Non, ce n’est pas encore comme avant. Il est probable d’ailleurs que ce ne sera plus jamais comme avant.
Le virus, bien que maîtrisé pour le moment, continue de circuler. Et la vie reprend vaille que vaille. Une certaine nervosité apparaît çà et là dans les comportements. Les bicyclettes recommencent à rouler sur les trottoirs, brûlent les feux rouges. Les embouteillages sont fréquents. Beaucoup de stations de métro sont fermées et les autobus circulent parfois avec une irrégularité éprouvante. On parcourt des kilomètres à pied dans un vacarme oublié durant deux mois. Les magasins sont loin d’être pris d’assaut à l’exception de quelques uns comme le Made.com au pied de chez nous et sa queue de cinquante mètres sur le trottoir. Il vend des meubles prisés par les jeunes bobos.
Dimanche matin, je suis allée voir les préparatifs du concert de Jean-Michel Jarre annoncé pour le soir au Palais-Royal, fête de la Musique oblige. En fait, il avait été enregistré durant la semaine ; il ne restait plus que quelques caisses de matériel et un grand rideau noir suspendu aux galeries du ministère de la Culture. Dans le jardin qui reprend peu à peu forme un groupe silencieux de retraités pratiquait le taï-chi, comme pour conjurer le sort. L’avenir est sombre, l’économie plonge et la récession s’annonce douloureuse.
Le jardin des Halles tourne de plus en plus à la Cour des Miracles. S’y retrouvent des jeunes de banlieue venus faire la fête, des drogués, des clochards. Ils abandonnent sur le sol et sur les banquettes en béton des bouteilles vides, des barquettes en plastique plus ou moins dégoulinantes de nourriture, des vêtements, des masques usagés et même des chaussures. On voit revenir des jeunes émigrants plus perdus et obstinés que jamais. Où étaient-ils pendant le confinement ? Ont-ils été malades ? Un corps allongé sur un matelas a attiré mon attention. Des boucles de cheveux blancs dépassaient d’une couverture ; une femme âgée, yeux clos dans un visage marqué par le soleil et les rides. Quelle tristesse ! Le confinement semble avoir fait des dégâts chez les personnes précaires, dont on n’a pas encore une idée bien nette.
Je voulais retrouver Antoine à la sortie de la messe de 10 h à Saint-Eustache. Je n’ai pas vu l’habituel mendiant et son chien. La porte était fermée. J’avais cru les cultes autorisés à reprendre leurs activités. Il est probable que la réunion des évangélistes de Mulhouse a rendu la communauté scientifique et médicale méfiante.
J’ai continué par le marché de la rue de Montmartre ; ses commerçants étaient à peu près tous revenus. Il y avait pas mal de monde. L’étal de fruits et légumes derrière un rideau de plastique brillait dans la lumière. J’ai sorti mon smartphone de ma poche. Le temps que je me batte avec sa mise en route, la jeune vendeuse était devant moi. Je l’ai cadrée : « Je peux ? » Elle a hoché négativement la tête. « Dommage, vous êtes tellement mignonne derrière vos fruits ! » Elle m’a dit, après un silence étonné : « Vous ne voulez pas m’acheter des cerises ou des fraises, ma chérie ? » Mais je savais que Gilles allait en rapporter pour le déjeuner. Elle s’est écartée et j’ai touché la pastille de l’écran.
Dans la petite foule, je me suis aperçue que j’avais croisé un voisin ; nous ne nous étions pas salués. Une seconde d’étonnement, et je me suis rappelé qu’il ne sortait jamais sans sa casquette sur les yeux, son masque sur le nez et des gants de plastique. Comment aurait-il pu s’approcher d’une personne sans masque ? L’épidémie permet de relativiser les comportements…
Le soir, Paris vibrait de musique. Je ne suis pas sortie, mais j’entendais des cris de joie. Espérons que cette parenthèse dans les mesures de distanciation n’aura pas de conséquence sanitaire.
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