![Le Figaro - La Table du Luxembourg : Paris 75016 - Cuisine Française](https://scope.lefigaro.fr/static/media/srcimages/photo_huge_lieu_r10134735_1.jpg)
Je pédale.
On a d’abord installé le vélo dans la salle à manger-atelier. Au soleil, c’était bien. Mais il a fallu rallonger la table pour le cercle de lecture de tragédie grecque de Gilles, 13 participants hier. On l’a fait rouler dans mon bureau. Quand je sens mes jambes s’engourdir, je pédale. Je crois que je vais le laisser là, c’est plus commode.
Et puis, grâce à des voisins, j’ai trouvé une charmante kiné, Séverine. La vingtaine, ravissante, souriante, élancée et souple, elle vient de Martinique. Elle me dit :
— Là bas, c’est le paradis !
Je réponds :
— Si j’y vivais, je passerais des heures à nager dans la mer et je n’aurais plus de contractures !
Elle me dit :
— Sûr ! On irait ensemble, ce serait super !
Sa jeunesse m’enchante.
Barbara est passée par Paris à son retour de San Francisco. Elle habite à Ferrare. Elle aussi est une mine d’histoires passionnantes. Sa fille, la charmante Tonia, est en couple avec Thalia, Américaine d’origine grecque. Elles habitent pour le moment non loin de chez Barbara à Ferrare. Thalia a mis au monde un petit Ulysse par don de sperme. Leur enfant a maintenant 6 ans. Il parle déjà couramment trois langues, l’anglais, l’italien et le grec. Il fait du sport et beaucoup d’autres activités. Incroyablement beau et intelligent, sociable, il est élevé par « ses deux mamans », sans problème pour le moment. Thalia voudrait déménager à Philadelphie pour mettre Ulysse dans la meilleure école des États-Unis, ce qui désole, et inquiète notre amie. « Il va se révolter un jour ! »
Oh, Alain, je veux parler de toi !
Il m’était arrivé de déjeuner à côté de lui, quand je rejoignais Gilles et les hellénistes après leur matinée mensuelle de traduction d’Homère. La veille, le vendredi après-midi, Alain réunissait chez lui un groupe dont Gilles faisait partie, spécialisé dans la tragédie grecque. Depuis de nombreuses années, nos rencontres confiantes et souriantes, ses souvenirs d’inspecteur d’Académie, ses opinions libres et bienveillantes sur des sujets difficiles avaient tissé des liens dont j’ai mesuré l’importance quand il m’annonça qu’il avait un cancer.
— Un cancer du poumon, moi qui n’ai jamais fumé !
Je me souviens de ce mois de juin, lorsque le Covid et la pluie avaient contraint le Café homérique à se réfugier sous le kiosque du jardin du Luxembourg. Profitant d’une éclaircie, nous avions déjeuné sous les arbres. Un voile de tristesse m’avait alertée. Il regrettait de devoir rester à Paris tout l’été pour une radiothérapie.
— Je devais aller chez ma sœur en Bretagne.
— Après ça, tu iras mieux, j’en connais beaucoup qui s’en sont remis !
Son air dubitatif m’avait fait comprendre que le pronostic n’était pas bon. Un jour de tristesse marqué en fin d’après-midi par un énorme orage sur Paris. Tonnerre, éclairs, trombes d’eau.
Alain était célibataire, sans enfants. Nous avions su par Éliane, professeure de latin-grec, qu’il avait été un inspecteur d’une grande humanité. Dans l’église parisienne, nous étions très nombreux à accompagner son cercueil. Nombreuses aussi furent les paroles d’amitié qui témoignèrent de moments précieux vécus avec lui. Pour un célibataire sans conjoint, sans enfants, le fait était exceptionnel.
Les larmes me sont montées aux yeux lorsque N’Guyen a chanté l’Ave Maria de Schubert de sa voix de haute-contre. Une ferveur simple, bouleversante. J’ai repensé à ma cousine Nicole.
Nous nous sommes retrouvés ensuite dans un café à côté de chez Alain. C’est ainsi que nous avons appris son histoire par deux représentantes de son groupe d’écriture.
Je ne sais trop pourquoi, j’ai demandé avec la simplicité qui le caractérisait :
— Finalement, il était homosexuel ?
La réponse a fusé avec la même simplicité, à voix basse mais distincte :
— Oui.
Ce groupe littéraire composé en majorité de psychanalystes avait pour fonctionnement l’écriture automatique, spontanée. Il avait confié à l’écrit ce qu’il n’avait jamais dit à personne.
— À l’adolescence, il n’allait pas bien. Quand il a compris qu’il était homosexuel, il l’a dit à ses parents et ce fut un drame. Dévalorisé, sali, il avait été contraint de se taire, de s’interdire même d’y penser.
— Il a eu une vie très riche ! ai-je dit.
— Il a sublimé. Aidé par son amour de la nature.
Elle a ajouté :
— Nous nous sommes tus, d’autant plus que d’autres secrets de famille avaient émergé de nos rencontres.
Autour des tables, les langues se sont déliées. Dans les derniers jours, N’Guyen était allé plusieurs fois le voir à l’hôpital.
— Il reste bien décidé à se battre jusqu’au bout, nous avait-il dit.
Il lui avait annoncé qu’il s’était marié durant l’été avec son ami Laurent. Et Alain pour la première fois s’était exprimé sur son homosexualité, librement, avec confiance.
— À huit jours de sa mort !
On n’en a pas su davantage. Le silence qui a suivi, fut un condensé d’amitié et de respect.
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