
Cette semaine, nous avons décidé de décrocher de Tougin. Nous n’avions pas bougé depuis la balade à Nernier, début juillet. Nous n’étions même pas montés dans le Jura, peut-être à cause de la chaleur. Ca ne pouvait pas durer !
Nous avions vaguement entendu parler de la réouverture d’un musée d’art contemporain à Lausanne, c’était le moment ou jamais d’aller faire un petit plongeon dans le monde des installations, des performances, des immenses toiles, des bricolages inspirés. J’avais besoin d’être bousculée.
Sur l’autoroute, on a vu les Alpes dessiner ses pics, ses dents, ses crêtes, ses monts au-dessus du lac, avec une précision annonçant la pluie pour le lendemain. Un léger nuage effiloché cachait le sommet du Mont-Blanc.
Il n’est jamais facile de se retrouver dans le dédale étagé de Lausanne et nous avons raté l’entrée du parking, nous obligeant à nous garer à cent mètres de dénivelé du musée. Très mauvais pour la tendinite qui me tourmente ces temps-ci. Sans vergogne, j’ai pris l’ascenseur d’un immeuble ce qui m’a fait gagner huit hauteurs d’étages au grand dam de Gilles.
Un grand et long bâtiment s’étendait devant les voies ferrées. Il abritait plusieurs musées, théâtre et organisations culturelles, selon le système suisse des fondations.
Nous sommes entrés dans un vaste hall, accueilli par un arbre de Penone. Encore plus élevé peut-être que celui qui a trôné durant une année sur le parvis de la fondation Pinault à Paris, il était entouré d’une sorte d’essaim d’abeilles dorées.
— Bronze et or, précisa la femme à la caisse.
Collections permanentes et expositions temporaires se partageaient les lieux de part et d’autre d’un vaste espace qui plongeait d’un côté par d’immenses baies vitrées sur les voies ferrées et le mouvement des trains, de l’autre côté sur les façades des immeubles ocres avec balcons, typiques de la belle Époque alignés le long de la place d’accueil où se préparait une sorte de kermesse colorée.
L’harmonie du tout, l’espace, la vie s’en dégageant étaient impressionnantes.
Nous avons commencé par l’art contemporain, collection et exposition temporaire. J’avais déjà vu les grosses épines disposées en vagues sur des grands formats noirs à la fondation Pinault. J’ai pensé que certaines de ces œuvres commençaient à s’ancrer dans l’univers des musées, comme en son temps les empilements d’Arman. Je m’étonnais de m’en étonner, inquiète cependant des problèmes de conservation soulevés.
Des céramiques réunies dans une pièce ont naturellement attiré mon attention. Des boîtes mystérieuses, un grand bouquet de fleurs, une superbe envolée comme une aile d’oiseau.
On tournait autour de tissus pendus sur des tringles. Teints de colorants naturels, recousus de pièces à l’image des voiles de vieux bateaux, ils paraissaient rustiques par rapport aux soieries, aux fils d’or en cascade qui ont rempli la fondation Cartier et bien d’autres expositions cet hiver à Paris.
Je n’ai pas tout mémorisé, mais j’ai pensé qu’aujourd’hui l’œuvre cherchait à se substituer à la vie, la matière devenant suffisante, la conceptualisation souvent comme unique objectif.
Étrangement, le saut dans la partie classique du musée cantonal composée d’œuvres d’artistes helvétiques ne choquait pas. Les vaches sur fond de montagnes, les Diday, Calame du 19e, les Hodler, Dubuffet, Balthus du 20e siècle semblaient même trouver leurs assises dans la proximité des œuvres contemporaines. Un portrait par Hyacinthe Rigaud m’a sauté aux yeux, une duchesse au regard ironique.
Après la visite, nous nous sommes attablés à la cafétéria. Plateau central, banquettes latérales en cuir noir, lampes suspendues, design. Quand Gilles est allé chercher la voiture, un homme d’environ soixante-dix ans, coiffé d’un bonnet chinois, s’est installé avec sa femme et son fils à une table à côté. Je l’entendis demander une bière.
Sans un mot et presque sans un regard, la jeune fille lui présenta la carte, une sorte de menu luxueusement relié. Il haussa la voix :
— Je ne vous ai pas demandé la bible, je vous ai demandé une bière !
Seules de savantes décoctions exotiques y étaient proposées, ce qui mit l’homme dans une rage silencieuse. Ses compagnons s’étant esquivés, je lui ai demandé avec un sourire :
— Vous êtes français ?
Il hocha la tête en me regardant d’un air soupçonneux. Je l’ai rassuré :
— Moi aussi !
Il dirigea un doigt vers son estomac :
— Tout ça me porte sur l’estomac. Et il n’y a pas de bière !
Il laissa filer un silence et dit, à la fois fataliste et amer :
— L’architecture est magnifique, le mélange des genres est intéressant. Il faut parfois se laisser secouer !
— Vous êtes artiste ?
Il murmura ;
— Dessinateur.