Mardi dernier, rebelote : la Sorbonne pour Les Suppliantes d’Eschyle.
À la suite du blocage du mois de mars par les contestataires « antiracistes » du Blackface, la Sorbonne a décidé au nom de la liberté d’expression et de la sauvegarde du patrimoine culturel, de présenter à nouveau la pièce devant un parterre de ministres, de députés, de représentants d’organisations culturelles. L’affaire ayant fait grand bruit dans les médias, neuf cents personnes ont rempli à craquer le Grand Amphithéâtre.
J’étais dans mes petits souliers, car Gilles jouait le rôle principal celui du roi d’Argos, celui qui doit décider au nom du peuple, de l’accueil des réfugiées nubiennes (d’où la couleur contestée de la peau, cuivrée ainsi que les masques pour l’occasion). Le texte nécessite une mémoire dont il fait rarement preuve dans la vie courante.
Au début, le chœur des Nubiennes présente le pourquoi du comment, les origines et l’historique de leur demande. Exercice difficile. La synchronisation des voix, les danses de quatre d’entre elles, le rendent à peu près impossible, on entendait très mal. Un rien de somnolence commençait à envahir les lieux, les regards flottaient perplexes sur la fresque de Puvis de Chavannes : Le bois sacré de la connaissance, lorsque le roi d’Argos et son interprète sont arrivés. La présence et l’autorité du souverain, la complicité démocratique du duo s’imposèrent. Ce fut un plaisir de reconnaître nos problèmes contemporains dans un texte qui datait de plus de deux mille ans.
À chaque fois que le chœur intervenait, c’était plus difficile. L’acoustique du grand amphi est déplorable. Je saisissais quelques mots et en reconstituais laborieusement les manques jusqu’au moment où un frémissement chatouilla mes oreilles comme du vent dans les oliviers, comme la légèreté d’une cascade dans un vallon sauvage. C’était le bruit des feuilles du texte intégral que le public tournait d’un seul geste. Je cherchai au fond de mon sac le fascicule remis à l’entrée de l’amphi et ce fut un plaisir que je n’avais jamais connu jusque là : suivre le texte au rythme du chœur, des danseuses, des héros, sorte de spectacle total, participatif, sans perdre la beauté du mot écrit, le rythme poétique de sa scansion graphique. Une belle expérience ! À la fin, les applaudissements furent nombreux, comme une sorte de prolongement du ruissellement du texte.
Gilles appela sur mon mobile, et je me glissai entre les huiles pour gagner la salle où devait avoir lieu le cocktail. Je fus vigoureusement arrêtée par les vigiles et policiers. Revêtu de sa toge, il les persuada royalement et néanmoins démocratiquement de me laisser passer.
Je retrouvais la troupe dans cette atmosphère si particulière des après spectacle. Le ministre de la Culture serrait les mains du chœur, jeunes étudiants de Besançon, un peu intimidés par la circonstance.
Lorsqu’il s’est tourné vers moi, je me suis présentée :
— Je suis la femme du roi d’Argos.
Il s’inclina et répondit en souriant :
— Bonjour Majesté !
J’ai continué :
— … Et je suis de Nernier.
Il me regarda, incrédule. Il faut dire que le village est minuscule.
— Nernier, où j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie ! s’exclama-t-il.
J’y avais très bien connu sa famille. On a failli s’embrasser devant le président de l’université stupéfait.
Le lendemain, les journaux de droite ou du centre évoquèrent la soirée. À gauche, du fait de la présence des membres du gouvernement le silence fut assourdissant. Eschyle n’était pas tout à fait parvenu à se faire entendre.
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