Après la guerre de 40, une longue remise en route de l’économie associée à une explosion démographique avait jeté dans la rue des familles entières. L’appel de l’abbé Pierre de 1954 reste dans les mémoires de tous ceux qui l’ont entendu. On vit ensuite surgir dans les banlieues des immeubles pourvus d’un confort jusque là réservé aux plus riches, toilettes particulières, salles de bains. Par la suite, de vastes villes poussèrent sur des terrains agricoles, immeubles et pavillons, au milieu d’espaces verts et d’avenues arborées.
Pour les construire, on fit appel à des Italiens, des Espagnols, puis à des Algériens et des Marocains. Ils vivaient dans des bidonvilles ou dans les logements désertés par les nouveaux propriétaires. Ils vivaient entre eux, on ne les voyait pas beaucoup. Un de mes neveux a fait une thèse sur les bidonvilles. Il semble que la solidarité et la débrouille n’en faisaient pas un lieu de misère. Dans les rues, les familles en déroute avaient laissé la place à la cloche. Si le clochard était presque toujours un homme seul dont on disait « qu’il dormait sous les ponts », on voyait parfois des couples soudés vivre dans des cabanes en bordure de bois ou de terrains agricoles. Je me souviens de Roméo et Juliette à Pontoise. On les voyait déambuler, avinés, poussant un chariot rempli de récupérations. Ils mangeaient à leur faim grâce aux dons. Ils n’avaient pas l’air malheureux. On les a retrouvés gelés dans leur cabane lors du grand froid de 1956.
Durant cette période de plein emploi, c’était pour la plupart des êtres abîmés par la vie ne trouvant pas leur place dans la logique de l’époque. Hirsute, barbu et fort en gueule, d’une certaine façon, le clochard était un symbole de liberté. On en trouve des traces dans la littérature (Becket). « Le clochard céleste »
Il en est tout autrement aujourd’hui. Les frontières se sont ouvertes, les réfugiés économiques, politiques viennent du monde entier dans nos villes chercher une vie meilleure. Ils ne la trouvent pas toujours. Ils débarquent des avions ou arrivent par des parcours clandestins au péril de leur vie, souvent sans papiers et parfois avec femmes et enfants. On les voit, misérables, dans nos rues, sur le chemin du métro, sous des tentes. Aujourd’hui, les regards sur eux sont perplexes. Dans l’incertitude actuelle, la précarité des emplois, des budgets, chacun se projette et s’interroge sur son propre destin.
L’autre jour, je remontais la rue du Louvre. Un homme dormait sur une bouche de chaleur, son gros ventre nu sortait d’un pull crasseux. Un clochard semblable à ceux d’autrefois. Il ronflait, pelotonné sur une couverture douteuse. Comme un prolongement de sa masse de cheveux gris en bataille, un bébé caniche, de même couleur, frisé lui aussi, dormait dans l’arrondi de ses bras. Ils dormaient d’un même sommeil paisible.
Comme je m’étais arrêtée un instant devant le spectacle, j’ai entendu derrière moi :
— Ils sont bien là, tous les deux !
Et le passant, continuant son chemin, s’est retourné vers moi avec un sourire amusé.
Hier, je revenais du centre commercial des Halles. Une épreuve ! Devant l’église Saint-Eustache, un volumineux tas de vêtements gisait au milieu des feuilles mortes, des papiers gras et des mégots de cigarettes. Je râlais une fois de plus contre la gestion de la capitale, quand je finis par distinguer un couple allongé sous les couvertures grisâtres. Il n’en dépassait que des jeans poussiéreux. On pouvait voir la forme associée de leurs têtes sous le tas de couvertures. Un homme et une femme ? Deux hommes ? Deux femmes ?
C’est alors que surgit une main. Elle monta, sembla chercher le ciel, s’infléchit. D’un mouvement tranquille et sûr, elle s’incurva, et caressa l’autre visage qu’on distinguait à peine sous l’amas informe.
J’ai continué ma route. Un rayon de soleil, et les arbres en fleurs se sont éclairés.
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