• Colarossi

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    A vingt ans, je plongeais dans un univers étrange et inconnu, extraordinairement neuf pour moi, sans savoir qu’il avait déjà subi l’érosion du temps.

    L’atelier de la Grande Chaumière et son prolongement l’atelier Colarossi avaient eu leurs heures de gloire. Une montagne de génies de toutes nationalités les avait fréquentés : Gauguin, Camille Claudel, Modigliani pour ne citer qu’eux. Ce voisinage à travers le temps me semblait aussi naturel que le ciel au-dessus de ma tête, ou le vent dans les arbres d’une forêt.

    On quittait l’agitation motorisée du Carrefour Vavin et le trottoir de la rue de la Grande Chaumière pour franchir une lourde porte qui ouvrait sur un couloir carrelé. On laissait et on laisse encore aujourd’hui sur la gauche l’Académie de nus. Tout au bout, dans une courette, les bâtiments Colarossi, faits de bric et de broc, torchis, brique et bois semblaient défier le temps malgré leur fragilité. Notre atelier se trouvait à gauche, au rez-de-chaussée. Nous dessinions au fusain des moulages en plâtre dans la lumière blafarde de son antique verrière. Une trentaine d’élèves y préparaient les concours aux écoles des Arts Déco et des Métiers d’Art, sagement assis sur de vieux tabourets en bois devant la souveraine tête de la Vénus de Laborde (du nom de son découvreur en Grèce), ou celle du Christ de Vézelay aux yeux impérieux, devant un énigmatique bouddha ou encore devant un serein et royal capétien à couronne de fleurs de lys.

    On aurait entendu voler des mouches si elles avaient osé y introduire une aile. Comment évoquer la tension silencieuse qui accompagnait le frottement des fusains sur le papier ? Notre existence semblait en dépendre. Bras tendus, nous évaluions la largeur par rapport à la hauteur, afin de faire rentrer le dessin dans la page. Puis, toujours bras tendu, le crayon vertical, nous établissions les proportions sans lesquelles le nez, les yeux ou le menton n’auraient pas trouvé leur place et auraient rendue vaine la poursuite de nos efforts. Car il fallait ensuite faire « tourner » le volume, établir des contrastes ni trop appuyés, ni trop pâles, cligner des yeux pour saisir la cohérence de l’ensemble, le but suprême étant de traduire le caractère et la puissance des modèles. Nous nous acharnions, la gomme de mie de pain à la main sur le papier Ingres à léger relief. Nous passions une semaine à raison de trois heures par jour devant un même plâtre.

    Quand j’écris ces lignes, je ressens encore la volupté de la caresse sur le papier, les doutes et le plaisir de cette lente élaboration, cette communion avec des œuvres d’une puissance mystérieuse et intimidante. Bataille dont nous ne connaissions jamais l’issue. Et je me gratte la tête. Comment est-il possible que ce qui nous paraissait éternel, intemporel, ait laissé la place en quelques années à des enseignements, puis à des démarches artistiques si différentes ?

    Il y a peu, je me suis promenée dans l’École des Beaux-Arts après avoir assisté à une lecture d’Homère dans la Chapelle, dite Salle des moulages, laquelle avait vu des générations d’étudiants travailler leur dessin. Elle venait d’être restaurée après avoir été en partie saccagée par la révolte estudiantine de mai 68. Il est vrai que les sculptures florentines, orgueil des Médicis, transpiraient l’académisme, avec leurs guêtres et leurs pantalons bouffants, mais de là à saisir le bien fondé des nouveaux enseignements, le pas n’est pas facile à franchir.

    Nous l’avons franchi, ce soir-là, tout à fait par hasard, après avoir traversé la cour du Mûrier. J’avais voulu montrer à Gilles l’emplacement de mon ancien atelier de sculpture. Une lumière filtrait sous la porte malgré l’heure tardive. J’ai appuyé sur la poignée, elle a cédé et nous avons surgi dans la vaste salle où mes camarades et moi, nous acharnions autrefois à modeler dans la terre l’anatomie d’un modèle nu trônant sur une selle tournante.

    Nous étions alors une dizaine à travailler et à attendre le bon vouloir du « patron ». Affairé, impatient de repartir, celui-ci, une fois par semaine, posait son manteau et son chapeau sur la patère qui lui était réservée. Il nous accordait une heure, exceptionnellement deux, pour une correction qui consistait à trancher sans état d’âme à grands coups de couteau dans une fesse ou un coude. Mais c’est avec une énergie considérable, remplis de bonne volonté et soudés par un sentiment de fatalité que nous enrobions de terre l’armature en fer qui préfigurait le tronc, la tête, les bras et les jambes selon un modèle souvent appétissant. Il y aurait beaucoup d’anecdotes savoureuses à raconter sur nos rapports avec les modèles, homme ou femme, choisis par le « massier », le responsable d’atelier. L’académisme de l’exercice ne faisait pas bon ménage avec notre envie de rigoler.

    Ce soir là donc, dans la salle aussi nue que l’avait été le modèle d’autrefois, une trentaine d’étudiants en cercle regardaient l’un des leurs planté au centre, bras ballants, les yeux fermés. Ils s’écartèrent gentiment pour nous faire place. Nous avions l’impression de nous introduire dans une cérémonie ésotérique, mais accueillante.

    Le silence et l’immobilité générale s’éternisaient lorsque le jeune garçon pris d’une sorte de convulsion se jeta sur le bac à terre, se saisit d’une motte, revint à sa place et la lança de toutes ses forces sur un mur de l’atelier. Elle s’y fixa comme une crotte sur le sol. De notre temps, elle n’aurait guère été visible sur une surface en mal de peinture depuis des décennies. Mais sur ce mur d’une blancheur éclatante, la salissure faisait son petit effet : provocation, rébellion contre la pureté, contre la virginité, contre la propreté, contre l’ordre établi. Il se recula, paru satisfait et se rua de nouveau vers le bac à terre. Après une vingtaine d’impacts, il s’immobilisa et tourna les yeux vers le professeur, une femme d’une cinquantaine d’années aussi souriante que bienveillante. Elle le félicita, il fut applaudi.

    Il me fallut un certain temps avant de comprendre que nous venions d’assister à une « performance ». Dans le cadre de festivals d’art contemporain, les artistes sont aujourd’hui conviés à « s’exprimer » devant des spectateurs. Il ne s’agit pas exactement de théâtre, mais de « happenings » destinés à repousser les limites du domaine artistique, à s’affranchir des matériaux classiques et par l’éphémère à refuser expositions et cimaises. Souvent les « performeurs » sont encouragés à faire passer des messages contestataires, rébellion institutionnalisée qui me laisse perplexe.

    Pendant que l’étudiant s’éclipsait, surgirent de ma mémoire les lourdes mottes de terre propulsées par mes camarades sur les bardeaux fixés au mur pour la confection des bas-reliefs.   Ces lancers vigoureux finissaient parfois en batailles rangées n’épargnant pas les murs qui pelaient ensuite dans l’indifférence générale.

    Un autre étudiant s’avança au centre du cercle, un long tabouret dans une main, des ciseaux dans l’autre. Yeux inquiets dans un visage pâle, cheveux en désordre, costume sombre légèrement trop grand, bonnet sur la tête, il posa son tabouret et s’y assis. Puis il saisit son bonnet et le regarda avec une certaine gravité.

    Alors, muni de ses grands ciseaux, il commença à le découper soigneusement en cercles concentriques comme la peau d’une orange. Le serpent de laine tombé à terre, il se figea un instant. Puis, le visage toujours tendu, il retira sa veste dont il découpa une manche, puis l’autre, puis les revers, puis les boutons et les poches, et ce qui en restait en carrés de vingt centimètres sur vingt. Ce fut ensuite au tour de sa chemise. Enfin, torse nu, il ôta son pantalon qu’il découpa méthodiquement. Les autres étudiants l’observaient religieusement. Le message semblait trop sérieux pour en rire. Il s’éclipsa à son tour sous les regards approbateurs de ses camarades.

    La professeure s’était rapprochée de nous, intriguée par notre âge canonique. Elle expliqua :

    — C’est un exercice d’invention et d’imagination…

    Nous l’avions compris, mais je continuais mi figue mi raisin :

    — Je pensais qu’il allait aussi découper son caleçon.

    Elle crut que je me moquais. Je la rassurai :

    — Il serait allé jusqu’au bout de la démarche…

    Elle répondit dans un sourire en haussant les épaules :

    — C’est juste pour s’amuser.

    Je lui expliquais que j’avais travaillé dans cet atelier plus de quarante ans auparavant et que l’enseignement y était alors très différent. Des étudiants nous écoutaient avec une simplicité confiante et une connivence inconnues à notre époque.

    Après l’avoir chaleureusement remerciée, nous sommes repartis vers la cour du Mûrier et la cour d’honneur de la rue Bonaparte. Mais en passant devant la Salle des moulages restaurée, je ne pus m’empêcher de penser à l’agitation qui régnait dans ces lieux en mai 68. confection d’affiches, réunions animées par l’ambition de refaire le monde… Nous avions participé à ces événements qui sonnèrent le glas d’un enseignement datant de Napoléon 1er, il nous fallait bien en assumer les conséquences bonnes ou mauvaises !

    Depuis, une dynamique probablement irréversible a rejeté aux oubliettes la lente maturation du pinceau, de la gradine et du maillet au profit de techniques plus modernes, comme la photographie et ses montages, les ordinateurs et la vidéo. On doit aujourd’hui étonner dès le premier regard, déranger, frapper l’imagination, faire appel à des concepts nécessitant de longues explications. Les œuvres destinées à l’espace public doivent être gigantesques et les tableaux sur les murs des appartements ont plus ou moins disparu, cédant la place à la fugacité des images de la télévision ou des écrans internet.

    Une foule de jeunes se pressaient sur la passerelle des Arts. Les rambardes croulaient sous des cadenas de toutes les couleurs, sorte d’happening collectif qui brillait dans la lumière des lampadaires. Puis, dans le silence et la faible lueur de ses magnifiques façades nous avons traversé la cour carrée du Louvre. Mystérieuses, quelques silhouettes glissaient sur les vieux pavés. Derrière les murs veillaient des chefs d’œuvre millénaires, et c’est songeuse que j’ai continué ma route accompagnée par le sentiment du déroulement inexorable du temps.

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  • Le Rougevin

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    Une rencontre au café Le Balto sur la place Jacques Callot, avec Gilles, Xiaoli, Tim et Barbara. Cette place m’avait rappelé le Rougevin, une fête estudiantine de l’époque des Beaux-Arts. J’avais évoqué une effervescence inconnue de nos jours, ne résistant pas à en citer quelques détails.

    — Tu devrais en faire une chronique, avait dit Tim.

    Dans le monde d’aujourd’hui abreuvé d’horreurs, de scènes de guerre, de famines, de catastrophes climatiques, de candidats à l’exil noyés par milliers dans les eaux de la Méditerranée, le sujet me paraissait bien futile, et tout à fait potache.

    Curieusement, au fil du temps ce mot de potache prit dans mon esprit un aspect moins péjoratif. Après tout, pourquoi ne pas consigner une manifestation inenvisageable de nos jours ? Tim Frisk (le traducteur de ses lignes en alternance avec Barbara Walker) spécialiste universitaire américain de la littérature française et espagnole a vécu en Chine. Il porte un regard intéressant et critique sur les innovations culturelles trompétées par les médias. Voici donc ce qui reste de mes souvenirs du Rougevin.

     

    Cette course de chars tenait son nom d’un concours annuel d’architecture créé en 1889 par Auguste Rougevin. Depuis cette date, pour fêter son rendu, le quartier latin voyait chaque mois de juin s’ébranler une nuée d’étudiants depuis les Beaux-Arts jusqu’au Panthéon

    Des semaines auparavant, cinq ou six chars destinés à défendre l’honneur des ateliers d’architecture étaient confectionnés en contrebas du quai Malaquais au bord de la Seine, entre la passerelle des Arts et le Pont Neuf. Sur un thème prévu à l’avance, les crocodiles par exemple, thème qui resta dans les mémoires, les étudiants rivalisaient d’imagination et d’humour, encouragés par la fanfare des Beaux-Arts. À grand renfort de mâts, de bouts de bois, de matériaux de récupération, de pots de peinture bon marché, ils échafaudaient des figures énormes et grotesques dont le résultat très différent des corsos de carnaval s’apparentait plutôt à ce qu’on nomme aujourd’hui de l’« art contemporain », bien qu’il n’y entrât pas la moindre ambition artistique ou philosophique, le but étant seulement d’attirer l’attention. Et vous devinez sans peine ce qui pouvait attirer le regard dans les temps prudes de l’avant-mai 68.

    Leurs créations prenaient forme devant les yeux rigolards des mariniers encore très présents sur les berges de la Seine à cette époque. Depuis des décennies, les péniches qui passaient sur le fleuve se devaient de saluer les activités des étudiants par de longs hurlements de sirène et ceux-ci se devaient d’y répondre en baissant leur culotte et en montrant leur derrière.

    Or il se trouve qu’à cette époque, de Gaulle était au pouvoir de la nation, et sa femme, que tout le monde appelait tante Yvonne, aux rênes de la bienséance. Cette femme charmante par ailleurs, d’une patience d’ange pour avoir supporté toute son existence le caractère autoritaire de son grand homme, avait obtenu, cette année-là, peut-être par compensation, l’interdiction des éléments rituels de cette manifestation. On imagine l’ordre amusé donné à la préfecture de police par le général que sa fonction militaire avait certainement familiarisé avec la paillardise.

    Afin d’éviter toute publicité, la préfecture de police ne lançait le feu vert que le matin même de la course. Dès l’annonce, les chars tirés et poussés par les étudiants grimpaient la rampe du quai pour aller s’aligner dans la cour d’honneur de la rue Bonaparte. L’atelier tout entier, plusieurs dizaines d’étudiants n’étaient pas de trop pour mouvoir chacun de ces lourds plateaux non motorisés. Cette année de 1966, une commission défila donc pour inspecter leur conformité aux bonnes mœurs. Après en avoir approuvé la décence, elle apposa son sceau sur le papier administratif et s’en partit vers d’autres lieux soupçonnés d’impudeur. Aussitôt disparue, avec des hurlements de joie, au son des fanfares en liesse, les étudiants tirèrent sur les drisses attachées aux mâts, et en déployèrent les fameux éléments plus turgescents et colorés que jamais.

    En fin d’après-midi, les chars s’ébranlaient et passaient un à un le portail de la rue Bonaparte. Spectacle étrange que cette bouche vomissant des amoncellements de tissus, de cartons, de cordes torsadées, d’étudiants costumés et grimés jouant de la trompette et battant tambour dans le vacarme des pétards qui annonçaient le début de la fête.

    Pour atteindre la ligne de départ de la course située à l’intersection du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, il leur fallait franchir quelques centaines de mètres dans des rues étroites. Ces monstres qui frôlaient le quatrième étage des immeubles avaient été conçus au centimètre près pour passer entre les lampadaires, mais un peu de gite suffisaient à déjouer les calculs des futurs architectes. D’astucieuses manœuvres grâce à des haubans tirés depuis les trottoirs dégageaient les accrochages intempestifs, immobilisant le cortège pendant de longues minutes.

    L’angle droit de la rue des Beaux-Arts et de la rue de Seine était particulièrement difficile à négocier. Le bouche à oreille avait peu à peu rempli les rues de badauds hilares qui criaient des conseils farfelus. Dans la rue de Seine, désormais encombrée d’une foule encerclant les plateaux à les toucher, on ne voyait plus à la nuit tombante que les mâts et leurs attributs éclairés par la succession des lampadaires. Un jeune avait grimpé sur le réverbère de la place Jacques Callot afin de ne rien perdre du spectacle. Une fanfare devant le café La Palette entraînait la danse des étudiants qui précédait les chars, rythmant le dynamisme de leurs pousseurs.

    Durant la matinée, la préfecture de police avait procédé à l’enlèvement des voitures en stationnement le long du trajet. Un vaste périmètre d’interdiction de circuler avait été installé en fin d’après-midi depuis Saint-Michel jusqu’au Panthéon, de Cluny à Saint-Germain des Prés, de sorte que le cortège déboulait à l’Odéon sur un boulevard désert. Les chars s’y déployaient à petite allure, les étudiants économisant leurs forces pour la course. Ils franchissaient derrière une rangée de cars de police la centaine de mètres qui les séparaient du boulevard Saint-Michel. Encore un virage à angle droit et les chars s’immobilisaient côte à côte sur la ligne de départ. Un silence étrange avait pris possession du Quartier Latin après qu’une trentaine d’étudiants se furent positionnés autour de chaque char dont l’unique occupant cramponné à un volant rudimentaire paraissait bien petit. Un commandant de police, l’oreille collée à son talky-walky attendait les ordres de sa hiérarchie. La foule s’était figée sur les trottoirs et les minutes passaient.

    Enfin, sur un signe du commandant, la barrière de cars s’ouvrait par le milieu comme une porte à deux battants. Alors s’élevait une sorte de cri primal. La totalité des participants et des innombrables spectateurs comme un souffle géant expirait le signal du départ, mettant en branle d’abord doucement, ensuite frénétiquement la course des chars surmontés de leurs figures grotesques.

    L’exercice mettait la préfecture sur les dents. Un accroc dans le parallélisme des trajectoires et c’était l’écrasement inévitable de plusieurs pousseurs. Au milieu des cris et des encouragements, il fallait aux pilotes des nerfs d’acier pour conserver une direction que la pente du boulevard rendait difficile à maintenir. La montagne Sainte-Geneviève n’a pas usurpé son nom.

    Heureusement, l’esprit de compétition allié à la puissance des centaines de mollets n’en faisait qu’une bouchée. Les chars remontaient le boulevard Saint-Michel au pas de course, juste un peu ralentis devant la place de la Sorbonne par les internes de la préparatoire scientifique du lycée Saint-Louis. Agglutinés aux fenêtres, les élèves les arrosaient copieusement, leur jetaient des projectiles accompagnés d’injures. Cette tradition exigeait de la part des étudiants-architectes des réparties bien senties, préparées à l’avance. Ils ne s’en privaient pas, le nez vers le sol et la sueur au front. Juvénile combat entre l’art et la science ! Une fois franchi cet obstacle, les chars devaient affronter un péril qui chaque année abandonnait des épaves sur la chaussée, le virage devant la fontaine Médicis.

    À toute allure, les chars tournaient sur la gauche pour prendre la rue Soufflot, la voie triomphale qui menait à la ligne d’arrivée devant la majestueuse façade du Panthéon. Une impitoyable sélection avait déjà fait son ouvrage et c’est en ordre dispersé qu’on les voyait en général se jeter sur la gauche. Des étudiants cramponnés aux haubans tentaient en courant de maintenir des ornements qui penchaient à se rompre, tressautaient, chancelaient et dont le mouvement suggestif aurait pu horrifier Yvonne de Gaulle, si la conscience du devoir accompli ne l’avait gardée à l’Élysée, tricotant dans son salon, fenêtres ouvertes sur un jardin bruissant d’oiseaux que le printemps mettait en émoi.

    Mais il arrivait que deux chars se fissent une bataille titanesque pour prendre le virage à la corde. Malgré les recommandations expresses de la préfecture de police, ils se frôlaient, s’accrochaient et lorsqu’ils étaient parvenus à éviter les embûches des débris abandonnés par leurs prédécesseurs, s’arrachaient victorieusement à ce fatal duel, pour courir plus ardents que jamais vers la ligne d’arrivée. D’autres fois encore des grappes de chars s’enchevêtraient permettant aux retardataires de les dépasser. Devant la fontaine Médicis, la liesse des spectateurs atteignait son comble.

    Sur la place du Panthéon, des camions de pompiers les attendaient en grand nombre. Il est vrai que la course leur était dédiée, ayant trouvé son origine à la fin du XIX siècle dans une chanson à leur honneur.

    Un casque est une coiffure

    Qui sied à leur figure

    Un casque de pompier

    Ça fait presque guerrier

    Ça leur donne des airs d’vainqueurs

    Qui siéent pas mal à leur valeur

    Sous ce casque brillant

    Ils ont l’air épatant vraiment

    Zim la boum la boum la la lère

    Zim la boum la boum tra la la

    Zim la boum la boum la la lère

    Zim la boum la boum tra la la

    La la la la la la.

    L’arrivée en trombe des chars dans les encouragements de la foule en liesse et les hurlements essoufflés des vainqueurs se déroulait sous leurs yeux attentifs. Les policiers avaient au préalable disposé des barrières de sécurité pour isoler la place du public, ce qui n’empêchait pas de nombreux jeunes de sauter par-dessus avec une légèreté qui faisait plaisir à voir.

    Les chars fêtés au fur et à mesure de leur arrivée par la fanfare en délire s’entassaient glorieusement sur le parvis de l’ancienne basilique Sainte-Geneviève, aujourd’hui Panthéon, édifice laïc où reposent les personnages les plus illustres de la nation française : écrivains comme Voltaire et Rousseau en passant par le grand Victor Hugo, des hommes politiques comme Jean Jaurès ou le résistant Jean Moulin qu’André Malraux futur locataire célébra du temps des derniers Rougevin avec des accents lyriques qui firent tressaillir la ville entière, ou encore Sophie Berthelot et Marie Curie, les seules femmes jusqu’à présent à y être admises et beaucoup d’autres aux mérites plus ou moins célébrés ou oubliés.

    Une fois le palmarès dûment noté, authentifié, cosigné par les massiers (représentants élus des ateliers), proclamé, applaudi ou hué, la fanfare laissait la place au silence. Commençait alors une cérémonie qui s’est imprimée à jamais dans la mémoire de tous ceux qui y ont assisté.

    Les cars de police se reculaient le long des ailes du bâtiment et les camions de pompiers lances à incendies dans les mains encerclaient les chars dans une attente qui semblait suspendre, lampadaires éteints, le ciel de Paris au-dessus de nos têtes.

    Alors qu’on n’y croyait plus, comme une petite souris à peine visible, un étudiant muni d’une torche s’approchait en courant de l’amoncellement de bois, de cartons, de papier et de filasse et y mettait le feu.

    Les flammes distribuées en différents endroits vacillaient, hésitaient, se répandaient de place en place, jusqu’à envahir des pans entiers d’ornements. Elles avaient déjà gagné du terrain, dévoré des structures en bois avec des jaillissements d’étincelles lorsqu’on vit cette année-là dans la lumière rougeoyante un étudiant sauter sur un char, gravir une estrade, grimper sur une mince plateforme et pisser sur le feu. Défi ou arrogance d’une jeunesse indifférente au danger, désir de faire rire ou de faire peur ? L’assistance se partagea entre les applaudissements et l’effroi. À l’instant où un mât s’abattait dans la braise, la mince silhouette sombre sembla se décrocher comme un fruit mûr, puis léger comme l’écureuil, contournant les embrasements, sauta sur le pavé en levant les bras avec des accents de triomphe.

    Mais on ne voyait déjà plus que les flammes voltigeant au-dessus du brasier, comme un rideau rouge et mouvant devant la façade du Panthéon. On n’entendait plus que le crépitement des bois qui explosaient. Des papiers en feu s’élançaient dans le ciel, dansaient et disparaissaient dans l’obscurité. Les membres virils se tordaient et s’étiraient dans un jaillissement d’étincelles avant de s’effondrer lentement comme en planant sur les restes indistincts des chars dont les pneus avaient commencé à s’embraser.

    Et dans cette nuit de printemps, dans cette nuit parisienne, alors que la chaleur de l’incendie nous prenait à la gorge, que le souffle infernal du brasier vibrait dans nos oreilles, c’est ébahis, perplexes et admiratifs que nous lisions au-dessus de la fournaise, ses mots inscrits dans la pierre du temple républicain, spectacle ubuesque et sérieux à la fois, inoubliable :

    « A nos grands hommes, la patrie reconnaissante »

     

    L’année suivante, en 67, la course fut définitivement interdite. Certains mirent en cause madame de Gaulle, qui n’y était pour rien. Durant la préparation des chars, les étudiants fabriquaient d’énormes pétards avec des tubes en carton remplis de poudre noire, qu’ils faisaient ensuite exploser en l’air. Un étudiant qui avait repris ses études après vingt-sept mois de guerre en Algérie avait remplacé le carton par un cylindre métallique trouvé sur un chantier. Il fut grièvement blessé par un éclat. Ses camarades ayant cru à une blague tardèrent à appeler les secours. Quand ils réalisèrent la gravité de la situation, il était mort,

    On peut penser que la préfecture de police ne regretta pas cette manifestation plutôt confidentielle, mais à haut risque. Aujourd’hui avec Facebook, on frémit à la pensée des rassemblements et des réactions que provoquerait une cavalcade de ce genre. L’année suivante, dans ce même quartier, se déroulèrent les événements de mai 68. Pavés arrachés, barricades érigées, voitures incendiées, bombes lacrymogènes lancées par des policiers casqués, protégés par des boucliers. La révolte des étudiants chassa définitivement le souvenir du Rougevin.

    Cependant, oui, Tim, je crois que tu avais raison ! Je me devais de tirer le gargantuesque Rougevin de l’oubli et d’en faire partager la mémoire potache, ne serait-ce que pour évoquer une insouciance qui a animé de nombreuses générations d’étudiants, en dépit des guerres et des accidents de l’histoire, et qui leur a souvent permis d’affronter l’avenir avec hardiesse.

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  • Sur la plage du lac

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    De retour à Paris, son bruit, son remue-ménage, ses transports en commun, ses activités m’ont un peu fait oublier l’été et les baignades du matin dans le lac de Divonne. Pourtant, un souvenir me trotte dans la tête, souvenir anodin s’il ne frappait à ma porte comme pour demander d’être consigné.

    Chaque été depuis des années, nous avons pris l’habitude de voir un nageur multiplier les longueurs le long des boudins qui délimitent la surface de baignade. Au fil du temps, ses cheveux ont blanchi, mais son rythme n’a jamais fléchi. Matin après matin, il sort de l’eau d’un pas tranquille, reprend son sac déposé à côté du maître nageur, se douche et jambes un peu arquées dépassant d’un short ample disparait sur la pente qui mène au parking.

    L’année dernière, je lui ai souri en le croisant entre deux brasses, il a vaguement répondu, puis nos relations se sont enhardies jusqu’à de francs saluts. Il y avait fallu une bonne dizaine d’années ! On était loin de Twitter et de ses échanges instantanés. La veille de la fermeture de la plage, il nous a appris qu’il était vaudois et qu’il nageait dans le lac bien avant son aménagement. Cela me toucha d’autant plus qu’une profonde amitié m’avait autrefois liée avec Jean Debaud, le concepteur de ce lac artificiel.

    Gamin, ce Divonnais de souche avait exploré les ruisseaux descendant de la montagne et sillonné les hectares de marais entre la ville et la frontière suisse. Toute cette eau appelait à l’existence d’un lac dont l’image s’était irrémédiablement fixée dans sa tête de futur artiste et dans celle d’un compagnon de jeu, invétéré pêcheur lui aussi de truites et d’écrevisses, futur géographe-géologue. Les croquis sur papier d’écolier s’étaient professionnalisés à l’âge adulte. La découverte d’une nappe phréatique pendant la construction de la piscine, l’abondance des sources sur le territoire de la commune avaient peu à peu convaincu le conseil municipal de la nécessité d’un pompage et d’un drainage. Mais la nature poreuse du sol empêchait toute retenue à ciel ouvert.

    L’idée lumineuse qui fut à l’origine du lac, le tira une nuit de son lit et le jeta sur son téléphone. La société qui construisait à cette époque l’autoroute Genève-Lausanne réclamait des matériaux à corps et à cris. Qu’à cela ne tienne ! La ville de Divonne lui offrirait la gravière du marais contre l’aménagement d’un lac. Et le contrat fut signé. Une couche d’argile assura l’étanchéité du fond, des rochers affermirent ses bords, une petite ile fut préservée pour les oiseaux. Et ce fut notre lac, d’une longueur d’un kilomètre, avec petit port et plage surveillée, alternative charmante au lac Léman pour la baignade, surface de canotage pendant des années pour Gilles et lieu d’innombrables promenades sur ses trois kilomètres de rives plantées d’essences variées entre Jura et Mont Blanc.

    Cet été nous avons donc de nouveau croisé chaque matin le nageur vaudois ; un petit bonjour dans la première longueur de brasses, un au revoir lancé depuis le banc où nous nous séchons au soleil, en sirotant un café un peu raide et c’était tout. Le dernier jour d’ouverture de la plage, je me suis tout de même décidée à franchir le mur épais de cette discrétion :

    — Vous venez deux fois par jour ? Il me semble vous avoir vu, hier après-midi.

    — En effet, je nage aussi en fin de journée. Pas toujours, mais souvent. Je parcours une dizaine de kilomètres par jour.

    Devant mon air ébahi – il avait certainement dépassé la soixantaine – il poursuivit :

    — J’aime nager. Je nage depuis toujours. Mon père me portait sur son dos. Quand j’avais trois ans, mes frères qui l’accompagnaient ont crié parce que j’avais glissé. Ils se sont aperçus que je savais nager.

    Il ne pouvait plus s’arrêter :

    — Quand je faisais mes études en Angleterre, je traversais l’estuaire de la Tamise.

    Il parlait avec un accent indéfinissable.

    — Vous êtes anglais ?

    — Non, je suis suisse-allemand ! Par la suite j’ai travaillé dans l’hôtellerie à Genève et quand je retournais chez moi vers trois heures du matin, j’observais la construction du lac.

    — Vous avez connu mon ami Jean Debaud, à l’origine du lac ?

    — Non, mais je sais qu’il a été financé par les hôtels et par les Rothschild.

    Pourquoi pas ? Divonne est une ville d’eau et possède un casino qui fut jusqu’il y a quelques années le plus grand de France, avec un chiffre d’affaires supérieur à celui de Monte-Carlo. Notre lac méritait bien l’attention des célébrissimes milliardaires – leur fief, Megève n’est pas si loin !

    — Je croyais qu’il s’agissait d’une convention avec la société de l’autoroute, Genève-Lausanne. En échange des graviers, elle a imperméabilisé le fond avec une couche d’argile.

    — En tous cas, elle n’a pas fait correctement son travail, au remplissage un homme a été aspiré dans un trou et il est mort.

    Le Vaudois sans souffler a continué :

    — Dès que le lac a été complètement rempli, je m’y suis baigné. C’était merveilleux, je faisais dix fois l’aller et retour sous les étoiles. Mais une nuit alors que nageais autour de l’île, un animal m’a frôlé, j’ai compris que c’était une couleuvre. De deux mètres de long ! Je n’ai jamais recommencé.

    — Pourtant les couleuvres ne mordent pas !

    — Plus de cinquante pour cent des couleuvres sont venimeuses, le plus souvent leurs morsures sont mortelles. Ensuite, j’ai nagé dans le Léman, la nuit ou au petit matin. Je le traversais depuis Nyon, aller et retour !

    — Vers Nernier ?

    — Oui, vers Nernier.

    À cet endroit, le lac est large de cinq kilomètres !

    — J’ai dû m’arrêter lorsqu’un jour la police lacustre m’a embarqué et menacé d’une forte amende. C’était dangereux parce que les bateaux ne pouvaient pas me voir. Ils m’ont dit de nager le long du domaine de Napoléon, mais je me suis vite ennuyé. Heureusement la plage a été ouverte et depuis, je viens ici de juin à septembre. À deux pas de chez moi, c’est commode. Maintenant que je suis à la retraite, je fais mon jardin en rentrant.

    J’imaginais un jardin magnifique, vu l’énergie de l’énergumène…

    — Vous ne trouvez pas qu’il y a beaucoup d’algues depuis quelque temps ?

    J’avais été contrainte cette année de demander au responsable de faucher l’herbe qui envahissait de plus en plus la surface de la baignade. Après quelques résistances, il s’était exécuté, surtout par solidarité avec Gilles, originaire comme lui du Pas de Calais.

    — Non, pas du tout, les algues sont utiles. Au début l’eau était trouble, j’ai vu les spécialistes les planter. D’ailleurs les cygnes se chargent d’équilibrer leur densité, ils s’arrêtent de les brouter dès que nécessaire.

    Il continua :

    — Le soir du quinze août, la foule des baigneurs avait provoqué une prolifération de vase. Le lendemain matin, l’eau était de nouveau transparente. À cause des algues !

    Nous l’avions également constaté. Comment ne pas admirer une connaissance aussi rare de l’écosystème du lac ? Nous avons cependant dû l’interrompre car l’heure tournait et nos estomacs criaient famine. Nous nous sommes quittés comme si les mois à venir n’étaient qu’un intermède négligeable entre deux saisons de baignades.

    En rentrant, j’ai tout de même ouvert Internet. Et je n’y ai rien trouvé qui confirmait les dire de notre nageur au sujet des algues mangeuses de pollution, bien au contraire, leur invasion indiquait une eutrophisation préoccupante des eaux lacustres. Poussant plus loin cette investigation, j’ai ouvert les sites concernant les couleuvres : ces serpents parfois impressionnants sont inoffensifs, aucune espèce n’était mentionnée comme dangereuse sauf peut-être celle de Montpellier laquelle appréciait davantage les garigues que les roselières lacustres. De là à mettre en doute sa natation précoce, ses exploits sur le Léman, il n’y avait qu’un pas…

    J’ai sorti de notre bibliothèque la monographie de l’histoire du lac, écrite, illustrée et dédicacée par Jean Debaud. Je n’y trouvais aucune trace de la famille Rothschild et encore moins d’un tourbillon mortel…

    L’homme aux cheveux blancs bien peignés semblait pourtant le prototype du Suisse fiable. Sa brasse solide, sa voix précise, sa démarche balancée et tranquille inspiraient une irrésistible confiance, garantissaient le sérieux de ses paroles.

    Nous en sommes restés troublés. Comment avait-il pu soutenir de tels propos ? Et comment avions-nous pu le croire ? Ses brasses interminables lui auraient-elles porté sur le cerveau ? Vous n’imaginez pas à quel point on peut réfléchir sur l’existence, à nager entre Jura et Mont Blanc, sous l’immensité du ciel, en regardant les libellules, le vol des bergeronnettes, le manège des cygnes, le va-et-vient des canotiers… jusqu’à gamberger sans vergogne – et de notre côté, il faut l’avouer, … jusqu’à croire n’importe quoi !

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  • Les Escargots du jardin

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    Après un printemps pourri, à part quelques rares orages accompagnés de pluies diluviennes, trois semaines de soleil presque sans interruption, trois semaines de baignades, de promenades dans la montagne, de siestes pendant la chaleur de l’après-midi, de nuits fraîches, trois semaines qu’on n’espérait plus, persuadés que l’anticyclone des Açores avait fait ses valises et qu’il faudrait des décennies et peut-être même des millénaires avant de retrouver des étés satisfaisants.

    Balades en Provence, dans la vallée de Chamonix, mais surtout maison remplie d’enfants et de petits-enfants. Visite de mon frère Yves, déambulations pour lui montrer les trésors des environs, entre autres l’arrivée druidique au sommet du mont Mourex, la montée de la Faucille et la pyramide inoubliable du Mont Blanc, pendant que Gilles jouait au Festival d’Argenton le rôle de Tirésias des Bacchantes, avec un certain succès, m’a-t-on dit.

    Il y a deux jours, un orage sans vent a détraqué le temps, accompagné d’éclairs incessants qui illuminaient la montagne et dont on parlait hier encore dans la queue du supermarché. Le tonnerre a claqué en déchirures impressionnantes, comme si le ciel hurlait sa détermination de ne pas nous laisser croire à un éternel azur. Dans sa détresse, une abeille affolée qui s’était réfugiée sous mes draps ne songea pas à me piquer.

    Et maintenant il pleut, une pluie fine, bienvenue, qui ne va pas durer d’après la météo. Et j’ai fait le tour de mon petit jardin dont les roses s’épanouissent d’aise, les agapanthes dressent des tiges raffermies par la fraîcheur et l’humidité. Les buissons, les arbres semblent frétiller, enchantés d’un bien-être que mes arrosages du soir ne satisfont pas complètement.

    Soudain, qu’aperçois-je au milieu d’une allée ? Un énorme escargot, un escargot comme vous n’en avez peut-être jamais croisé durant votre vie. À lui seul il aurait occupé deux places des petites alvéoles prévues pour recevoir leurs coquilles dans un restaurant de Bourgogne. Son corps strié et brun comme le tronc d’un vieux chêne suscitait le respect. Ses cornes surmontées d’yeux dont les pupilles me fixaient avec témérité se courbaient lentement, sûres d’elles. Il avait hiberné plusieurs années dans la rudesse de nos climats continentaux, il avait résisté à des sécheresses, à des déluges. De toute évidence, il avait acquis le droit de vivre… Sauf, hélas pour lui, qu’un monstre de cette espèce avait toutes les chances d’achever notre massif de hostas, déjà réduit à l’état de dentelle.

    Peu de temps auparavant, j’avais discuté de ce délicat problème avec mon voisin, Denis Ch. Notre commun travail de peintre, méditations plein la tête, lui à embellir les murs et les volets, moi à recouvrir toiles et papiers de dessins et de couleurs, a fait naître au fil des ans une connivence tissée d’estime, de questions rarement résolues. Je lui avais évoqué les dégâts causés par les limaces et j’avais fini par lui avouer que j’en ramassais parfois des dizaines dans un bocal de confiture et que je les laissais s’asphyxier, les achevant par une exposition au soleil des plus radicales. J’avais ajouté, en pensant davantage à la bouillie nauséabonde qui en résultait qu’à la cruauté de ce traitement :

    – Cela me dégoûte !

    Il avait laissé s’installer un silence empreint du respect que suscitent chez les gens de bonne compagnie les problèmes insolubles, puis dans un sourire, il avait dit, presque en s’excusant :

    – Chaque mois, je ramasse un seau de limaces et d’escargots dans mon jardin.

    Voyant que j’attendais la suite, il me confia mezza voce avec son accent chantant :

    – Je les transporte dans la vignette. Ensuite, c’est l’affaire des hérissons.

    Et il continua, un rien facétieux :

    – La nature fait son travail.

    J’avais tiré un coup de chapeau devant l’élégance d’une démarche d’autant plus courageuse que la vignette n’est pas tout près.

    En dessous de l’alignement de nos maisons, une zone humide plantée de peupliers est traversée par un chemin de terre souvent boueux longeant un terrain en friche sur lequel avait autrefois poussé une de ces vignes maigrichonnes qui fournissaient la « piquette » consommée coupée d’eau, « pour tuer les microbes ». Le chemin de la vignette a quelque chose de primitif, d’un peu inquiétant. J’imaginais le combat des hérissons et des escargots dans le fouillis des herbes folles.

    J’enfermais l’énorme escargot dans un grand bocal de confiture et j’attendis d’avoir le courage d’aller jusqu’à la vignette, espérant qu’il aurait suffisamment d’air pour survivre quelques heures.

    Et je repris ma peinture. Une pause me ramena dans le jardin devant le bocal. On ne peut pas dire que l’animal appréciait la situation, il avait cherché à s’échapper en grimpant sur le couvercle. Mon regard fut alors attiré par une sorte de gros caillou qui semblait bouger sur le gravier. Un autre escargot plus énorme encore que le précédent rampait vers la table ! Incroyable ! J’aurai pu croire à un vieux couple si je n’avais pas su que les escargots sont hermaphrodites. Comme je l’attrapais entre le pouce et l’index, il ne fit même pas mine de rentrer dans sa coquille. Il était digne de faire la connaissance de son semblable !

    Je l’introduisis dans le bocal avec le sentiment qu’il ne fallait plus tarder tant ils étaient petitement logés. Avant de partir, je fis le tour du jardin et ramassais au passage un escargot de la taille de ceux qu’on mange habituellement. Il avait l’air minuscule à côté des deux autres. C’était peut-être leur fils.

    Je me suis munie d’un parapluie, dont je n’ai pas eu l’utilité, et je me suis trempé les sandales dans le chemin de la vignette. Le point de vue inhabituel sous les maisons de l’impasse me fit songer qu’il n’est pas indispensable de faire des kilomètres pour être dépaysé. Après avoir observé les fenêtres, les terrasses qui donnent sur la pente, j’ai ouvert mon bocal. Quand je l’ai secoué, les deux gros escargots ont tout de suite lâché prise, mais le petit s’est accroché, gluant de la bave et des excréments des autres. Je l’ai saisi avec une feuille de platane et je l’ai balancé dans le fouillis des buissons.

    Hérissons ou pas hérissons, leur nouvel espace de vie n’avait rien de commun avec notre petit jardin civilisé. Je leur ai souhaité bonne chance et j’ai remonté le chemin de la vignette, un peu inquiète d’avoir à m’expliquer avec les habitants des maisons à l’entrée. J’ai seulement entendu une mère demander à ses enfants qui jouaient dans un jardin de s’essuyer les pieds avant de rentrer et je suis revenue chez moi, devoir accompli. J’ai passé le bocal sous le jet et l’ai posé au pied du rosier grimpant.

    Vous le croirez ou non, ce matin, un troisième non moins gigantesque gastéropode tourniquait autour de la table comme s’il recherchait ses congénères. Le temps du petit déjeuner, je l’ai trouvé à côté du bocal le tâtant de ses pédoncules. Le temps que j’appelle Gilles, il avait disparu. Je me demande si je ne lui laisserai pas manger les hostas…

    [/et_pb_text][/et_pb_column][/et_pb_row][/et_pb_section]


  • Manifestations contre et pour le mariage pour tous

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    Aujourd’hui, la loi a été votée. Les mariages d’homosexuels commencent à être célébrés et enregistrés. En janvier, on en était encore loin : une manifestation avait réuni sur le Champ de Mars entre six cent mille et un million de personnes pour protester contre la proposition de loi instituant le mariage pour tous.

    Ce dimanche-là, je travaillais dans mon atelier, à deux pas de l’École Militaire. Le son s’amplifiant, j’ai fini par mettre le nez dehors. Un flot ininterrompu de manifestants s’écoulait de l’avenue de Suffren et la sono crachait à fond.

    — Un papa, une maman, y a pas mieux pour un enfant.

    — Hollande, ta loi on n’en veut pas !

    La foule reprenait avec bonne humeur. La voix stridente du haut-parleur lâcha un propos homophobe aussitôt suivi de rectification.

    On voyait une grande quantité de familles, parents avec enfants, la plupart en groupes d’amis, beaucoup de jeunes couples avec bébés et poussettes. La province, la France traditionnelle avait répondu présent. Il y avait quelque chose d’émouvant dans cette volonté d’affirmer un mode de vie mis en péril par la modernité.

    — Un papa, une maman, la différence fait vivre.

    Soudain le haut-parleur a lancé :

    — Votre attention s’il vous plait ! Un enfant s’est égaré. Six ans, vêtu d’un anorak orange et d’un bonnet bleu. Si vous le voyez, ramenez-le au pied de la statue du Maréchal Foch.

    Il y eut un flottement dans la foule. J’entendis un jeune à mes côtés s’écrier en blaguant :

    — Ah, s’il avait eu deux papas !

    La station de métro étant fermée, je remontais à contre-courant la foule qui continuait de s’écouler de l’avenue de Suffren, saisissant ça et là quelques réflexions amusantes, parfois saugrenues, surprise de l’absence d’hostilité à l’égard des homosexuels.

    J’ai fini par entrer dans le métro à la station Ségur. J’ai attendu deux ou trois rames avant de pouvoir m’introduire dans un wagon bondé de manifestants qui commençaient à regagner les gares. On s’y pressait dans la bonne humeur. Lorsque j’entendis une voix éraillée :

    — Enfoirés !

    Elle provenait d’une femme résolument assise sur un strapontin à côté d’un enfant. Le temps que je m’ébroue, que je me glisse entre deux passagers, j’entendis un homme protester :

    — Madame, vous pourriez vous lever. Vous ne voyez donc pas qu’il y a trop de monde ?

    — Sûr qu’il y a beaucoup d’abrutis dans ce métro. Tant pis pour eux !

    Je me suis retournée. La matrone, corpulente, tronche rougeaude, cheveux blondasses à demi défrisés protestait avec cette véhémence faubourienne qui disparaît à toute allure de nos jours à Paris.

    — Je me gênerais ! Pour une bande de salauds comme vous ? Des salopards qui veulent tuer les homosexuels ?

    Elle se répandit en insultes sonores, ajoutant pour faire bon poids :

    — Des mal baisés…

    Il y eut un moment de flottement, des protestations s’élevèrent de l’autre côté des banquettes centrales :

    — Si vous ne vous levez pas, nous saurons vous contraindre à descendre au prochain arrêt !, cria une voix mâle qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.

    — Je me laisserai pas faire !

    Visage cramoisi, elle hurla :

    — Je l’avais dit à mon fils que vous n’aviez pas de respect.

    Je me penchais et je vis à ses côtés un petit garçon d’une dizaine d’années, gringalet, les yeux cernés, les sourcils froncés.

    Sa mère semblait décidée à en venir aux mains. Le groupe de passagers était constitué d’hommes et de femmes entre cinquante et soixante ans, vêtements soignés, coupes de cheveux nettes, d’allure sportive. J’entendis l’un d’eux s’écrier avec calme, sans forfanterie :

    — Madame, ce n’est pas un exemple à donner à votre fils !

    Cette phrase eut pour effet immédiat de calmer la femme :

    — Je n’aime pas les homophobes !

    L’homme répondit tranquillement :

    — Nous n’avons rien contre les homosexuels. Nous sommes contre le mariage pour les couples de même sexe. Et puis nous pensons qu’un enfant a besoin d’un père et d’une mère.

    La rumeur s’apaisa dans le wagon. Une jeune fille solitaire qui n’avait probablement rien à voir avec la manifestation me lança un sourire, plutôt soulagée de la tournure que prenait la discussion. D’ailleurs, le métro ralentissait pour s’arrêter à la station Odéon où je devais prendre la correspondance vers la Porte de Clignancourt. Je n’étais pas la seule car elle desservait la gare du Nord. Je laissais le flot s’échapper du wagon et je passais devant la mère et l’enfant toujours résolument assis sur leurs strapontins.

    Qu’est-ce qui me prit ? Je n’en sais rien. Peut-être un fond de sympathie pour le couple si différent de la multitude du Champ de Mars. Peut-être aussi le sentiment que la vie de cet enfant ne devait pas être facile au côté d’une mère aussi volcanique et atypique. En passant, je lui ai caressé la joue en lui disant :

    — Bon courage !

    Il sursauta comme s’il avait été piqué par une vipère :

    — Ne me touchez pas !

    Je m’arrêtai une fraction de seconde et je vis un enfant révolté. Ses yeux me fixaient avec un courage surprenant. Seul au milieu de la foule, il défendait l’honneur de sa mère, leur identité. On aurait dit Gavroche sur les barricades, la blague en moins. Il cria de nouveau avec une conviction et une force, une netteté qui forçaient le respect :

    — Ne me touchez pas !

    La mère bredouilla quelques mots. Mais il n’avait nul besoin de secours.

    Descendue sur le quai, je me suis retournée. La porte ne s’était pas encore refermée. L’enfant me fixait toujours avec la dignité de ceux qui refusent la pitié. Je lui rendis son regard avec le respect que je lui devais. Il me dit alors :

    — Ben oui, quoi ! Ne me touchez pas !

    Ce n’était pas de l’hostilité, juste la constatation de son bon droit, de son droit à être lui-même sans qu’une dame qu’il ne connaissait pas le touche et lui impose des sentiments sur ce qu’on doit être ou ne pas être. Je lui rendis un regard perplexe, en tout cas admiratif. Je crois qu’il en sentit la solidarité, car son visage se détendit ;

    Et ce fut comme un petit camarade qui disparut, lorsque les portes se refermèrent.

    Par la suite une manifestation pro mariage pour tous se déroula vers la Bastille. Ce n’était pas mon quartier. J’en eus des échos par les journaux et la télévision. Beaucoup plus folklorique, certainement moins soucieuse des opposants. Des slogans le plus souvent drôles, mais qui pouvaient blesser les convictions des familles réunies auparavant sur le Champ de Mars, dont le moindre était :

    « Jésus est né d’une procréation miraculeuse assistée, une vierge et deux papas »

    Mais c’est celui-ci qui m’est resté :

    « Moi aussi, je veux pouvoir épouser une chieuse, appeler mes enfants Kevin ou Tyson et avoir un chien qui pue. »

    [/et_pb_text][/et_pb_column][/et_pb_row][/et_pb_section]


  • Dans la cour

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Les années s’écoulent les unes après les autres, accumulation d’heures et de jours qui nous filent entre les doigts à peine vécus. Le visage se creuse, les rides apparaissent, la santé se mérite, il y faut des soins, des exercices. Des enfants naissent, des parents, des amis disparaissent. Plus les années passent et plus on se rapproche de ce qu’on voulait ignorer : la mort au bout du chemin, de nos jours tellement occultée.

    Ces chroniques sont une tentative nécessaire bien qu’illusoire au regard de l’éternité de retenir l’instant fuyant, de laisser quelques traces de ce qui fut, de refuser l’oubli.

    Les lignes qui vont suivre ne sont guère réjouissantes, âmes sensibles s’abstenir.

    Il était environ une heure du matin. Le sommeil tardant à venir, mes pensées erraient dans les événements de la journée. Perçant la brume de mes sens à moitié endormis, j’entendis un objet tomber dans la cour. Je sursautai et tendis l’oreille. Le silence de la nuit s’était replié sur l’immeuble. Un pot de fleurs mal arrimé aux balustrades s’était probablement décroché sans faire de dégât puisque la gardienne, dont la chambre du rez-de-chaussée jouxte la cour n’avait pas jugé bon d’intervenir. Il aurait pu tomber sur la tête d’un retardataire !

    J’ai fini par m’endormir d’un sommeil légèrement troublé. L’éclatement mat précédé d’un crépitement bref ne correspondait pas tout à fait au bruit de la chute d’un pot de fleurs, même en plastique.

    Des bruits de voix me réveillèrent. Un rien d’inquiétude me fit jeter un coup d’œil dans la cour, à travers les vitres. Tout semblait dormir. À notre étage, un retrait de façade cache le rez-de-chaussée, j’ai ouvert par acquit de conscience la fenêtre du bureau de Gilles. Les voisins du dessous penchés au-dessus de la rambarde de leur chambre regardaient la cour éclairée.

    — Que se passe-t-il ? leur ai-je demandé.

    Le voisin s’est replié dans la pénombre de sa fenêtre, mais la voisine avant de le rejoindre me répondit après une hésitation :

    — On craint un suicide !

    Grands Dieux ! … la femme du cinquième ?

    Je ne suis pas tout de suite parvenu à me rendormir. Je pensais à cette femme, la soixantaine un peu forte, très maquillée dont le parfum persistait dans l’ascenseur longtemps après son passage. Elle venait souvent rendre visite à sa mère de quatre-vingt quatorze ans et à son beau-père de cent-un ans. J’avais pris l’habitude de lui demander de leurs nouvelles : son beau-père ne bougeait plus de son fauteuil, ne parlait plus, sa mère s’était blessé le genou en tombant.

    On voyait les deux femmes arpenter le trottoir à petits pas, la vieille dame agrippée d’un côté à sa fille, de l’autre à sa canne. On pouvait observer un va-et-vient incessant d’infirmières et de jeunes filles le plus souvent jeunes, blondes et jolies.

    Un jour, elle m’annonça blême, les cheveux défaits qu’on venait de lui diagnostiquer un cancer du sein. Je compatis du mieux que je pus.

    Elle restait dormir chez ses parents de plus en plus souvent. Au début, elle écoutait la radio durant la nuit, fenêtres ouvertes, puis, peut-être en raison de protestations, on ne l’entendit plus. L’été passa ; à notre retour, ne la voyant pas, je demandai des nouvelles à une des infirmières qui appuyait sur le bouton du cinquième.

    — Les parents ça va, mais leur fille… répondit-elle elliptique.

    — Problèmes de santé ?

    — La santé, ça va, mais…

    — Dépression nerveuse ?

    Elle acquiesça d’un battement de cils. Un souvenir qui, cette nuit-là, me trottait tristement dans la tête. L’heure tournait et la fatigue aidant, je commençais à m’assoupir lorsque nous fûmes réveillés par la clameur impérieuse de la sonnette d’entrée.

    Le temps d’enfiler une robe de chambre :

    — Qu’est-ce que c’est ?

    — Police !

    Difficile de ne pas obtempérer ! Gilles m’avait rejointe et nous vîmes surgir du palier, en tenue, un policier de plus de deux mètres de haut et sa collègue, la trentaine, petite, menue, maquillée queue de cheval, cheveux blonds s’échappant sur les oreilles. C’était la chef, elle prit la parole :

    — On vous a réveillés ?

    — Un peu, oui !

    — Excusez-nous !

    Et sans plus attendre, elle continua :

    — Vos noms, prénoms, dates et lieux de naissance ?

    Comme je demandais la raison d’une entrée en matière aussi abrupte.

    — Vous n’avez rien entendu ?

    Je leur ai fait part du bruit de chute et plus tard des voix dans la cour.

    — À quelle heure ?

    — Je ne sais pas, je dormais à moitié.

    — Une heure du matin, affirma Gilles qui avait pourtant dormi à poings fermés, ce que je lui fis discrètement remarquer.

    — La cour n’est pas visible depuis nos fenêtres. Mais les voisins du dessous ont vaguement évoqué un suicide. C’est vrai ?

    — Oui.

    — La mère ou la fille ?

    Ma question avait fusé, rapide.

    — La fille ! dit la jeune femme.

    — C’est fini   ?

    Je craignais qu’elle fût cassée en mille morceaux, mais vivante, condamnée à d’infinies souffrances.

    — Oui !

    Elle me regardait, vaguement interrogative, je lui dis :

    — Elle n’allait pas bien !

    Le géant hocha la tête et prit une mine de circonstance. Il ne savait pas quel lien nous entretenions avec la morte. Je me demandai à quelle fréquence ils intervenaient pour ce genre d’événement et s’il compatissait vraiment. Il semblait que oui.

    — Aucun enfant n’a vu ça ? ne puis-je m’empêcher de demander.

    — Non ! répondit la jeune policière, comme s’il y allait de son honneur professionnel me laissant comprendre que des paravents avaient été installés.

    La policière nous redemanda notre identité, que son compagnon inscrivit soigneusement dans un carnet d’écolier. Je ne pus m’empêcher de leur dire :

    — Je vous jure que nous ne l’avons pas poussée !

    Ils me regardèrent un peu estomaqués. Devant mon sourire, la jeune fille se décida à une explication :

    — C’est juste une routine. On prend toujours les noms des personnes de l’entourage.

    Je m’en étais doutée, mais ils auraient pu y mettre les formes. Elle demanda plus gentiment :

    — L’appartement en face de chez vous ? Ça ne répond pas…

    Pour le moment vide, de la lumière sous la porte laisse penser qu’il sert parfois de dépannage. Et j’imaginais un hôte de passage, probablement étranger, paralysé au fond de son lit en entendant la pétarade de la sonnerie et le mot police :

    — Il n’y a personne. Les propriétaires habitent en Australie.

    Sitôt les policiers partis, nous nous sommes recouchés. Que pouvions-nous faire d’autre ? On entendait des mouvements dans l’escalier, des voix. Dans ces cas-là, l’imagination cavale. Dans quel état est le corps ? Qui l’a aperçu en premier ? Quelle a été la réaction de sa mère, une femme élégante dont le grand âge n’a pas entamé une volonté de fer ?

    Je me suis cependant rendormie assez vite, le déroulement des événements prenant le pas sur le désespoir de cette pauvre femme.

    Le lendemain, je rencontrais la gardienne qui me salua comme si de rien n’était. J’en fus d’autant plus étonnée qu’au passage, je ne remarquais aucune trace sur les dalles de la cour. Peut-être une vague tache sombre, plus vraisemblablement la conséquence de la perte de feuillage du petit arbre à côté de la porte. Je me dirigeai vers le local à poubelle lorsque j’aperçus des silhouettes dans l’ombre de la voûte. Notre voisin du dessous discutait avec la présidente de la copropriété, une jeune avocate, dont la voix douce cache une certaine autorité.

    Le ton confidentiel me renseigna aussitôt sur la teneur de leurs propos.

    Ils se turent en me voyant arriver et je lançai :

    — Bien triste ce qui est arrivé cette nuit ! La gouvernante m’avait dit qu’il avait fallu l’hospitaliser en psychiatrie. Je ne savais pas qu’elle était rentrée.

    La jeune avocate approuva :

    — Hier, je plaidais en province, je ne suis rentrée que ce matin. Il y a quinze jours environ, mon mari qui travaille de l’autre côté de la cour, l’a vue enjamber la rambarde de sa fenêtre, il a crié, la gouvernante est apparue et l’a tirée en arrière.

    — Dans quel état est sa mère ?

    Le voisin du dessous a répondu :

    — Elle s’en remettra. Elle est forte !

    Il parlait en connaissance de cause. Voisin de palier, il veille sur eux. Il faisait faire le tour de la place au vieillard, petit pas après petit pas, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher. Spectacle étrange que cet homme de taille élevée portant pratiquement le minuscule vieillard dans lequel on ne pouvait plus guère reconnaître l’homme à la démarche assurée, bon vivant, vêtu avec recherche, feutre bourgeois sur la tête, une figure du quartier.

    Une vingtaine d’années auparavant, il m’avait dit :

    — Savez-vous que j’ai quatre-vingt-cinq ans !

    Comme je rétorquai qu’il ne les faisait pas, il m’avait répondu en séducteur inquiet :

    — Je les ai pourtant, et je ne sais pas ce qui m’attend !

    Les années avaient fait leur ouvrage !

    La gardienne qui sortait de l’escalier B s’arrêta en nous voyant :

    — Savez-vous ? Le colonel n’était pas content ce matin. Des noctambules ont cassé des branches à l’arbuste de la cour !

    Le colonel, copropriétaire attentif à la bonne tenue de l’immeuble, possède la voix forte, grave et caractéristique de son ancienne fonction. Son caractère tranché ne s’embarrasse pas de périphrase et la gardienne venait se faire réconforter auprès de nous. Il n’est pas réjouissant d’écouter le général protester au petit matin. Un silence suivit, rompu par la voix douce de l’avocate :

    — Vous n’êtes donc pas au courant ?

    — De quoi ? s’étonna la gardienne, généralement aux premières loges pour tout ce qui concernait l’immeuble.

    — Vous n’avez rien entendu ?

    — Non !

    — Cette nuit ?

    Comment était-ce possible ? Son lit est à trois mètres du lieu du drame.

    — Non, je prends quelque chose pour dormir et je mets des boules Quiès. Que s’est-il passé ?

    La gardienne était peut-être la seule personne à avoir eu un véritable contact avec la morte, l’avocate prit des précautions pour lui annoncer la triste nouvelle.

    — Mon Dieu, Kittie !

    Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.

    — Mon Dieu, Kitty !

    Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.

    J’entendais ce prénom pour la première fois. Nous connaissions son nom de jeune fille, mais nous ne savions ni ce qu’elle faisait, si elle était mariée, ni où elle habitait. Elle avait pourtant choisi notre immeuble pour mourir. Je vis dans les branches cassées du petit arbre, seuls témoins de sa détresse, une sorte de message. Son geste dont les traces avaient été effacées par la police ne pouvait pas sombrer dans cette irréalité soigneusement organisée.

    Je rassurai la gardienne qui se reprochait de ne pas s’être réveillée :

    — Cela n’aurait servi à rien. Vous auriez été remuée inutilement.

    Elle me rendit un regard mouillé :

    — En ce moment, j’ai des soucis et je dors mal. J’avais pris un comprimé. La pauvre Kitty ! Elle sortait de l’hôpital. La vie n’a pas été tendre avec elle !

    Nous n’avons pas voulu épiloguer davantage. Pour nous protéger ? Par discrétion ? Par pudeur ? Par respect pour l’infortunée ? Tout cela à la fois, mais peut-être davantage par manque de temps. On n’a jamais le temps en ville… même quand on n’a pas grand-chose à faire.

    Gilles m’a retrouvée à l’appartement pour le déjeuner :

    — Tu as vu le mur dans la cour ?

    — Non !

    — Ce n’est pas joli, joli !

    — Les policiers ont tout nettoyé !

    — Pas au-dessus d’une certaine hauteur. Ils voyaient probablement mal dans la nuit.

    — Je n’ai pas pensé à lever la tête. C’est si terrible que ça ?

    Je pensai aussitôt à la gardienne. Le mur était situé juste devant la loge.

    Après le déjeuner, quand je suis descendue pour aller à l’atelier, toute trace avait disparu. Le hasard voulut que je croise la gardienne sous le porche. Elle détourna des yeux bouleversés. Prenant mon courage à deux mains je lui dis :

    — Mon mari m’a dit que les policiers n’avaient pas nettoyé le haut du mur…

    — Oui. C’est moi qui l’ai fait tout à l’heure. C’était affreux !

    Je lui fis remarquer qu’au moins la pauvre femme n’avait pas eu le temps de se voir mourir. Piètre consolation !

    — Vous croyez ? Comment savoir ce qu’elle a pensé pendant qu’elle tombait ?

    — Il valait mieux qu’elle meure sur le coup. Le petit arbre aurait pu l’arrêter dans sa chute et la laisser dans un très triste état.

    — Du cinquième… ? me répondit-elle sceptique.

    Je pensais à ce chercheur, un collègue de Gilles, qui s’était jeté de la tour de Jussieu. Pris de regret, il avait retenu sa chute avec ses mains et ses ongles. Il avait survécu et repris son travail, cramponné sur des béquilles, enfin heureux de vivre.

    Nous avons évoqué la morte.

    — C’est dommage, elle paraissait sympathique ! ai-je dit.

    — Oui. Elle était très gentille. Mais elle a eu une existence difficile.

    — Elle vivait chez ses parents ?

    — Non, elle avait un studio dans le 16ième. Mais, elle restait souvent dormir chez eux. Elle ne travaillait plus. Elle avait été mariée très jeune et avait divorcé presque aussitôt.

    Elle hésita… :

    — Elle avait pourtant guéri de son cancer ! dit-elle en larmes, de l’admiration dans la voix.

    Il n’y eut pas de service funèbre. Certains disent que les morts sur lesquels on a pleuré vont au paradis.

    Quelque temps plus tard, une femme d’environ soixante-dix ans est sortie du cinquième. L’ascenseur s’est arrêté au passage et je lui ai demandé des nouvelles de la vieille dame. Dure d’oreille, elle m’a fait répéter trois fois la question. Elle ne comprenait manifestement pas ce que je lui voulais. Puis son visage s’est éclairé, elle a répondu :

    — Elle va bien. Je suis la fille de son mari. Mon père a cent-un ans. Lui aussi va bien, mais il n’est plus très présent. Ce sont de grands vieillards ! Heureusement, nous avons la chance d’avoir une aide qui s’en occupe très bien.

     

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  • Genève au printemps dernier

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    De nouveau huit jours à Tougin, cette fois par un temps agréable, et même quasi caniculaire lors du dîner républicain dans le parc des Granges à Genève autour du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

    Déjà dans l’après-midi nous avions rejoint le cortège qui terminait sur l’île du même nom son périple à travers la ville. La chaleur était écrasante. Nous l’avions attendu au bord du Rhône, à l’abri d’une tente de bistro, devant une glace et une grande carafe d’eau. Précédés par des battements de tambour, nous avons vu surgir sur le pont quelques belles dames en robes à paniers, des hommes en redingote transpirant sous leurs perruques, des enfants qui virevoltaient en culottes d’époque, encadrés par la garde tambourinant à tout rompre y compris mes tympans fragiles.

    Nous avons aperçu notre ami JMH, spécialiste de Victor Hugo, lequel par passion et conscience professionnelle s’était fait un point d’honneur de suivre le cortège depuis le matin. Il avait été convenu la veille que nous nous retrouverions devant la Cathédrale Saint-Pierre avant le dîner. Les circonstances nous évitaient donc de grimper vers la vieille ville dans la canicule et c’est avec plaisir que nous l’avons rejoint sur l’îlot un peu rafraîchi par la bise du lac.

    Il nous fit part de son étonnement. Il s’était attendu à une cité en émoi, parkings complets, circulation bloquée. Il avait même préféré venir en train. Et voici que le cortège se résumait à une petite centaine de personnes, interrompant quelques minutes le flot habituel des voitures. Son étonnement m’étonna. Comment avait-il pu penser qu’un écrivain du XVIIIe siècle, quelque soit son génie et son importance dans le déclenchement de la Révolution Française et dans l’élaboration de la Constitution Américaine, pouvait retenir l’attention d’une population avant tout préoccupée de finance, arrêter des touristes venus pour la plupart d’Asie et du proche Orient admirer le jet d’eau et acheter des montres de luxe ?

    La question me tarabuste depuis longtemps. Pourquoi écrire sur le Mamco, se pencher sur le sort des mendiants du métro parisien, sur un écrivain du XVIIIe siècle aujourd’hui illisible par la plupart, alors que Disneyland et ses héros, canards et chiens rondouillards, attirent des millions de personnes sur tous les continents, que les fêtes de Genève avec ses manèges énormes et innombrables, ses confettis, ses marteaux à ressort, son bruit assourdissant s’étendent chaque année davantage sur les rives du lac ? Pour ma part, la réponse est très simple, le brouhaha, les sonorisations excessives m’insupportent, la foule et son instinct grégaire me semblent dangereux.

    C’est dans cet état d’esprit qu’en compagnie de Gilles et de JMH, j’ai rejoint sur l’île Jean-Jacques Rousseau la poignée de pèlerins qui s’apprêtait à écouter les discours des édiles de la Ville de Genève en ce jour du tricentenaire de sa naissance.

    Le contraste entre la qualité des intervenants et la rareté du public ne semblait troubler personne. Le Maire de Genève, le responsable de la Culture de la ville, un ambassadeur de France attaché à l’ONU y allèrent de leur commentaire sur l’œuvre et la personnalité de l’écrivain, son implication dans l’avènement du monde moderne et la politique contemporaine, debout micro à la main sous la statue de Jean-Jacques Rousseau assis pensif, la plume en l’air, le cahier sur les cuisses.

    Cette statue en bronze érigée en 1834 fut longtemps tournée vers le lac. Des travaux récents la replacèrent dans sa position d’origine, en direction de la Ville. « La vue sur le pont du Mont Blanc et ses embouteillages ayant perdu toute poésie. » nous expliqua le responsable de la culture lequel reprenait tout à l’émotion du tricentenaire :

    — Trois-cents-t-ans…

    Rectifiant avec le sourire, sous la pression de ses auditeurs :

    — Trois cents-z-ans.

    Puis reprenant par trois fois et même davantage

    — Trois-cents-t-ans.

    Jean-Jacques Rousseau, indisposé par l’arrogance des gens qui prétendent savoir, aurait probablement apprécié cette touchante erreur peut-être révélatrice d’une culture en pleine mutation. Mais j’entendais le ricanement de son meilleur ennemi, Voltaire, tapi dans sa résidence de Ferney à quelques kilomètres de là.

    La statue de Pradier ne possède certes pas la vivacité de celle de Voltaire par Houdon, mais dans l’ombre du bosquet de l’île, elle évoque la rêverie solitaire propre à Jean-Jacques Rousseau, à la condition toutefois d’oublier la circulation sur les ponts.

    Après les discours et quelques lectures de textes, on se régala au bord du Rhône de petits pains fourrés, de gâteaux simples et goûteux, arrosés de ce vin du canton de Genève frais et naturel, dont la qualité s’améliore d’année en année. JMH avait été camarade d’école de l’ambassadeur, lequel se préparait à une entrevue avec les Russes pour sortir la Syrie de l’effroyable guerre civile qui la ravage. Dans son discours il y avait fait allusion, évoquant la nécessité des utopies pour faire progresser la paix.

    Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

    La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

    En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

    Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

    La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

    En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

    Car il s’agissait d’un dîner républicain, usage datant de la Monarchie de Juillet en France, destiné à contourner l’interdiction de réunion sur la voie publique. À l’époque, ces repas servaient de tribunes politiques et furent déterminants dans l’avènement de la révolution de 48. Le clin d’œil contestataire se trouvait tempéré par la situation exceptionnelle au-dessus du lac Léman, par la pelouse admirable, la vaste tente futuriste en bambou et voile de coton, prévue pour nous protéger de la pluie en cas de besoin, et dont l’ombre en cette fin d’après-midi appelait les convives.

    Le dîner fut servi par les élèves d’une école hôtelière. La Suisse abonde dans ce genre d’enseignement comme dans bien d’autres. Les associations bénéficient de leur formation en milieu réel. Et c’est ainsi que nous nous sommes assis devant des assiettes en porcelaine, des verres à pied, des couverts précieux disposés sur des nappes blanches avec serviettes assorties, et servis comme des princes par des jeunes gens empressés. Dès l’entrée, mousses et pâtés divers, après une rapide présentation des futurs orateurs par l’organisateur, un journaliste bien connu à Genève, plusieurs lectures de Jean-Jacques Rousseau donnèrent le ton de la soirée. Il écrivait fichtrement bien, le bougre ! Il me fait penser à ces vins qui passent comme une lettre à la poste, et dont les effets peuvent être importants et même ravageurs.

    La lecture des grands auteurs n’est pas un exercice facile. Et certains comédiens s’y emploient mieux que d’autres. Une femme s’empiégea dans son texte, un autre détailla les propos successifs avec une jouissance communicative. Des extraits furent lancés vers les convives comme des bouteilles à la mer. D’autres lectures furent entrecoupées de divers exposés historiques, géographiques, philosophiques parfois un peu longuets. Nous étions bien, là, entre amis, dans la journée finissante, à partager sans risque l’audace des propos de Rousseau avec la satisfaction de pouvoir critiquer son inconséquence, ses tricheries, son incapacité à assumer le quotidien, mais profondément impressionnés par la prescience qui l’amena à exprimer les désirs qui secouaient la société de son époque, sa volonté de libérer le peuple du joug des oppressions.   On ne pouvait s’empêcher de trouver des points communs avec la nôtre.

    Le dîner tirait à sa fin et les prises de paroles s’éternisaient. Nous attendions avec une certaine impatience l’exposé de l’amie d’Henriette, Françoise Gardiol, professeur de sociologie à Lausanne et conseillère municipale de Carouges, au sujet de l’influence de Rousseau sur l’urbanisme. Elle n’eut que le temps de résumer ses propos et d’évoquer la cité idéale d’Arc et Senans, le meneur de jeu fut contraint de lui retirer le micro des mains.

    L’invité d’honneur, philosophe, ancien ministre de l’Éducation en France, bel homme et beau parleur, habitué des discours publics avait eu davantage de temps de parole. Son talent d’orateur détendit à plusieurs reprises une atmosphère parfois un peu docte par des réflexions savoureuses sur les contradictions du grand homme. Mais il traînait autour de ce personnage politique habile à se faire valoir un parfum d’opportunisme. Lorsqu’une tirade d’un comédien au verbe puissant s’en prit aux beaux parleurs, aux courtisans, elle fit mouche. Ce fut comme si Jean-Jacques Rousseau se trouvait avec nous, public désormais clairsemé. Le philosophe, bon joueur par nature ou par force, applaudit discrètement.

    JMH était parti plus tôt. Après avoir hésité à le déposer à la gare, nous avions décidé de rester et de raccompagner Henriette chez elle, après l’exposé de son amie. La gare étant fort éloignée du parc des Granges, il n’était pas du tout certain qu’il ait été en mesure d’attraper le dernier train. Et je ne cessais sourdement de m’inquiéter de son sort. Il était convenu que s’il le ratait il nous retrouverait au parc, mais nous sommes partis bien avant qu’il en ait eu la possibilité.

    Dans la voiture, pendant que nous discutions de la soirée, j’essayais de le joindre avec mon portable, sans succès. Puis, je l’oubliais.

    De retour à Paris, devant un café au soleil de la Motte-Picquet, comme je lui évoquais son départ précipité :

    — Je regrette de ne pas avoir assisté aux spectacles. Les fiches horaires suisses sont difficiles à lire. Il existe en fait des trains jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mon portable ne captant pas à l’étranger, j’ai vu ton appel arrivé en France, mais il était trop tard pour que je te rappelle.

    — Et si tu avais été contraint de retourner et que tu ne nous avais pas retrouvés ?

    Avec un sourire radieux, il me répondit :

    — J’aurai dormi dans le parc ; cela aurait été merveilleux !

    Voilà qui était bien dans l’esprit de Jean-Jacques !

    [/et_pb_text][/et_pb_column][/et_pb_row][/et_pb_section]


  • Le long de la Seine

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    Trois jours de soleil dans un ciel sans nuage ! Ce n’était pas arrivé depuis si longtemps !

    Nous en avons profité pour aller à pied quai de Gesvres faire renouveler nos passeports. Nous avons franchi les doubles portes du bureau de la préfecture de police sous les yeux d’une armée de policiers en civil et en uniforme. Pendant que Gilles enregistrait notre passage à l’accueil, je suis entrée dans une boite Photomaton.

    La mise en route de l’appareil déclencha une série de recommandations : « Dégagez vos oreilles, retirez vos lunettes, ne souriez pas… visage dans l’ovale de l’écran… »  Il me fallut tourniquer plusieurs fois le tabouret avant de parvenir à l’étape ultime : « Ne bougez plus, ne cillez pas ». Le flash se fit attendre et je me suis crispée. « Si cette photo vous convient, appuyez sur le bouton vert, sinon recommencez ». Horrible ! J’ai repris la pose. Pas mieux ! « Plus qu’un essai. » L’appareil n’y était pour rien, les années ne vous arrangent pas et les passeports sont là pour vous le rappeler.

    La photo tombée dans le réceptacle dépassa mes craintes : regard vide, valises sous les yeux, rides autour de la bouche.  Indifférent à mes états d’âme, le fonctionnaire niché dans une alvéole numérotée la découpa avec d’ingénieux ciseaux à quatre lames et la déposa dans un casier en compagnie de renseignements dument vérifiés et signés. Il eut quelques difficultés à numériser mes empreintes. J’avais beau les frotter sur ma veste, elles ne voulaient pas se laisser enregistrer, ce qui me remplit d’une vague fierté.

    L’épreuve terminée, nous avons franchi le sas de sortie, plus sécurisé encore et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir ensoleillé du quai de Gesvres.

    Plutôt que de revenir directement par les Halles, nous avons cédé au plaisir de flâner le long de la Seine, attirés par le bleuté des tours de la Conciergerie, par la lumière qui éclairait le Pont au Change et teintait le Pont Neuf de délicatesse. Oublié le monde numérisé, biométrique, le déclic des portes sécurisées, nous nous sommes penchés sur le fleuve…

    Retrouvailles qui me touchent toujours aussi profondément. Sa vitalité est mienne, son flux, celui de mes artères. Sa souplesse caresse mes pupilles, ses colères portent mes révoltes. Ce jour-là, en légère décrue, son flot brodait d’écume les piles du pont. D’un bleu vert mystérieux et opalescent, elle courait légère et silencieuse dans le vacarme de Paris.

    Je m’étonne souvent de la voir indifférente au temps qui passe, comme oublieuse des horreurs dont elle fut témoin dans la prison du Châtelet aujourd’hui disparu, derrière les murs de la Conciergerie. Elle a charrié tant de cadavres que j’ai parfois mauvaise conscience à en apprécier la douceur d’aujourd’hui. Mais je me plais à penser que de tout temps, elle offrit à Paris avec la liberté de son flot, cette succession de joies et de peines qui tisse la vie. Il y eut toujours des amoureux penchés sur son eau, des chalands et des péniches approvisionnant la ville, des matins de vent léger et des soirées dorées par le soleil couchant.

    Ce matin-là, après des mois de grisaille et de pluie, elle recouvrait les quais devant le Louvre, prenait ses aises au soleil, se glissant sans impatience excessive sous le Pont Neuf et la Passerelle des Arts. Elle coulait vers la mer, comme d’habitude, comme tous les jours, et nous avions le sentiment de renouer avec sa beauté.

    Il fallut pourtant s’en détacher et nous avons longé la colonnade du Louvre. Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

    Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

    Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

    Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

    Je remarquais une très vieille dame qui semblait sortir de chez le coiffeur, maquillée, poudrée, un rouge éclatant débordant de lèvres ratatinées, vêtue d’un somptueux manteau de vison. Je m’étonnais vaguement au vu des diamants qui brillaient à ses doigts qu’elle se soit ainsi parée pour le trajet du 67. Mais, après tout, les habitués de ces après-midis déambulatoires ont coutume de mettre leurs habits « du dimanche », comme on disait autrefois.

    Elle descendit devant la préfecture de police à l’entrée du Pont au Change. S’était-elle préparée pour la photo du passeport ? Se rendait-elle au Palais de Justice ? On dit que les procès ont leurs habitués comme les autobus de l’après-midi. Justiciable, elle eut été plus nerveuse. Le mystère des vies que je croise participe à la mienne avec une fugacité dont j’apprécie la liberté.

    Mon attention fut détournée par la bruyante irruption d’une bande de femmes âgées de quarante à cinquante ans. La première se dirigeait d’un pas décidé vers les sièges, lorsqu’elle s’immobilisa soudain, visage illuminé et cria à la cantonade :

    — Vous êtes là !

    — Ça alors  !

    Il s’agissait d’un mini rassemblement précurseur d’une de ces innombrables manifestations qui se succèdent toute l’année dans Paris. Uniquement des femmes, solides, le verbe haut. Fonctionnaires de police, probablement de celles qui glissent des contraventions sur les parebrise. Elles s’exclamaient, se congratulaient et s’entassèrent en riant au fond de l’autobus.

    Je les oubliais en traversant l’Ile Saint Louis puis en franchissant le Pont de la Tournelle, irrésistiblement attirée par le chevet de Notre-Dame, ce joyau d’élégance, nef soutenue par l’envol de ses arches. À chaque fois, j’essaie de me replacer dans le contexte du Moyen-Age, je pense aux dizaines d’années qui furent nécessaires pour pierre à pierre, avec une obstination impensable aujourd’hui, monter des murs et des colonnes, des tours, des voûtes, pour la parachever dans l’apothéose de cette flèche, qui s’élance dans le ciel comme un encouragement à espérer.

    À l’arrêt après le célèbre restaurant de la Tour d’Argent, un autre groupe de femmes monta dans l’autobus, plus âgées, cheveux gris, blancs ou teints, manteaux ou anoraks d’un chic classique, allure assurée. Il me fallut un certain temps avant de comprendre qu’elles venaient des Bernardins, une abbaye rénovée appartenant au diocèse de Paris, siège de conférences, d’expositions et de concerts variés, haut lieu de spiritualité catholique sous d’élégantes voûtes cisterciennes. L’une d’elles parlait avec autorité, les autres l’écoutaient. Elle semblait évoquer un point de théologie.

    À l’arrêt de la Mosquée de Paris, quelques femmes voilées montèrent à leur tour. Un peu lasses, comme si elles sortaient du hammam. Un homme moustachu en djellaba et calotte brodée les suivit. Les tempes blanches ou grisonnantes, le regard méditatif, il venait probablement de la prière.

    J’approchais de ma station et je me précipitais sur la commande d’arrêt. À peine le temps de descendre et l’autobus passant devant la statue de Jeanne d’Arc disparut sur la droite du boulevard.

    Immobilisée sur une contre-allée,  je cherchais des yeux le nom des rues quand, j’entendis des voix :

    — Madame !

    Sur le trottoir, deux amies, dont l’une était voilée crièrent en même temps :

    — Madame, attention !

    Une voiture était arrêtée juste derrière moi. Sa conductrice me regardait en souriant. Elle me fit signe de passer. Je ne me fis pas prier.

    Je remerciais les deux amies d’un geste et parvins sans encombre chez le marchand d’articles de gravure. Une  jeune asiatique souriante trouva dans l’arrière-boutique le plateau de presse que j’avais commandé plusieurs semaines auparavant :

    – Je me demandais si vous alliez venir le chercher…

    En sortant, je me suis dirigée vers Jussieu où je me suis engouffrée dans le métro, ravie de ma petite balade. Décidément, j’aime Paris.

    [/et_pb_text][/et_pb_column][/et_pb_row][/et_pb_section]


  • La leçon de piano

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Où situer aujourd’hui l’aventure des idées ? La volonté actuelle, implacable, de toujours innover, surprendre afin de retenir l’attention d’un public blasé me laisse sur ma faim.

    À cet égard, comment situer la master class du pianiste Heidseick à laquelle je fus conviée par Chantal S. ? En si petit comité, si éloignée de l’abondance des informations d’Internet, de la multiplication des réseaux sociaux sur le Web, éléments constitutifs de notre époque !

    Ce soir-là, en sortant de l’atelier, à la station Odéon, je fraye mon chemin dans la foule qui encombre les trottoirs étroits du carrefour Buci, sous le charme de ce quartier témoin de l’Ancien Régime, cependant reconnaissante à Hausmann des grandes avenues qui ont aéré Paris et permettent de marcher plus commodément. Et je me glisse sous le porche du quai des Grands Augustins, à l’entrée du Pont Neuf.

    On entend dire qu’un écrivain digne de ce nom n’a pas pour mission de décrire la réalité, mais de la faire revivre et vibrer par l’intermédiaire de la fiction. Dans ces chroniques, je m’en tiens à partager ce que je vois, même si la limite entre objectivité et subjectivité est des plus incertaines. C’est ainsi que nous entrons, cher lecteur, dans une cour pavée, que nous passons devant la loge de la gardienne. Par la fenêtre ouverte, un match de foot déverse des hurlements haletants. Sur la gauche, un petit escalier s’enfonce dans le sol à l’abri d’un muret. Nous descendons avec quelques précautions les marches fantomatiques peintes en blanc.

    En bas, un rideau se soulève. Une tête apparaît pour me souhaiter la bienvenue. Oui, j’ai réservé, et je suis autorisée à entrer.

    Ce n’est pas la première fois que je viens dans cette vaste cave, mais à chaque fois, l’étrangeté du lieu me saisit. Le Vert Galant, la Monnaie et l’Institut à quelques mètres, l’immeuble croule sous les références historiques. Cependant lorsqu’on pousse le rideau on s’introduit dans un décor contemporain, murs et plafond blancs caissonnés de briques. Deux grands pianos noirs luisent sous les projecteurs, des chaises pliantes noires sont disposées pour le concert.

    Aujourd’hui, de vastes peintures abstraites et colorées sont accrochées aux murs. Au plafond pendent des objets volants, insectes, oiseaux imaginaires, façonnés de tiges de bois clair et de ficelles. Ils me font penser au premier avion, cette chauve-souris de Clément Ader, dont on ignore aujourd’hui s’il a véritablement volé. Après avoir salué Chantal S., je me dirige vers leur auteur, un familier des lieux. Sa femme, une ravissante jeune femme, harpiste de son état, veille à son installation. Pas plus haut qu’un enfant de six ans, corps difforme juché sur le velours rouge d’un fauteuil Voltaire, il est entouré d’adolescentes assises par terre en tailleur, à la hauteur de son visage caché derrière des lunettes noires. Je lui tends une main qu’il saisit pour la baiser avec un sourire. Ses mains sont fortes, un peu rugueuses. Sa difformité a quelque chose d’ancestral, en contraste puissant avec la blancheur environnante.

    Puis je cherche une place d’où je pourrais observer les mains du pianiste. Je m’assieds d’abord au deuxième rang, mais gênée par un pilier, je cherche à m’avancer au premier rang. Les chaises sont encombrées de vêtements.

    — Oui, oui, vous pouvez vous asseoir, elles ne sont pas réservées, me dit une jeune fille vêtue d’une robe noire garnie de paillettes. Elle est brune, yeux de velours, un sourire éclatant sur des lèvres écarlates. Le jeune homme qui l’accompagne, attrape les vêtements et insiste :

    — Oui, ces places sont libres.

    Il est charmant, son visage encore un peu enfantin émerge d’un costume noir sur une chemise noire :

    Dans l’émotion de cette entrée, j’avais presque oublié que je venais assister à une master class.

    Ma voisine me salue. Elle est cousine de Chantal S. . Nous évoquons notre hôtesse, pianiste concertiste internationale, qu’une générosité hors du commun pousse à inviter dans cette vaste salle des artistes de tous poils, peintres, sculpteurs, musiciens, danseurs, alors qu’elle-même n’a pas été ménagée par la vie, une vie secouée par la mort de nombreux proches. Son mari grec, une sorte de géant souriant et barbu se plie en quatre pour lui être agréable, prévenant avec tous.

    La salle s’est peu à peu remplie, la jeune fille sort ses partitions d’un vieux cartable, le jeune homme tire sur ses manches. Ils se figent lorsqu’Éric Heidsieck s’approche. Malgré l’absence de projecteurs, l’homme s’impose. De grande taille, cheveux blancs, la peau d’un ancien blond, yeux clairs, sourire assuré, il semble malgré tout un peu inquiet, en contradiction avec sa stature de virtuose familier des masters classes.

    Chantal S., comme à son habitude, présente les lieux, leur fonction. D’un sourire, elle désigne les jeunes gens : Thibeault Lebrun, l’élève, ainsi que son amie qui fera office d’orchestre au piano. D’un mot elle glisse qu’ils sont amoureux. Quand elle se tourne vers Éric Heidseick, la lumière de son sourire s’accentue. On les devine complices de longue date. Elle ne s’attarde pas. Place au troisième mouvement du concerto de Mozart K414.

    Les jeunes se sont assis devant leurs pianos respectifs et se tournent vers le maître qui présente maintenant l’œuvre, un pense-bête dans la main. Le propos est sans fioritures, le ton possède la familiarité souriante de ceux qui n’ont rien à prouver. Il entre d’emblée dans l’œuvre à partir de son expérience. Spécialiste de Haendel dont il a enregistré l’intégrale des suites, il est passé à Mozart avec une couleur qui lui a parfois été reprochée. Il s’en explique :

    — J’ai été élevé dans le vin…

    Je pense, les papilles titillées, au Champagne Heidseick, un des meilleurs qui soient.

    — Mon père, amateur de musique, disait « Mozart m’ennuie un peu ; on devine trop ce qui va suivre, contrairement à Bach. »

    J’imagine le père Heiseick sortant de ses dégustations, hypersensible aux notes comme à ses bulles.

    — Grâce à Haendel, j’ai su que l’aventure chez Mozart se situe dans le phrasé.

    Comme je le comprends, moi qui ai une passion pour les derniers concerti joués par Clara Haskil détaillant chaque note et les inscrivant dans un déroulement à la fois fort et émouvant.

    Il se penche sur son papier :

    — J’ai écrit là quelques réflexions que je vous livrerai au fur et à mesure…

    Je remarque alors que sa main tremble fortement. Nom d’une pipe ! La maladie de Parkinson !

    — Assez parlé pour le moment, passons à la musique, annonce-t-il avec un sourire gourmand vers la jeune fille qui se lance dans l’introduction.

    Je n’avais pas vraiment saisi qui faisait quoi. Il me faut un certain temps pour réaliser que ces notes gringalettes ont la prétention de se substituer à l’orchestre, méli-mélo qui ne m’évoque pas grand-chose et ne prépare certes pas à l’entrée du piano.

    Le jeune homme s’est concentré, le dos bien droit, sans partition. Lorsqu’après les digressions de sa compagne, il enfonce enfin les touches, je reconnais quelques trilles, quelques phrases mozartiennes. Les notes se succèdent sans surprise, presque banales. C’est la première fois que j’assiste à une master class et je suis déçue, je m’attendais à davantage de qualité de la part de l’élève. Le temps s’étire. Pourquoi le maître n’intervient-il pas ? Debout, immobile derrière le piano, il écoute attentivement.

    Puis, de minute en minute, le jeu se délie. Les phrases s’allongent, les jeunes gens se succèdent, s’unissent parfois. Le jeune homme parcourt son clavier avec de plus en plus de détermination. Il devient évident que la technique de ce garçon de vingt ans est à la hauteur. Mes yeux ne lâchent pas les mains qui virevoltent maintenant avec une assurance, un calme surprenant.

    Le maître écoute toujours. Il les laisse poursuivre le mouvement de plus en plus empreint d’allégresse, de jeunesse, de confiance dans la vie.

    Lorsqu’il les a interrompus, le jeune homme, mains posées sur les genoux, a levé des yeux attentifs vers le vieil homme dont le visage s’est illuminé d’un sourire. Aucun commentaire sur la technique, ce qui équivaut d’évidence à un satisfecit et le maître contourne les pianos, pose ses feuillets d’une main vacillante sur un meuble chinois, se dirige vers le piano de la jeune fille qui lui cède la place :

    — Dans cette dernière phrase, tu aurais pu insister sur certaines notes pour donner davantage de couleur à la progression…

    Souffle suspendu, je le vois avancer des mains marquées par l’âge sur le clavier. Il les lève et comme s’il retrouvait un ami proche avec lequel il n’est pas nécessaire de faire des chichis, négligeant la partition, il les lance dans une ronde dont la force, la précision et la délicatesse laissent carrément sur place la vivacité de l’élève. Comment est-ce possible ? Lui qui tremblotait quelques secondes auparavant !

    Il détaille la phrase, l’affirme, la propose avec une autorité non dépourvue de questions sur l’ensemble de l’œuvre qu’il situe dans l’histoire et dans la vie de Mozart. Il insiste sur le risque inhérent à toute interprétation.

    — C’est comme lorsque tu tiens ta petite amie dans tes bras. Tu es inquiet, mais tu y vas quand même !

    Il saisit son texte de temps en temps pour des citations en provenance de poètes ou d’anciens professeurs à lui. Elles nourrissent la reprise d’une mesure, d’un rythme, d’un phrasé. L’élève sur l’autre piano reprend et son jeu s’affine.

    — Oui, c’est cela ! dit le professeur qui ajoute :

    — Il peut arriver que tu laisses les sons en suspens pour la reprise de l’orchestre…

    Il lance un tourbillon de notes qui restent comme inachevées et sa main s’immobilise en l’air comme pour céder la place aux instruments :

    — D’autres fois, c’est à toi de conclure la phrase avec fermeté, le silence qui suit tient lieu de prélude à une nouvelle intervention de l’orchestre.

    — Le silence fait partie intégrante de la musique, il n’est pas une absence de son. Toute œuvre musicale doit concourir au retour fructueux du silence qui l’a précédée.

    — C’est dans la rigueur que tu trouveras la liberté. Comme un tableau, c’est dans l’existence de son cadre qu’il trouve son élan.

    Le jeune homme attentif, toujours calme, joue et rejoue, s’enhardit. La modestie des deux pianistes m’impressionne d’autant plus que la somme des notes mémorisées est colossale. Dix doigts, une partition bourrée de croches, de doubles croches, de notation subtile, de rythme, de rupture de rythme, travail surhumain dont à aucun moment ils ne se font gloire. La parole est à Mozart, ils en sont les transmetteurs.

    — Je ne veux pas parler de ma vie, cependant des difficultés récentes m’ont appris que l’instant est précieux. Tu dois jouer chaque note, comme on doit vivre chaque seconde, avec intensité, avec plaisir, peut-être comme lorsqu’on est amoureux.

    Son énergie, cette vitalité exceptionnelle s’accompagne d’un rien de fébrilité.

    Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

    — Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

    Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

    — Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

    Sapristi ! J’observe une certaine rougeur des pommettes, des yeux aux aguets.

    La jeunesse et le calme de l’élève contrastent avec l’âge et l’urgence du maître. Je réalise que je suis en train d’assister à une master class exceptionnelle, à une sorte d’hymne à la vie. La musique déroule ses subtilités, l’élève les aborde sans tricher, de plain-pied avec le maître. Tous deux avancent avec rigueur dans la compréhension profonde de l’œuvre.

    — Chez Mozart, la légèreté peut cacher de la douleur. Il est beaucoup plus complexe qu’on le croit.

    — Tu peux t’autoriser une certaine liberté avec le tempo de Mozart, le laisser respirer. Le XVIIIe siècle n’est pas le temps du métronome.

    Et le jeu du jeune homme se fait plus personnel, plus subtil, encore plus juvénile. Les minutes passent, je crains pour la santé du maître qui s’investit avec une énergie et une passion qui met certainement à rude épreuve ses tuyaux rafistolés. Va-t-il s’affaler sous nos yeux ? Il se lève, s’explique, retourne à son piano. Il vit !

    À aucun moment il ne s’est substitué au jeune pianiste. Il a écouté, il a proposé, suggéré. Et maintenant, il cède la place à la jeune fille qui reprend la partition depuis le début.  Le maître s’est de nouveau retranché derrière le piano. Le jeune homme jette un coup d’œil à sa compagne. Ils se lancent dans la reprise du troisième mouvement, K414.

    Naturellement nous sommes tout ouïe. Nous en connaissons mieux la structure, nous suivons les progressions, les retours, les silences. Le jeune a desserré les freins. Notre esprit critique s’évanouit bientôt dans une fougue, une énergie, une finesse décuplées par les observations du maître. Il en surgit une interprétation très personnelle et lorsque les dernières notes cèdent la place au silence, nous nous sentons comme revigorés.

    La jeunesse a du bon, elle s’offre le luxe d’ouvrir des portes à chaque génération ! Il est probable que le maître s’est fait la même réflexion, car il s’avance pour féliciter l’élève. Son attitude exprime tout de même un rien de nostalgie, mais on le devine heureux. Il a mis à profit le sursis accordé. Nous venons d’assister à une sorte de transfusion dans la joie du maître vers l’élève, de l’élève vers le maître.

    Chantal S. embrasse son illustre et vieux compagnon avec émotion, remercie le jeune homme :

    — Nous allons ranger les chaises le long des murs pour laisser la place au buffet.

    C’est ici la coutume : buffet grec, coupes d’argent. L’écoute s’efface doucement dans l’amitié. Exercice assez difficile pour moi qui aime savourer les instants enfuis dans la solitude du retour. J’observe les musiciens du coin de l’œil, sachant combien la fatigue les submerge après un concert. Les manifestations d’enthousiasme les perturbent souvent plus qu’elles ne les encouragent.

    Après quelques mots avec une femme qui pioche avec gourmandise dans les boulettes grecques, elle finit par m’avouer, visage resplendissant :

    — Je suis la mère de Thibault.

    Le jeune pianiste s’approche avec un sourire simple, sans forfanterie. Je le félicite et m’adressant à la mère :

    — Vous n’avez pas peur pour son avenir, les places ne sont pas nombreuses ?

    — En aucune façon ! me répond-elle.

    Le jeune homme de répéter, ce qu’il avait plusieurs fois répondu à son maître durant la leçon :

    — C’est étrange, je ne connais pas la peur !

    Je remercie Éric Heidseick, qui accepte gentiment mes compliments et me quitte rapidement pour d’autres convives. Je m’empiège ensuite dans une conversation sur la Bourgogne avec une femme de grande taille, très maquillée, dont l’assurance trahit une position importante. Elle me toise et me répond par monosyllabes. Chantal S. m’informe qu’il s’agit de l’épouse du maître, une pianiste connue avec laquelle il a enregistré de nombreuses œuvres à quatre mains. Sa position d’épouse ne doit pas être facile ! Un regard glacial me laisse supposer quelque impair. Après avoir salué et remercié Chantal, je me sauve.

    C’est ainsi qu’en quelques pas je me suis retrouvée sur le pont Neuf, émerveillée comme à chaque fois par la beauté de la Seine et de Paris miroitant dans la nuit.

    Durant les jours qui ont suivi, j’ai écouté en boucle son enregistrement des suites de Haendel. Plus je les entendais, plus j’en saisissais les modulations, les non-dits et les respirations. Un peu plus tard, j’ai rencontré de nouveau Éric Heidseick lors d’un concert d’Anatole Lieberman qui fêtait le tricentenaire de son violoncelle — une autre histoire. Comme je lui disais le plaisir que j’éprouvais à l’écouter, il m’a regardée avec un sourire un peu enfantin.

    Ce soir-là, avant de partir, il s’est immobilisé devant la porte, s’est retourné et m’a fait un léger signe de la main, comme un au revoir. Grâce aux enregistrements d’aujourd’hui, les musiciens restent vivants !

    Depuis, j’ai entendu Daniel Baremboïm au clavier jouer magistralement le concerto pour piano de Tchaïkovski à Berlin, son orchestre dirigé par un ami. On dit qu’il connaît par cœur la totalité du répertoire classique ! Il fêtait magistralement son soixante-dixième anniversaire, quelques petites années de moins qu’Éric Heidseick. La musique conserve !

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  • Dans le métro

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    Après une journée fatigante, assise sur un siège en forme de cuvette, un œil fixé sur le panneau de fréquence du trafic, l’autre sur une mer idyllique proposée par une agence de voyages, je laisse passer quelques métros bondés. Une rame s’arrête déversant sur le quai une grande partie de ses occupants, je décide d’y monter.

    Un strapontin s’est libéré. À cette heure de pointe, la course aux places assises me laisse souvent debout. Je n’y suis pas très habile malgré une connaissance approfondie des avantages et des inconvénients de chaque siège. Les huit places centrales offrent un asile au milieu de la foule. Cependant mes préférences vont vers les bouts de rame d’où il est possible d’observer sans complexe, un coude appuyé sur la tablette de la fenêtre, le wagon suivant, les câbles et les tampons de jonction, les passagers compressés.

    Ce jour-là, grâce à cette attente et peut-être parce que le flot de la sortie des bureaux est passé, le métro n’est pas surpeuplé. Mon attention flotte sur la journée écoulée,  la soirée à venir, lorsque j’entends une voix forte provenant de l’autre bout du wagon.

    Dans mon enfance on lisait encore sur des murs délabrés cette phrase à demi effacée : « La mendicité est interdite », suivie d’un numéro du Code civil. L’assistance aux démunis passait par des organisations laïques ou confessionnelles. Seuls les clochards faisaient la manche. Je me souviens comme si c’était hier de Roméo et Juliette, un couple de marginaux qui déambulait dans notre ville en poussant un landau rempli d’objets hétéroclites. On les a retrouvés morts, gelés l’un contre l’autre dans leur abri de fortune l’année où la température est descendue en dessous de – 20° durant trois semaines. Ils faisaient partie de notre univers et la ville entière eut une pensée pour eux.

    Aujourd’hui, entre l’appartement et l’atelier, je ne compte pas moins de huit mendiants, tous anonymes, et la plupart roumains, auxquels il faut ajouter les quêteurs du métro. Matin et soir, je vois se dégrader un jeune homme avachi sur le trottoir qui crie à chaque passant : « M’sieur ! M’dame ! Une p’tite pièce, siou plait ». Il semble ne pas avoir toute sa tête. Les gens du quartier le protègent. J’hésite à lui faire l’aumône. Je voudrais lui manifester un peu de solidarité, mais je crains d’accélérer sa chute.

    A l’autre bout du métro, ce jour-là, un homme de très haute taille, chevelure ondulée grisonnante, visage rouge et charpenté, nez fort et mâchoire carrée, se lance dans un discours de protestation contre l’égoïsme des nantis. Sa prestance gouailleuse donne un instant du poids à ses paroles et les têtes se tournent vers lui. Mais l’obscénité de ses propos le renvoie vers le groupe indistinct des laissés-pour-compte de la société et les regards s’éteignent. Il traverse le wagon, main tendue, et se tait lorsqu’il atteint la porte à côté de mon strapontin. J’évite son regard, peu soucieuse de me voir interpelée.

    C’est alors qu’une voix menue, aussi fine et féminine que celle de l’homme avait été forte et grave rompt le silence :

    — Je m’appelle Aurélie…

    Deux mendiants ne quêtent jamais dans le même wagon. Les visages se dirigent vers elle.

    La jeune fille qui vient de sauter dans la rame commence son discours sur un ton guilleret. Une vingtaine d’années, jolie, nez en trompette, cheveux frisés enveloppés dans un turban de couleurs mordorées assorti à une robe longue tissée de matières naturelles qui évoque les années hippies avec le décalage inhérent aux imitations.

    L’homme ne l’a pas tout de suite entendue. Il finit par lever la tête comme tiré de ses pensées. Figé par la surprise, il évalue la situation. Elle parle un français sans accent. Sa voix cristalline ne porte aucune plainte, aucune récrimination. Elle demande simplement une pièce ou un ticket restaurant, comme on demanderait l’heure ou son chemin. On devine à ses sourcils froncés qu’il ne parvient pas à la situer, puis ses classifications reprenant le dessus, il crie, afin que tout le monde l’entende, sûr de son fait :

    — L’enc…, est-ce que je vais mendier à Bucarest ?

    Ce nationalisme intempestif fait sourire ceux qui ont saisi la scène. L’homme n’en a cure et lorsque le métro s’arrête, il descend la tête haute, impérial, sur le quai. La jeune fille effrayée par le tonnerre déclenché s’est enfuie, laissant chacun à ses pensées.

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