Une vieille histoire. Il y a plusieurs dizaines d’années, j’avais sympathisé avec Colette Lévine. Comme je lui faisais part de mon admiration pour la peinture de Bernadette Kelly qui exposait alors dans la galerie Jacob, rue de Seine, elle me la fit rencontrer. C’est ainsi que je fus introduite dans un groupe d’artistes qui s’était connu aux Arts Déco dans la classe de Gromaire.
Or, il se trouve qu’adolescente, j’avais été bercée par les récits de mon cousin Bernard Adenot sur cet atelier dont il faisait partie. Bien que ne peignant plus, il était resté proche de ses anciens camarades. Bernard, très beau de sa personne, élégant, jugement esthétique affirmé, avait laissé des sentiments chez la plupart des filles de cet atelier mythique. J’en fus le témoin a posteriori en tant que cousine du héros. Introduite dans leur groupe, j’ai participé à plusieurs de leurs rencontres.
Je me souviens surtout d’un repas chez Maurice Breschand et Thérèse Boucraut. Tous deux de l’atelier Gromaire, ils s’étaient mariés à la sortie de l’école. Un enfant était né, ce qui n’avait pas empêché Maurice de partir pour l’Algérie et de faire la guerre durant 27 mois. Période terrible dont Bernard, ayant subi le même sort, ne se remit jamais.
Je me souviens comme si c’était hier du petit salé aux lentilles de Maurice ! Sa bonté et son humour avaient ajouté à son légendaire talent culinaire une saveur inoubliable !
J’allais régulièrement aux expositions du groupe au point d’avoir pensé m’y être fait une petite place.
Il se trouva qu’ils ne me proposèrent pas de participer à une de leur exposition, pourtant ouverte à bien d’autres. À cela s’ajouta une attitude ou une parole maladroite de ma part qui me coupa de Bernadette Kelly jusque là très amicale. Je les perdis de vue et ne reçus plus d’invitations à leurs vernissages. J’ai cependant continué à recevoir celles de Maurice et Thérèse. Je m’y suis rendue régulièrement. C’est d’ailleurs ainsi que je fis la connaissance de Philomuses.
Ce fut une grande tristesse d’apprendre la maladie de Maurice, ses souffrances interminables et son décès. Thérèse fit une vente d’atelier à Drouot que j’ai racontée dans ses chroniques.
Le temps a passé. Thérèse arrive maintenant sur ses 94 ans et elle continue de travailler dans leur maison d’artiste du côté de la Butte aux Cailles.
Lundi dernier, je me suis rendue au vernissage de son exposition dans la Mairie du 13e arrondissement.
Quel plaisir de voir le travail de ses cinq dernières années ! Les toiles bordaient le large couloir menant à la vaste salle d’exposition couverte de toiles de grand format. Impressionnantes de vitalité, il en émanait une volonté, une poésie, les traces des sensations passées. Le temps retrouvé !
Oui, j’ai pensé à Marcel Proust. Surtout lorsque je l’ai aperçue, au milieu d’un cercle d’admirateurs, toute petite, assise sur une chaise, souriante, auréolée de ses cheveux frisés et lumineux.
J’ai reconnu quelques personnes. Les cheveux avaient blanchi ou avaient laissé la place à des crânes polis. Les rides et les mouvements enraidis indiquaient des âges avancés. Mais surtout, le passage du temps me sauta aux yeux lorsque son fils Jean prit la parole. Lui aussi avait blanchi, il avait dépassé l’âge de son père à sa mort.
Par la suite autour du buffet, nous avons évoqué Bernard et bien d’autres, ainsi que Karine, un modèle que je partageais avec Maurice. Je l’avais rarement rencontré, mais nous avions tant de souvenirs en commun que ce fut comme si nous étions de vieux amis.
J’ai embrassé Thérèse. Elle m’a dit :
— Viens me voir quand tu veux !
Je lui ai dit :
— Tu habites toujours boulevard Blanqui ?
Elle a rectifié :
— Rue Corvisart.
Oui, bien sûr que je vais essayer d’aller la voir !
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