La France est maintenant confinée depuis un mois. L’épidémie a tendance à se stabiliser. Le rythme des hospitalisations baisse un peu, mais au moindre relâchement elle risque d’exploser de nouveau.
Situation surréaliste où la moitié de la planète demeure cloîtrée chez elle, les uns en télétravail, la plupart livrés à eux-même. Les écoles sont fermées, les services publics aussi. Seules les usines essentielles et les commerces des premières nécessités sont ouverts. Certains prennent leur mal en patience, d’autres entassés dans de petits appartements et plus fragiles deviennent à moitié fous. Le président de la République a parlé à la télévision. Le confinement est prolongé d’un mois. Que va-t-il se passer lorsque les grosses chaleurs, de plus en plus fréquentes ces dernières années, vont survenir ?
Pour le moment nous sommes parmi les privilégiés. Gilles travaille son grec et répète le chant 3 de l’Odyssée par Skype. Ma vie ne change guère, mais ne pouvant plus aller à l’atelier finis les grands formats, je dois me contenter d’aquarelle et de petits modelages. On communique désormais par Internet. Il faut reconnaître que ces nouvelles façons ont du bon et font tomber beaucoup de barrières, mais j’aimais tellement les rencontres dans les bistros. Hier, jour de Pâques, nous avons eu une longue réunion de famille en visioconférence. Un plaisir ! Nous avons eu du mal à nous séparer. L’écran éteint, j’ai ressenti une étrange frustration, probablement par manque de contact physique. Nous sommes virtualisés à l’excès.
C’est pourquoi, à plusieurs reprises, j’ai laissé le confort de mes promenades solitaires autour du Palais-Royal pour m’aventurer vers le jardin des Halles. Au moins, on y rencontre des êtres de chair et d’os. Des clochards surtout. Quelques-uns sont solitaires, éparpillés sur les banquettes de pierre. Ceux-là ne vous voient pas passer, regards vagues sur des faces rougies par le soleil, abimés par la vie. L’autre jour, un étrange et rare silence régnait sur les blacks groupés devant la canopée. L’un d’entre eux en fauteuil roulant refermait leur cercle illicite. La police aurait-elle pour mission de les laisser tranquilles ?
Un peu plus loin, un homme, visage gonflé par l’alcool dormait allongé sur le banc de pierre, un livre ouvert dans les mains. Encore plus loin, un livreur est sorti d’un fourré en fermant sa braguette. Quand il m’a vu, il s’est excusé : « Ce n’est pas facile ! » m’a-t-il dit en montrant la sanisette fermée. Il a repris son vélo avec un sourire. J’ai photographié un cerisier en fleur. Encore plus loin, sous les auvents désertés des restaurants, des sacs de couchage roulés, une sorte de cuisine-salle à manger avec des bouteilles de jus de fruits, un empilement d’oranges et de pommes, des sacs accrochés aux poignées des vitrines. Les occupants s’étaient absentés laissant leur domicile à la garde de Dieu, à deux pas de l’église Saint Eustache et de sa soupe installée sous le porche. Quels sont ces hommes ? Quelle est leur histoire ? Ils me voient passer avec une certaine complicité. Il y a tant d’années que j’erre dans la ville sans autre but que de participer à une solidarité urbaine qui me chauffe le cœur.
L’un d’eux, assis par terre, le pinceau à la main, gouaches alignées sur le sol peignait sous les arcades du Palais Royal à côté d’une valise ouverte, de quelques objets du quotidien, une fleur dans une bouteille en plastique. Il m’a souri et il m’a dit bonjour. Je lui ai répondu d’un salut de la main. Il a ajouté : « Prenez soin de vous ! » Je lui ai dit : « Vous aussi ! » Qui suis-je pour reconstituer son histoire ? Ils ne demandent pas de pitié. Je sais seulement qu’ils veulent exister dans le regard de l’autre. On ne peut pas se toucher, mais on peut se voir et parfois se sourire.
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