Les Touginois à Paris

Je m’attendais au pire. Marcel, 86 ans, est diabétique, il venait juste de cicatriser d’une plaie au pied après des semaines de soins infirmiers. Son épouse, Jacqueline souffre d’un lupus. Denis, 60 ans, ne valait guère mieux, le genou en marmelade. Mais l’autre Jacqueline, la soixantaine dynamique, avait décidé d’avaler Paris.

Moi-même, je ne suis pas très fraîche. Une tendinite me tracasse depuis un moment. J’avais rangé et nettoyé l’atelier. Nous avions transporté couettes et draps en taxi la veille. Ce matin-là, je leur ai ouvert la porte avec un rien d’inquiétude.

À Tougin, nous les avions mis en garde au sujet des escaliers de métro et de l’agitation de la ville. Ils nous écoutaient avec attention, eux qui ne manquent jamais de nous dire qu’ils ne pourraient pas vivre à Paris, qui nous voient arriver comme des naufragés.

En fin de matinée, j’ai entendu le rire de Jacqueline C. sur le trottoir. Quand j’ai ouvert la porte, j’ai vu nos quatre amis, solides sur leurs jambes, discrètes valises à roulettes au bout des bras, sourires aux lèvres, étonnés de mon inquiétude. Ils m’ont sauté au cou avec une chaleur revigorante.

Ils ont déposé leurs affaires et nous avons déjeuné sur une terrasse de La Motte Picquet au milieu des rires et des conversations des employés de l’École Militaire en pause midi. Ça les changeait de Tougin !

Comme nous devions aller tous ensemble le soir au théâtre du côté de l’appartement, ils avaient décidé d’aller passer la journée dans le centre. On en a profité en sortant du métro pour faire un tour du côté des passages, de la Bourse et du Palais-Royal.

Un message nous a alors annoncé que la séance était annulée, ce qui n’a en rien altéré leur bonne humeur. Ils observaient tout. Rien à voir avec les touristes habituels. La Banque de France, c’était leur banque, le Conseil constitutionnel, c’était la garantie de leur république, le Musée du Louvre, leur musée. Ils étaient au cœur de la France.

Après s’être reposés un moment à l’appartement, ils nous ont quittés, décidés à déambuler sans préjugés dans le quartier des Halles. Ils avaient gardé Notre-Dame, le but premier de leur voyage pour le lendemain à la première heure.

Vous n’imaginez pas tout ce qu’ils ont vu durant ces trois jours, avec quelle inventivité ! Ces petits coins qui font le charme de Paris, le mur végétal de la rue d’Aboukir, mais aussi le Panthéon. Quand ils nous ont dit qu’ils avaient passé la dernière journée à Versailles, nous nous sommes souvenus des marches interminables vers les Trianon, autour des bassins. En fait, ils avaient repéré le petit train qui transporte les visiteurs. Ils s’arrêtaient dans des cafés, discutaient avec leurs voisins et tout n’était qu’aventure, de futurs souvenirs.

Quand ils sont repartis, j’ai pensé à nos parents et surtout à nos grands-parents rivés à leurs fauteuils au même âge. J’ai aussi pensé à mon pessimisme. Ils m’avaient donné une belle leçon de vie.

Marcel m’a dit :

– On te remercie de ton hospitalité. On a vécu des moments merveilleux, on a des souvenirs pleins la tête. Je ne sais pas si nous pourrons recommencer, mais nous en avons bien profité.

Le lendemain, lorsque j’ai pris le métro pour aller travailler, après avoir rangé mon atelier, je me suis dit qu’il était beau d’avancer, de goûter à travers les difficultés au moindre rayon de soleil.

Nous attendons maintenant Roger et Sally, nos amis de San Francisco, qui arrivent de chez leur sœur Barbara à Ferrare. Eux aussi ont repoussé les limites de l’âge.