Sally habite à San Francisco côté Sunset, pas loin du jardin de Shakespeare, dans une de ces jolies maisons victoriennes en bois peint qu’on nomme Painted Ladies (femmes fardées). Son mari, Roger, a travaillé d’abord à Paris dans le laboratoire de Gilles, à l’époque où l’École Polytechnique était sur la montagne Sainte Geneviève, puis au CERN. Nos deux couples ont vécu en même temps dans le pays de Gex durant quelques années. Ève avait deux ans, Mickael, un an. Julien venait de naître. Depuis ce temps, notre amitié ne s’est jamais démentie et nous nous retrouvons régulièrement, d’autant plus que Sally, amoureuse de la France, vient chaque année avec sa famille sur les bords de la Dordogne. Nous sommes allés plusieurs fois en Californie. Une amitié précieuse, qui nous porte à nous réjouir des heureux événements et à nous attrister quand quelque chose ne va pas. Nos parents ne sont plus là depuis longtemps, mais nos souvenirs communs restent vivaces à Fairfax, à Nernier ou à Lozembrune. C’est maintenant à notre tour d’être les grands-parents. Le temps a passé, mais l’amitié reste.
Quel bonheur de retrouver Sally vendredi ! Elle revenait de Grèce où elle avait accompagné sa sœur Ann, une professionnelle des ONG. Celle-ci, qui vient de passer deux ans au Maroc comme professeur dans un collège, a été appelée pour donner des leçons d’anglais aux réfugiés, afghans, syriens ou africains débarqués des canots pneumatiques sur l’île de Lesbos. Sally, qui l’avait aidée à porter le matériel pendant le voyage, a participé durant quinze jours aux activités auprès des enfants.
Nous nous sommes retrouvées à l’atelier, comme si nous ne nous étions jamais quittées. Il est vrai que nous nous étions vus tous les quatre en juin, après leur rituelle randonnée pédestre européenne (cette fois-ci en Angleterre) et leur séjour à Saint-Julien. Après quelques nouvelles réciproques, Sally m’a raconté la vie quotidienne dans les camps. Correctement nourris — les subsides viennent de l’Europe et de l’ONU — les réfugiés n’ont aucune possibilité d’en sortir. Situation désespérante. Elle me dit que les activités qui leur sont offertes les intéressent, mais qu’il est rare de les voir revenir le lendemain. Elle évoqua la mentalité idéaliste de beaucoup de bénévoles et commença à s’attarder sur des situations terribles. Puis d’un commun accord, nous n’avons pas insisté, cette misère est devenue si tristement banale et cela n’aurait rien changé. Nous sommes parties dîner dans la nouvelle pizzeria, Picchetto, de la Motte-Picquet.
Ce furent encore de bons moments, malgré le raffut de la musique. Il semble qu’on ne trouve plus de restaurant où l’on puisse se parler sans crier. Nous avons évoqué nos existences, nos enfants, nos amis, les événements passés et présents. Nous avons pris le métro ensemble et nous nous sommes quittées à regret à la station Odéon. Elle continuait sur Cluny-La Sorbonne et Port Royal.
Ce matin, je reçois un mail. Sally est à Orly, elle s’apprête à monter dans son avion. Son frère et sa femme, son fils Ally ont été évacués, ils ont dû se réfugier chez elle à cause des incendies. Ils habitent les uns et les autres dans les collines du nord de San Francisco. J’attends des nouvelles.
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