Dernier bain.
Le temps est devenu exécrable. Froid et pluie continue, neige sur le Jura. Nous avons allumé le chauffage. Le soir la danse délicate des flammes, le pétillement du bois, l’odeur et la chaleur du feu de hêtre nous réchauffent le corps et l’âme. Nous savourons le silence et la chanson de la pluie sur les velux, le souffle du vent dans la toiture et la cheminée.
Pendant que mes souvenirs sont encore frais, je voudrais revenir un peu en arrière, vous évoquer nos compagnons de baignade et les relations étranges qui ont entouré des rencontres presque quotidiennes. Souvenirs d’autant plus frais que notre dernier bain date seulement de quelques jours. Il pleuvait déjà, mais un mail d’Ariane de l’autre côté du lac nous a encouragés à nous y risquer. Quel plaisir ! 21°, un rayon de soleil sur une eau argentée. Un moment à se remémorer durant l’hiver. Cependant, ce dernier jour nous étions seuls à descendre la glissière de Versoix, seuls à nager vers le large, à nous fondre dans le paysage des Alpes et détailler le dessin de ses aiguilles sur un fond de nuages clairs.
Chaque matin, un monsieur d’un âge certain nous avait précédés. Des muscles à faire pâlir les adolescents, lunettes étanches. Après s’être invariablement aspergé d’eau sur les épaules et le torse, palmes aux pieds, il démarrait tel un grèbe par une interminable plongée. On le voyait ressortir vingt mètres plus loin et s’élancer vers le large jusqu’à plus d’un kilomètre de la rive. Son dos crawlé, son crawl ventral impeccables nous laissaient perplexes sur son âge, probablement plus de 70 ans. Il ne parut jamais s’apercevoir de notre présence. Jusqu’au dernier jour. Tout d’un coup, alors qu’il remontait la glissière, il descendit ses lunettes sur son cou et me fit un immense sourire. Je pensai à une erreur de personne, mais il recommença sur le parking où nos voitures étaient garées côte à côte et me salua d’un chaleureux « Au revoir ! ». Pourquoi cette soudaine amabilité ? Mystère ! La psychologie du nageur de fond est très particulière, c’est bien connu.
Rien à voir avec les deux femmes qui tous les jours de ces trois mois ont nagé à un mètre l’une de l’autre sans cesser un instant de papoter. Que se racontaient-elles ? Des bribes me parvenaient, des histoires d’achats, de copines. Elles parlaient pour parler, comme insensibles à la beauté du lac, à la fluidité de l’eau. Mais on devinait que ce rendez-vous quotidien leur était indispensable à elles aussi.
J’allai oublier ! Le vieux monsieur et son kayak. Il longeait la rive à un rythme lent. Quand il arrivait devant la plage, plutôt que de faire demi-tour à la pagaie, il sortait son kayak de l’eau, le soulevait, le montait sur l’herbe et le faisait pivoter. Il redescendait à petits pas, embarquait de nouveau et repartait le long de la rive sur plusieurs centaines de mètres le long des noisetiers et des aulnes, jusqu’à une autre petite plage où il recommençait son manège. Combien de fois ? Je n’ai pas compté.
Et lui aussi participait à la beauté du lac, à la paix de nos matinées (lorsque les élèves de l’école de voile ne faisaient pas trop de raffut !). Ce furent des compagnons et même d’une certaine façon des amis qui me manquent confusément, maintenant qu’il nous faut retourner à Paris.
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