
Nous voilà de retour à Paris pour longtemps, sans projet de déplacement en vue avant le printemps prochain, du moins pour le moment.
Je suis retournée à l’atelier avec un grand plaisir. Devenue assez habile dans l’emballage des céramiques, j’avais pu transporter sans problème la seconde partie de la Promenade au bord de l’eau dans le TGV puis dans le métro. J’ai commencé à l’émailler.
Un concert à Philomuses par un jeune pianiste, Ruben Micieli, qui revenait tout juste de Varsovie où il était parvenu jusqu’aux demi-finales du concours Chopin. Une grande valse brillante, la sonate n° 2, mazurka, … superbe ! Comment peut-on faire des choses pareilles ?
Et justement, en matière de piano, Chantal Stigliani, notre hôtesse à Philomuses en connait un rayon, elle-même concertiste, elle a joué dans le monde entier. Elle vient d’enregistrer la première partie du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach.
Nous avons discuté du piano de La Motte-Picquet. Une histoire bien étrange qui a commencé dans mon enfance.
Ma mère jouait du piano. Il y en avait deux dans notre maison à Pontoise. Elle jouait surtout l’après-midi lorsque nous étions à l’école. Chopin, Bach, Beethoven tout particulièrement, avaient bercé nos oreilles au réveil de la sieste jusqu’à notre scolarité,
Elle jouait sur le piano du salon, un piano qui lui venait de sa mère, au son puissant et brillant.
Nous disposions librement de celui de l’étage, dans « le petit salon ». Mes frères et sœurs ainés avaient pris des cours. Mademoiselle Bayle, Jeanne Bayle, la cinquantaine dépassée, visage sévère, chiffonné, chapeau vissé sur la tête, venait chaque semaine à la maison. Une époque où l’on tapait sur les doigts des enfants et où on les bassinait avec le solfège. Elle les avait dégoûtés de l’instrument. Lorsqu’à mon tour, j’aurais pu démarrer, ma mère a jugé inutile et peut-être néfaste de poursuivre l’expérience.
J’ai donc tapoté toute mon enfance sur « le piano du haut », seule avec La Méthode rose que j’avais demandée pour ma fête. Dépourvue de la mémoire nécessaire, ce ne fut pas concluant, je me suis contentée d’entendre la musique des autres. C’était l’époque des Jeunesses Musicales de France et de ses concerts, mes parents achetaient des disques. Vers l’âge de quinze-seize ans, je suis même allée avec mon amie Marie-Hélène Roukhadzé assister au concours Jacques Thibaud – Marguerite Long au Théâtre des Champs-Elysées.
Les religieuses de l’école Notre-Dame de la Compassion avaient recueilli une concertiste transfuge d’Europe de l’est. Elle travaillait le Concerto de l’Empereur pendant les classes. J’aimais l’entendre répéter inlassablement une montée de notes, peaufiner un passage, reprendre le tout, fenêtres grandes ouvertes sur le parfum des marronniers en fleurs. Une musique qui ne nuisait pas aux propos de nos professeurs, mais les accompagnait de sa solidité, de son humanité. Parfois les oiseaux se mettaient de la partie.
J’ai toujours eu un étrange compagnonnage avec les pianos. Je me souviens d’à peu près tous ceux que j’ai croisés, même de ceux que je n’ai pas entendus, leur forme, leur bois, leur position dans la pièce. Un peu comme des frères ou des amis, des personnes vivantes, susceptibles d’offrir des merveilles.
Puis le temps a passé. Vers la cinquantaine, les enfants étant étudiants, nous avons acheté un piano. Comment et pourquoi ai-je eu cette audace ? Je ne m’en souviens plus. Ce fut une joie qui ne m’a jamais quittée.
Avec l’aide d’une méthode pour adulte, j’ai pu assez vite avoir accès à des petites pièces comme des petits préludes de Bach ou des rondos de Clémenti, par la suite la petite sonate de Mozart ou des valses de Chopin. Bien sûr, je ne sais toujours pas vraiment jouer, mais j’ai appris quelques gammes, j’ai soigné les rythmes, les temps et les silences avec une certaine rigueur. Mon piano coréen me ravissait, au son net et doux. Un plaisir secret, car je n’ai jamais pu en dehors de rares exceptions jouer en public. Seuls ma famille et mes voisins m’entendent.
Il a déménagé de Paris à Tougin où il s’est bien trouvé. Je l’ai un temps remplacé à Paris par un clavinova, un clavier électrique, mais la sensualité de la touche me manquait. Aujourd’hui, je ne joue qu’à Tougin. J’aime entendre les oiseaux me répondre, les voisins s’inquiètent quand ils ne m’entendent plus.
Il y a deux ans un curieux phénomène climatique a provoqué des remontées de nappes phréatiques dans les murs de la maison. Mon piano n’a pas aimé. Il s’est enroué. Quelle tristesse ! C’était un peu comme si je perdais la voix d’un ami. Je l’ai presque retrouvé cette année et je recommence à savourer le Bach-Marcello que Nick m’a appris à apprivoiser.
Or il se trouve qu’un piano, et c’est où je voulais en venir, vient d’être installé dans la salle commune de l’immeuble de mon atelier, avenue de La Motte-Picquet. Un Pleyel de 1918, à la disposition de tous les habitants.
(à suivre)
