Ce matin-là, j’étais entrée dans ma pharmacie habituelle, une petite officine. La pharmacienne, la cinquantaine, petite brune robuste est au courant de tout ce qui se passe dans le quartier. Elle peut anticiper un renouvellement d’ordonnance, connait les médecins à cinq cents mètres à la ronde. Pas docte pour deux sous, elle mène sa barque avec Sophie, une jeune métisse discrète et placide, et donne des conseils souvent judicieux. La proximité des Halles et de sa faune met parfois son autorité à rude épreuve, mais son sens des valeurs ne s’en trouve jamais entamé.
J’ai dû attendre, car elle se préparait à pratiquer un test antigénique dans le réduit aménagé sous l’escalier. Distraite, je n’avais pas vu la petite fille agrippée à la robe de sa mère, une grande noire, vêtue d’une tunique colorée, coiffée d’un turban. La femme n’était plus de première jeunesse. Son visage marqué par la vie manifestait une inquiétude qui agitait l’enfant. Elle parvint à s’en détacher et à s’asseoir sur la chaise. L’enfant, deux ou trois ans, cheveux dressés sur la tête en petites tresses ornées de perles, plantée à côté du rideau regardait la scène avec le plus grand intérêt.
J’entendis alors des mouvements, des petits cris et une protestation : « Comment voulez-vous que j’y arrive si vous vous reculez ? ». Les cris s’amplifièrent. La petite fille regardait pétrifiée. Quand ce fut fini, la femme émergea du rideau, le visage mouillé de larmes. « Vous aurez les résultats dans 15 minutes. Vous pouvez attendre dehors », lui dit la pharmacienne. Je restais perplexe, par expérience, je sais que l’opération n’est pas si douloureuse que ça. La femme s’immobilisa et attendit debout dans la boutique. La petite fille attirée par des tubes de rouge à lèvres sur un présentoir chercha à les attraper. La mère voulut la retenir, en vain, les objets à sa portée étaient bien trop tentants.
La pharmacienne qui commençait à lire mon ordonnance sursauta et s’excusa. Elle revint vers elle pour lui montrer un banc sur le trottoir d’en face. La femme résista un moment, puis bon gré, mal gré, finit par sortir. D’habitude, peu avare pour râler contre les clients importuns, ma pharmacienne ne fit aucun commentaire. Pourtant la situation s’y prêtait. La patiente avait probablement des raisons pour se faire tester et risquait fort d’être positive à la Covid. Elle ne pouvait pas rester durant un quart d’heure dans un si petit espace. Je m’étonnais de ce silence, le mettant sur le compte de la discrétion professionnelle.
Comme je sortais, je vis l’enfant qui jouait sur le large trottoir et la mère assise sur le banc. Celle-ci me regarda d’un air interrogatif. Je me suis demandé si elle parlait français.
Au retour, j’ai raconté l’aventure à Gilles. Il m’a dit : « Je crois que cela peut faire très mal à certaines personnes. Ça dépend des gens ». Et j’ai repensé à ce qui s’était passé.
Ma pharmacienne m’avait plusieurs fois tenu des propos désobligeants à l’égard des noirs du quartier. Il est vrai qu’ils sont assez énervants à squatter les allées du jardin des Halles, musique à toute pompe. Par ailleurs, chaque samedi le quartier avait été contraint de se barricader durant les manifestations de l’hiver 2019. Portée sur les généralisations, juive et fière de l’être, craignant pour son officine, elle m’avait évoqué un antisémitisme sous-jacent chez les gilets jaunes.
J’ai du mal à évaluer la part de racisme, autant chez moi que chez tout un chacun. Le rideau m’avait cependant laissé entrevoir la tête de la femme noire acculée contre le mur du fond, la pharmacienne n’y était pas allée de main morte ! Était-ce vraiment un acte médical sans intention particulière ? Je me suis demandé comment la femme et sa petite fille l’avaient ressenti. N’était-ce pour elles rien de plus qu’un événement comme un autre ? Pourquoi écrire ces lignes ? Quelle en est la part de subjectivité? Pourquoi vouloir les partager avec vous ? Vous l’aurez compris, toutes ces questions m’ont laissée songeuse.
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