nous allons presque tous les jours nous baigner dans le Léman et naturellement nous y avons de nombreux amis dont Bernard, un fervent supporter des deux équipes puisqu’il possède les deux nationalités. Il a entraîné pendant des années les enfants de son village et ne raterait un match pour rien au monde. Ce soir-là, les Français sont annoncés grands favoris par les médias.
Je réponds, sensible au propos du jeune homme :
— C’est malpoli !
Il ne comprend pas tout de suite.
— Oui, c’est triste, mais ce n’est pas une façon de se suicider que d’embêter tant de gens, surtout un soir de match !
Il sursaute, choqué :
— Un désespéré !
Je lui réponds :
— S’il n’aimait pas la vie, ce n’était pas une raison pour en dégoûter les autres.
Et j’ajoute :
— Je vous promets que si un jour j’ai envie d’en finir, je serai plus discrète. D’ailleurs, on en est où ?
Il n’a pas le temps de me répondre que l’autobus arrive. Il doit mettre son masque et moi aussi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il poursuive la conversation à l’intérieur, mais il chuchote d’un ton lugubre :
— On perd !
— Combien ?
— 1-0. C’est la mi-temps.
Nous passons devant la nouvelle façade en verre gondolé de la Samaritaine et je lui dis :
— Ça ne m’étonne pas. Les Bleus n’ont pas l’air dans leur assiette. Ce n’est pas normal tous ces claquages, tous ces abandons. Et les Suisses sont bons. Pas sûr qu’ils vont gagner.
Il faut dire que les Suisses sont disciplinés et que l’équipe de France fanfaronne beaucoup, se permet des attitudes qui manquent pour le moins de modestie. Mais peut-être est-ce indispensable pour espérer gagner. Le jeune homme me regarde comme si j’étais tombée sur la tête, lorsque j’entends une clameur :
— Je crois qu’on a marqué, lui dis-je.
Il se jette sur son smatphone, le manipule avec fébrilité :
— Pourvu que ce ne soit pas un hors jeu !
Il est vrai que les Bleus les ont accumulés durant les précédentes rencontres. Nous avons tourné dans la rue du Louvre et nous passons devant la Bourse du commerce, quand on entend un nouveau hurlement provenant de la ville entière. Le garçon se précipite sur trois jeunes filles qui regardent le live sur leur mobile. Tous les quatre de hurler en lançant les bras en l’air :
— 2-1 !
J’en ai oublié d’appuyer sur le stop. Heureusement le conducteur doit être également troublé car il roule au pas et je descends à ma station. Au moment où j’ai posé le pied sur le trottoir, j’entends derrière moi le jeune homme pourtant très occupé à regarder le match avec les jeunes filles me lancer un « Au revoir ! » emprunt d’une sympathie qui m’a réjoui le cœur, car je me sentais un peu mégoteuse au milieu de toute cette liesse.
Je retrouve Gilles qui vient juste d’arriver, après avoir traversé un jardin des Halles surexcité. Il a ouvert la télévision et il me dit :
— 3-1. On gagne.
Puis il va faire autre chose. Je crois qu’il supporte mal le trop plein d’émotion de ces compétitions sportives. Je me suis jetée sur mon fauteuil, prête à savourer une victoire inespérée.
C’est ainsi qu’en quelques minutes, j’ai assisté à la déroute. Coup sur coup, deux buts encaissés. L’horreur ! je dois avouer que je n’ai pas eu le courage de rester après le deuxième tire-au-but…
Mon ami Bernard m’a envoyé une photo de la tour Eiffel aux couleurs de la Suisse, mais il a ajouté :
— À ce niveau, c’est une loterie ! Et puis, les Bleus ont été victimes des médias, trop favoris !
Je lui ai répondu :
— Comment est-il possible de jouer au milieu des hurlements de soixante mille spectateurs ?
— D’autant plus que c’est une histoire de millimètres quand ils touchent les poteaux !
Par la suite, j’ai pensé au jeune homme du bus. Il a dû croire qu’il avait voyagé avec une extralucide !
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