
La Leçon de musique. Henri Matisse. Huile sur toile, 245, 1 x 212,7 cm.
Presque chaque soir, avant de partir, je vais jouer sur le piano de l’immeuble de mon atelier. Quelqu’un l’a recouvert d’une sorte de housse molletonnée et je devine s’il a été utilisé à la façon dont elle est tirée.
Je pense souvent à La Leçon de piano de Matisse, un peu comme si j’en suivais une trace.
Mes partitions sont à Gex et j’ai cherché dans Paris mes morceaux préférés. Les boutiques Beuscher ont disparu. Une seule en vend encore, prise d’assaut derrière la gare Saint Lazare. Depuis un siècle, Les Classiques Favoris de chez Lemoine éditaient, classées par difficultés, de belles partitions agrémentées de leurs doigtés. Hélas, seuls quelques-uns ont été réédités, maladroitement, sur un papier peu maniable.
Je les ai cherchés d’occasion sur Internet. Ils sont devenus une rareté vendue à prix d’or. Commandés il y a plus d’un mois, j’attends toujours les petits préludes de Bach.
J’ai glané ce que je pouvais sur Internet et je me débrouille en attendant de pouvoir scanner les partitions de Tougin.
Pour quelqu’un d’aussi peu habile que moi, changer de piano n’est pas facile et mes doigts dérapent beaucoup. Je crains toujours d’ennuyer les occupants de l’immeuble. La semaine dernière, une dame très active lors des fêtes est entrée dans la salle pour la montrer à des amis. Je m’étais arrêtée de jouer. Elle a dit :
— Je vous en prie, continuez. On ne veut pas vous déranger.
Et elle a ajouté :
— C’est agréable de vous écouter !
Je n’en revenais pas ! Elle m’a un peu rassurée.
Un autre jour, une petite jeune fille a entrebâillé la porte et a montré le bout de son nez. Je lui ai fait signe d’entrer. Elle s’est avancée avec timidité.
— Tu sais jouer du piano ?
— Non ! Mais je voudrais bien. C’est beau.
Après un long silence, elle a murmuré ;
— Vous pourriez m’apprendre ?
Je lui ai dit d’aller voir Anne-Laure qui pourrait éventuellement lui indiquer quelqu’un.
Depuis, elle revient de temps en temps. Elle a 12 ans, se nomme Siena.
Je lui ai dit :
— Comme la ville de Sienne en Italie ?
Elle m’a dit « Oui » avec un sourire lumineux. Ses parents sont franco-allemands et libanais, elle parle un français sans accent.
Céleste, à son retour chez elle, près de Chicago, m’a envoyé un message évoquant le plaisir de nos rencontres.
L’instrument est sensible à la température, à l’humidité ambiante, il a ses jours. Mais quand il est en forme, il suffit d’effleurer les touches pour qu’il chante comme un oiseau.
C’est peut-être lui qui m’a rendue aussi sensible au rodage de Chantal Stigliani.
Chantal, pianiste d’envergure internationale, a l’intention d’enregistrer Le Clavier bien tempéré de Jean Sébastien Bach. Un travail de longue haleine. Elle convie un cercle d’amis dans son atelier du quai des Grands Augustins pour ce qu’elle nomme des rodages. J’aime beaucoup y participer.
J’avais déjà assisté à l’un d’eux au printemps. Pour une raison inconnue, Chantal avait « cogné », comme on dit dans le jargon, frappé sans nuances le clavier. Éric Heidsieck qui venait chercher du réconfort auprès du Père Bach à la suite d’un deuil récent avait exprimé son mécontentement. Une soirée désagréable.
Pour ce nouveau rodage, l’accordeur de Chantal, fournisseur des pianos du Théâtre des Champs-Elysées, lui avait prêté son meilleur piano.
— Ce doit être cher ! ai-je dit à Chantal.
Elle avait répondu :
— Pas du tout, il me l’a prêté. Il me le laisse pour quelques semaines. … Son équipe vient le reprendre de temps en temps pour des concerts en soirée, avait-elle ajouté en souriant, encore étonnée de sa chance.
— Ça ne l’abime pas ?
— Ce sont des as !
En effet ! L’escalier est étroit et le piano à queue imposant.
— Il dit qu’il doit demeurer chez moi le plus longtemps possible pour qu’on s’habitue l’un à l’autre.
Trois pianos à queue, une trentaine de mélomanes, ça fait beaucoup, mais l’atelier de musique est vaste.
Quand Chantal a démarré, le son du premier prélude a grincé dans les aigus et je me suis crispée. Mais très vite un miracle s’est produit et j’ai compris pourquoi l’accordeur lui avait accordé cette faveur.
Les préludes, les fugues se sont succédé avec une vivacité époustouflante. Rythmes, danses, respirations, silences habités, avec une étonnante audace, une solidité résolue.
Lorsqu’elle a levé les bras du piano, laissant un goût d’inachevé, d’ouvert, le silence a duré.
Éric Heidseick s’est levé et il a dit :
— Exceptionnel !
La salle s’est levée et ce fut une ovation.
Par la suite, je lui ai demandé:
— Tu vas faire l’enregistrement sur ce piano ?
— Je ne sais pas encore. Il est superbe. Pour le moment je suis plus à l’aise dans les aigus avec le mien, m’a-t-elle répondu. On verra ! J’ai du temps devant moi.
