Pianos

Frédéric Lodéon

Oui, le piano est entré dans mon existence dès ma naissance. Un compagnon aussi naturel que l’air que je respirais. Ma mère n’avait pourtant guère le temps de s’y adonner comme dans sa jeunesse. Nous l’écoutions quand les grands étaient à l’école.

Nous lui demandions comme une faveur suprème nos musiques favorites. C’était La Lettre à Élise. Je me souviens de mon émerveillement lorsque les doigts, après avoir longtemps insisté sur deux touches dont une noire (pourquoi noire ?), sautaient sur toute la largeur du clavier comme des papillons. Et puis le préféré des préférés, la sonate Au clair de lune. Le plus étrange, c’était la lenteur mélancolique du début. J’attendais à la fois avec impatience et regret le moment où les doigts de ma mère allaient s’agiter, tricoter, labourer les touches avec vivacité pour céder peu à peu la place à de nouvelles méditations.

Mon frère Yves avait un an de plus que moi, nous étions presque des jumeaux, et c’est blottis l’un contre l’autre que nous écoutions des flots plus inquiétants comme L’Appassionnata.

Ma mère s’isolait de plus en plus pour jouer. D’année en année, c’était presque devenu un sujet interdit. Nous écoutions religieusement les concerts du dimanche à la radio, et dès les premiers microsillons, les enregistrements des plus grands pianistes de l’époque, Dinu Lipati, Walter Gieseking, Arthur Rubinstein, Yves Nat… Elle disait :

— Autrefois, nous pouvions jouer de manière imparfaite, aujourd’hui, après de telles exécutions, il vaut mieux s’abstenir.

Nous avons essayé de la convaincre :

— On aime tellement vous entendre !

En vain.

Ma mère avait une amie, Anne Picault, également pianiste amateur, une femme étrange, brune et élancée, un peu excentrique, habillée à la pointe de la mode. Elle jouait sur un « demi-queue » qui remplissait son salon. Quand j’avais 18 ans, elle m’avait invitée dans sa maison de Bréhat, la très belle « Maison du capitaine ». Elle avait convié des amis à dîner. Je me souviens des conversations intelligentes et animées. Elle s’était soudain tue et avait pris un air étrange. Comme une somnambule, elle avait quitté la table et s’était assise devant son piano. Elle avait lancé une volée de notes, monté, redescendu le clavier, démarré une mélodie, avait laissé le silence s’installer à regret. Puis elle s’était levée lentement, avait regagné sa place et repris la conversation comme si de rien n’était, en maîtresse de maison aguerrie.

Par la suite j’ai négligé la musique classique et le piano, à plusieurs et belles exceptions près, comme les concerts organisés chez mon amie Nelly Roukhadzé, pianiste professionnelle et sœur de Marie-Hélène.

Je travaillais en écoutant la radio, plutôt des émissions littéraires sur France-Culture.En 1992, le démarrage du « Carrefour de Lodéon » fut un rendez-vous inéluctable, une joie de tous les jours. Je remercie Frédéric Lodéon du fond du coeur. Violoncelliste de talent et chef d’orchestre, il s’était reconverti en passeur d’une musique vivante et sensible.

C’est ainsi que j’ai entendu les Impromptus de Schubert par Alfred Brendel. Y ai-je retrouvé le piano de mon enfance ? Une voix s’adressait à moi, juste, claire, humaine, inqualifiable mais essentielle. Chaque note comptait. Elle trouvait une place parmi mes émotions et mes sentiments.

Par la suite, j’ai acheté les CD de Brendel, et j’ai été éblouie par sa sonate en la mineur de Schubert. Comme dans un jardin avec ses fleurs, ses massifs et ses arbres, il avait mis de l’ordre dans le propos pour mieux en exprimer la vie. J’avais subi à cette époque des deuils et je retrouvais le méli-mélo du chagrin, de la perte, la joie des souvenirs, apprivoisé par les doigts du pianiste. Pleurs et sourires s’y entremêlaient avec vérité et précision pour avancer de nouveau.

Je suis allée l’écouter, seule, à la salle Pleyel. Le miracle s’est reproduit.

Pour la petite histoire, je me souviens que Pierre Boulez était assis devant moi, à côté de Xénakis et sa femme Françoise et ses lunettes rouges.

Depuis, le piano m’accompagne, comme un fidèle compagnon. Il me ragaillardit, il me stimule et j’en entends les frémissements, les cris les plus violents.

C’est à cette époque que j’ai acquis celui sur lequel je joue à Tougin.

Or il se trouve qu’un petit concert a été organisé dans la salle commune de l’immeuble de mon atelier à Paris. Un piano trônait derrière les chanteurs qui se sont succédé. J’ai appris qu’il avait été déposé là par un copropriétaire.  

Un beau piano ! Ancien, en bois couleur dorée, demi ou quart de queue. Il fallait que je me renseigne.

Une autre histoire…

(à suivre)