• Après le 15 août

    La canicule se termine et comme chaque année, passé le 15 août des signaux subtils précèdent la fin de l’été. La lumière s’affine, l’air devient plus léger, les cloches de Cessy sonnent plus cristallines, les oiseaux se font plus joueurs. Dans le village, un je ne sais quoi d’intimité a réuni les familles dans les jardins.

    Nous lisons des livres que nous n‘aurions pas l’idée d’emprunter à Paris. Ramuz pour ma part, un gros roman japonais pour Gilles, et beaucoup d’autres, comme des fenêtres ouvertes sur des mondes extérieurs.

    Entre les baignades, les siestes, les repas simples savourés au milieu des moineaux, le temps se dilate, laissant la place à des méditations, des bribes de conversations inhabituelles, un peu comme des bulles surgissant on ne sait d’où.

    Aujourd’hui, sous un soleil pâlichon, nous avons petit-déjeuné dehors. Le travail a repris. Personne dans l’impasse, sauf un gros matou jaune, près de la serre, « le Jaune ». Sauvage, énorme, il mâchouille quelque chose qui n’a pas l’air de passer. Hier, une volée de moineaux picorait en se battant au même endroit. Un nid de fourmis ?

    Gilles a dit :

    — La pluie ne va pas traîner.

    En effet une sorte de couvercle noir et mousseux approchait de l’ouest. J’ai foncé dans la salle de bains, je me suis habillée à toute vitesse et nous sommes descendus vers le Léman. Les parkings du Collège du Léman étaient pleins. L’école avait repris dans le canton de Vaud.

    Nous étions quelques uns sur la plage ou dans l’eau. Toujours les mêmes, le vieux monsieur aphasique, la dame bavarde qui nage des kilomètres, été, comme hiver.

    — J’enfile une combinaison lorsqu’il fait vraiment trop froid. Un jour, il va me pousser des nageoires.

    Le monsieur aphasique nous a montré les nuages qui crevaient devant le Salève. La mine réjouie, en se dépêchant de remonter à sa voiture après avoir nagé le long de la rive sur plusieurs kilomètres comme chaque jour, il a lancé :

    — J’aime pas l’eau !

    Une infinité de gris modulait les montagnes au loin. Les dents d’Oche, les Cornettes de bises, le Roc d’enfer, les Dents du midi, la chaîne des Aravis déroulaient leurs reliefs dans l’étrange clarté de leurs variations, violets sourds, bleus délicats, ocres légers, noirs profonds. Le sommet du mont Blanc était comme effacé par une écharpe de brume.

    Que le monde est beau et que l’eau était douce.


  • Dans le jardin de Jill

    Nous trouvons enfin le temps pour quelques brins de causette avec nos voisins.

    Jill, une Anglaise, que je connais désormais un peu plus pour avoir participé ensemble il y a deux ans à un spectacle de l’école de musique, nous a invités à prendre un apéritif dans son jardin avec les Parkinson. Finalement, Alan n’a pas pu se joindre à nous, appelé par des soucis concernant des structures artistiques qu’il fait tourner autour du monde, mais j’ai été contente de voir sa compagne Isabella, toujours débordante d’énergie.

    Notre hameau de vieilles maisons est une sorte de domaine d’Astéryx isolé parmi les lotissements et les immeubles qui poussent comme des champignons sur un territoire enclavé entre le canton de Vaud, Genève et le désert jurassien.

    On y trouve encore des descendants des fermiers d’autrefois, des artisans fiers de leur indépendance. Cette sorte d’aristocratie d’insoumis attire aujourd’hui des étrangers, surtout des Britanniques cultivés issus du Commonwealth.  

    Lors de cet apéritif, Jill nous a raconté que la petite maison de son jardin était louée pour le moment à un chanteur se produisant dans les EHPAD de la région. L’alcool aidant, l’idée fut lancée d’une petite soirée chantante à laquelle seraient conviés les voisins les plus proches.

    Jill est ensuite partie pour Londres. Sans nouvelles, je pensai que le projet avait fait long feu, mais quelques jours avant la date choisie, le bouche-à-oreille et les emails avaient fonctionné et nous nous sommes retrouvé une quinzaine dans son jardin.

    Imaginez sous les crêtes tutélaires du haut Jura un jardin anglais. Pelouse héroïque compte tenu du climat, buissons aux feuillages raffinés, fleurs sur les murets. Des chaises et des fauteuils de jardin disposés à l’ombre des arbres du pourtour. Un petit vent frais.

    Imaginez un public bigarré. La plus âgée, madame Geneux, 90 ans, fine dans une jolie robe fleurie, était l’institutrice de nos enfants en maternelle. Elle avait gardé un ton assuré et montrait une sorte d’étonnement de se trouver chez une voisine qu’elle n’avait jusque là qu’aperçue.

    Les plus jeunes, Romy et Pia, 6 et 3 ans, avec leurs parents. Antoine et Angiane. Angiane est malgache, d’une élégance aérienne.

    Entre les deux, nos voisins mitoyens Marcel et Jacqueline, ainsi que Denis, accent gessien garanti. Hillary, une Anglaise dont la vie pourrait faire un roman de mille pages. Passée la soixantaine, elle portait une capeline blanche sur un visage entouré de mèches blondes et frisées, les lèvres rouge cerise, une robe échancrée sur un corps épanoui. Elle chanta par la suite une chanson à la façon de Marylin Monroe, modulant la voix avec une séduction troublante.

    Et aussi Enricke, qui cuit mes modelages dans son four de potière. Une virtuose de la couture, vêtue d’une robe garden-party lumineuse, qui mettait en valeur ses épaules bronzées. Elle chanta Ne me quitte pas dans le néérlandais d’origine de Jacques Brel. Sa voix forte et articulée avait quelque chose de touchant, comme une confiance offerte.

    Et aussi, Tony, le mari de Jill, qui nous proposa en particulier le vin pétillant provenant de Porto où habitent son fils et sa famille. Peu confiant dans son français, il ne parle pas beaucoup et compense par des sourires.

    D’autres encore que nous ne connaissions pas, une Péruvienne cachée sous ses lunettes noires qui chanta La Cuccaracha, ses fils d’une vingtaine d’années et aussi un Anglais de grande taille, soixante dix ans environ, cheveux blancs, ravi de participer à Gare au gorille, la chanson de Brassens. On se fit la remarque qu’aujourdhui, elle ne passerait pas la censure de MeeTo.

    Denis, Marcel, Jacqueline, madame Geneux et moi-même firent découvrir aux étrangers présents , Etoile des neiges, notre hymne savoyard dans un choeur approximatif, mais fervent :

    Mon coeur amoureux s’est pris au piège de tes grands yeux…

    Jill, hôtesse délicate, vêtue d’une robe longue indienne de la couleur de ses yeux, spontanée et gracieuse, n’oublia personne. Elle chanta des airs anglais, repris par ses amis et dansa la valse avec Jacqueline sous les yeux attendris et étonnés de nos gessiens tout terrain.

    Jean-Michel, 70 ans environ, chanteur professionnel, accompagné de ses harmonicas, aidé de son poste internet, orchestre et paroles, subtil et inventif, sut nous mettre à l’aise, s’éloigner des enfants pour lancer Sur le port d’Amsterdam.

    Pas facile d’alterner chansons françaises, anglaise, etc…, mais il en avait vu d’autres. Il s’y prit avec la passion inépuisable de son métier.

    Son amie, venue de la région parisienne pour l’occasion, nous raconta, qu’il chantait au téléphone presque tous les matins pour lui dire bonjour.


  • Arrivée de Julien. Leur départ. Nick.

    Oui, Julien est arrivé mercredi (avec ce joli oiseau acheté dans un centre ornithologique). Il est reparti avec les garçons le dimanche suivant.

    Encore trois jours de baignades dans un Léman toujours un peu frais. Escalades, via ferrata à Fort l’Écluse, marches, cuisine, blagues, et j’en passe.

    Ils ont eu beaucoup de chance pour le temps. Nous étions en limite sud de perturbations et il pleuvait à Paris. Juste quelques nuages ont assombri le Jura en fin de journées.

    Les garçons ont continué d’animer les repas, avec des anecdotes sur la vie dans les lycées, les relations entre les deux sexes (une transgenre dans le collège de Gaël) . Quelques histoires hard qui n’auraient même pas pu être suggérées à la table de nos parents. Les mœurs dans le labo de Julien, où les protestations féministes souvent légitimes prennent parfois des tournures difficiles à démêler. Un service de DRH est désormais à la disposition des directeurs.

    Ce fut de bons moments de confiance réciproque.

    La veille au soir, avec une énergie fulgurante, ils ont coupé le figuier qui déstabilisait la serre. Avant de partir, ils ont défait les lits, passé l’aspirateur dans les chambres et la cuisine. Un rêve ! J’espère qu’ils n’en ont pas trop rajouté. En tout cas, Thomas et Gaël n’étaient pas fâchés de rentrer chez eux et de retrouver leurs petites habitudes. Gaël a dit :

    — Je n’ai pas vu le temps passer.

    Mais dix jours à ce régime c’était peut-être un peu long.

    Et comme d’habitude, nous avons retrouvé une maison calme traversée en ce moment par des colonnes de fourmis, le chant des oiseaux, le ronron de l’impasse, les lectures dans le jardin sous le parasol (Avec vue sur l’Arno, de Foster, incroyablement désuet après les récits de nos petits-enfants).

    Nick a tapé à la porte de la cuisine et nous avons raconté nos aventures de l’hiver, d’autres plus récentes. La veille, il était allé écouter le concert de l’aube dans la rade de Genève sur la jetée du Paquis. Debout à cinq heures. Lever du soleil derrière le mont Blanc. Planant ! Il continue ses études de sanscrit et revenait de Londres après avoir réglé des problèmes juridiques autour d’une bouteille de whisky grand cru. Il reprend le piano. J’aime l’entendre faire ses gammes et s’acharner sur un passage de Czerny.

    Je termine la première partie du modelage : Au bord de l’eau . Encore quelques retouches. Le séchage est toujours long et je crains de ne pas pouvoir le cuire avant le départ d’Enricke. Ce sera pour la fin du mois. La vie touginoise reprend le dessus.


  • Les garçons

    Thomas et Gaël, 15 ans.

    Ce matin, ils sont partis visiter Genève, après une baignade à Mies, (crawl, etc. en prévision de leur bac de gymnastique pour l’année prochaine…)

    Dix à vingt kilomètres à pieds par jour. Infatigables. À chaque fois une nouvelle aventure. Ils ratent leur car de retour de l’escalade et marchent à travers le golf d’Echenevex, se trompent de chemin et passent sous les fils de fer barbelés du mont Mourex. Ils font les courses, la cuisine. Des gratins, des gâteaux, recettes Marmiton (nos estomacs commencent à régimber). Des blagues à la chaîne.

    On sait tout sur la vie dans leur ville de Nogent-sur-Marne (qu’ils adorent), sur la vie dans les lycées (l’un dans le public, l’autre dans le privé), sur les profs, les programmes. Thomas a lui aussi une passion pour les codes informatiques (auxquels je ne comprends rien). Gaël a fait un stage de fin de seconde sur une moto qui livre en urgence des produits précieux vers les aéroports.

    C’est la troisième fois qu’ils viennent ensemble à Tougin. Gaël nous appelle Apé et Atine. Ils sont aux petits soins pour nous et les journées se terminent par des scrabbles mémorables, suivis pour eux par des films sur leurs écrans, pour nous par des sommeils réparateurs.

    Quand j’ai raconté ça à Tony, notre voisin anglais, il a demandé avec un sourire amusé et sceptique depuis combien de temps ils étaient là. Je lui ai répondu :

    — Cinq jours.

    Pour l’instant, ça dure.

    Julien, arrive mercredi soir.

    Je n’ai pas le temps de vous en raconter davantage. Il y aurait pourtant à dire !


  • Famille, Arthur

    Ève et sa famille, sans Romain, sont venues passer deux jours à Tougin. Je ne me souviens plus très bien ce que nous avons fait, mais c’était très agréable. Baignades, cuisine. Discussions. Le soir, Noé a eu une chance incroyable au jeu, trois scrabble avec quatre participants.

    Noé, 20 ans, est content de son année universitaire, après quelques déceptions aux concours d’école d’ingénieurs.

    — Finalement, c’est très bien, je ne fais que ce qui me plaît, des mathématiques.

    Marius, 18 ans, lui, sort d’une année de fac en mathématiques appliquées aux sciences sociales.

    Comme je leur disais que tout cela était bien trop conceptuel pour moi, ils m’ont expliqué avec conviction que la réflexion précédait la perception. Marius sortait d’un stage où ce genre de choses était étudié avec questionnaires et statistiques. L’effet placebo le passionnait.

    Puis Arthur est arrivé. 2 ans et demi, il est venu avec ses grands-parents, Jean-Michel et ma nièce Caroline. Un petit garçon curieux de tout, attentif, pas ronchon du tout, s’accommodant de presque tout, rieur et habitué par ses parents à aller partout. Il ne quittait pas « Manou » et « Jami » des yeux, on ne sait jamais.

    J’avais oublié l’extraordinaire capacité des petits à emmagasiner des nouveautés, des mots et des images, à passer des pleurs aux rires, à répéter cent fois « Manou, Manou, Manou… » en chantonnant. En tous cas, on était bien loin des concepts de mes petits-fils.

    Je me suis rassurée en pensant aux sentiers du bord de mer que Noé s’apprêtait à parcourir dans la Bretagne sud. Il aurait tout le loisir de sentir le vent et le soleil sur sa peau, d’humer les senteurs marines en dehors de tout concept ;

    — Je démarre à 10 heures du matin avec un pique-nique et quand je rentre à 19 h, je n’ai pas vu le temps passer !

    Il aime bivouaquer avec ses amis dans les montagnes au-dessus de Grenoble, voir le lever du soleil

    La veille, ils avaient regardé les feux d’artifice depuis les hauteurs du Jura avec leurs parents

    Les deux garçons ont préparé le dîner de mon anniversaire. Ils avaient tout apporté de Grenoble et concocté des croque-monsieur raffinés accompagnés de salades inventives. Noé nous a offert de délicieux macarons faits maison. Un clafoutis aux abricots a spécialement plu à Arthur. Une belle soirée qui s’est terminée par la plantation d’un arbuste dans le jardin, chacun a versé une pelletée commémorative. Le petit et moi avons partagé d’une même main la dernière. J’ai dit en riant :

    — Nous sommes ainsi unis jusqu’à la mort !

    La mienne, lui avait le temps. De lui à moi, quatre générations !

    J’ai reçu aussi un magnifique service à boisson en verre soufflé.

    Le lac est toujours aussi agréable, ni trop froid, ni trop chaud. Arthur, harnaché dans une combinaison, avec bonnet et lunettes de soleil ne risquait pas les coups de soleil ! Quand je pense qu’on laissait les enfants barboter presque nus sur les plages. Les temps changent.

    Agnès, notre nièce suisse est venue prendre le café avec Raoul. Elle a été infirmière pédiatrique à l’hôpital cantonal. Elle sait y faire :

    — Préchi, précha, je mets ma chemise sur les bras, mon petit chapeau sur la tête… Je le jette par la fenêtre !

    — Encore, encore…

    Les étudiants les regardaient faire, attendris.

    Puis, tout le monde est parti. De nouveau nous avons repris le travail, les lectures (une boulimie, en particulier 800 pages sur les Trois Glorieuses), et demain nous traverserons Genève pour aller à Nernier déjeuner avec nos amis des Voirons ainsi qu’avec Monique et son fils Jean-Marc en petite forme après le récent décès de leur mari et père.

    — La vie, comme dit Maria.


  • Une semaine tranquille

    Après huit jours tranquilles, avec baignades, lectures, modelage, un concert surprise et exceptionnel de musique argentine dans une grange, la maison s’est remplie. Ce soir, c’est mon anniversaire.

    Pas le temps d’en écrire davantage !

    A la semaine prochaine.


  • Retour à Tougin

    Nous avons fui Paris, envahi de touristes, métros rares, autobus détournés.

    Mais comme d’habitude, la transition est difficile.

    Après l’agitation, le calme de Tougin est un soulagement, les baignades au lac dégourdissent des muscles contractés par les mille obligations citadines. Mais bien vite, le silence et la solitude relative du village laissent émerger des questions existentielles restées en suspens accompagnées d’une sorte de spleen.

    Les heures laissées disponibles apparaissent interminables.

    Comme chaque année, je sais pourtant qu’il suffit d’attendre.

    Cette fois-ci, le changement de vie s’est assorti d’une forte chute des températures. La nuit est passée de 24° à 13° et la température du Léman pareil, de 24 à 13°. Il faut maintenant attendre qu’il se réchauffe. L’adaptation n’est pas facile, le vent s’est mis de la partie.

    Je traîne les pieds à faire signe à nos amis d’ici. J’ai repris un peu de modelage, commencé un tigre, émaillé le hérisson et l’escargot, petits animaux secourables !

    Il suffit d’attendre pour retomber sur ses pieds, mais pour moi qui vis surtout au présent, ça me semble une éternité.

    Quelques mots entre Touginois m’ont chauffé le cœur.

    Nous mettons en route la maison, chassons les araignées, nous défrichons le jardin, et je dors. Après la canicule de Paris, ce n’est pas du luxe.

    La température doit remonter ces jours-ci. Comment les plantes supportent-elles les variations du climat actuel ?

    La maison va se remplir à la fin de la semaine. J’espère d’ici là avoir retrouvé mon dynamisme. Chaque jour suffit son histoire…


  • Dîner Duy Tong et Laurent, Anny et Lionel au Palais-Royal, canicule.

    Dôme de chaleur sur la France. Plus de 40° par endroit. 38° à Paris prévu, mardi et mercredi.

    Nous devions partir pour Tougin en début de semaine, mais nous avons dû retarder jusqu’à vendredi pour aller à la première d’Émilie au théâtre de La Comédie-Bastille. La salle est climatisée.

    Mise en route des ventilateurs, stratégies autour des rideaux et des fenêtres, la chaleur est plus difficile à gérer que le froid. Il y a quelques années, j’avais acheté un climatiseur mobile. Peu efficace, trop bruyant, nous l’avions mis de côté, Gilles va essayer de le remettre en marche.

    Nous avions reporté notre rencontre avec Dui Tong à cause d’une première chaleur (suivie d’une énorme tempête). Nous en parlions depuis longtemps. Dui Tong, un ami du cercle homérique de Gilles, habite à deux pas de chez nous. Nous l’avions écouté à Saint-Julien-le-Pauvre dans un récital de musique baroque. Haute-contre professionnel, il avait chanté des pièces italiennes de castra et j’avais trouvé émouvants ces accents féminins dans un corps d’homme.

    Il participe aux récitations du Palais-Royal. Je lui avais suggéré de venir un soir chez nous, il avait dit à Gilles :

    — Est-ce que je peux amener Laurent, mon mari ?

    Je dois dire que ces histoires de mariage entre homosexuels me tarabustent. Je trouve l’institution surtout faite pour la cohérence des générations successives. Qu’un lien juridique protège les couples de même sexe et chacune de ses parties me semble judicieux et pourrait même être étendu à différentes situations de cohabitation. Le PACS est fait pour ça. Mais je me pose une question : alors que plus de la moitié des couples hétérosexuels (quel vilain mot) ne se marient plus, pourquoi y tiennent-ils tant ?

    C’est ainsi que nous avons passé une agréable et instructive soirée à quatre. Après avoir fait l’ENS en section littéraire puis enseigné, Laurent a bifurqué vers la musique. Il a suivi Dui Tong dans une carrière de baryton. Nous avons parlé du quartier (ils habitent en face de chez mon médecin), de nos activités, de nos origines, de nos projets. Ce sont des puits de culture, sans trace d’afféterie. Après le dîner, Dui Tong, qui nous avait prévenus, s’est lancé avec simplicité dans la longue tirade de Phédre : Je le vis, je rougis, je palis à sa vue…

    La mémoire incroyable du professionnel, l’écoulement du texte, les gestes nous a laissé coits.

    — C’est plus difficile que le chant, on n’est pas soutenu par la musique, dit-il, ce qui fut confirmé par Laurent.

     Gilles a récité une poésie de Louise Collet, Laurent, d’un auteur de la Renaissance, je me suis lancée en trébuchant sur Andromaque que je savais pourtant bien.

    Une soirée pas comme les autres.

    — Il faudra recommencer ! ont-ils dit sur le palier en partant.

    Samedi, en fin d’après-midi nous avons retrouvé sur une terrasse du Palais-Royal Anny-Claude et son ami Lionel, tous deux en tenue claire et élégante. Anny-Claude habite le quartier, de l’autre côté, rue de Richelieu à deux pas de la Comédie française.. Nous avons blagué de tout et de rien. Lionel est du genre ironique. Je n’ai pas très bien compris ce qu’il faisait dans la vie, de formation littéraire, il lit beaucoup, écrit des comptes-rendus et a travaillé pour France-Inter.

    — Mon père était militaire, officier dans la Légion étrangère.

    Nous avons commenté la présence des chiens dans le jardin du Palais-Royal. Anny-Claude a cité la race de ceux qui passaient. J’ai pensé à ce curieux mimétisme de chien à maître.

    — Je croyais que le jardin leur était interdit, ai-je dit.

    — J’ai eu un chien. Le gardien m’a dit que si je ramassais les crottes, puisque j’étais une riveraine, il fermerait les yeux. Maintenant j’ai un chat, c’est plus simple.

    Et elle m’a montré son chat sur son mobile. Un gros chat gris et placide qui me surveille du regard quand je viens chez elle.

    Comme elle avait dit que j’écrivais, Lionel m’a demandé quoi et sur qui. Je lui ai répondu :

    — J’écris sur ce dont on ne parle jamais, ce qu’on voit tous les jours, mais qu’on ne trouve pas nécessaire de raconter.

    Il a insisté :

    — Alors, là aujourd’hui ?

    J’ai parcouru des yeux les badauds qui déambulaient à l’ombre des tilleuls. Mais Gilles a tout de suite lancé :

    — Par exemple l’histoire des chiens du Palais-Royal…

    J’ai approuvé.


  • Avec l’envoi de missiles U.S. sur les sites du programme nucléaire iranien ainsi que sur les bases militaires et politiques de Téhéran, la guerre entre Israël et l’Iran a franchi une nouvelle étape le 21 juin.

    Répliques iraniennes sur Jérusalem. Victimes civiles, de part et d’autres.

    Aujourd’hui, tout laisse à penser que Trump et Netanyahou veulent renverser le gouvernement islamiste au risque du chaos qui suit la plupart du temps l’effondrement des régimes dictatoriaux.

    Pendant ce temps, Israël continue de détruire et d’affamer Gaza. Poutine en profite pour avancer en Ukraine.

    Dans le monde entier, le droit et la solidarité vacillent au profit de la loi du plus fort et de l’argent-roi.

    On ne cherche plus à savoir si les actions de Donald Trump sont conformes à la Constitution américaine. Les hôpitaux sont bombardés.  

    Des décisions d’importance mondiale sont prises sans concertation par des cerveaux plus ou moins fumeux élus par des peuples frustrés et manipulés par Internet. Le tout sur fond de dissuasion nucléaire et de dérèglement climatique.

    De tout temps, les personnes de mon âge ont jugé leur période catastrophique, les valeurs dégradées par rapport aux anciennes, ce qui n’a jamais empêché la terre de tourner. J’espère mon pessimisme de même nature.

    L’avenir n’est pas gai, mais à Paris, on s’amuse.

    La fête de la musique a attiré des foules de jeunes venus de l’Europe entière. Fête du bruit plutôt que de la musique. Des sonos à vous arracher les oreilles avec des boum-boums qui s’insinuent dans les appartements par les murs et le sol. Je vous en fais part chaque année.

    À cette occasion la vasque olympique, réinstallée dans le jardin des Tuileries, est de nouveau montée dans le ciel de Paris. Elle s’élèvera tous les soirs pendant un mois.

    Comme à chaque rassemblement de cette importance, il y a eu des débordements, des bagarres et quelques pillages dans la France entière. Cependant, on ne peut qu’admirer l’efficacité du service d’ordre. Pendant la période troublée actuelle et les menaces terroristes, gérer des centaines de milliers de jeunes bien décidés à s’amuser tient de la prouesse.

    En tous cas, dans le métro au retour de l’atelier, la moyenne d’âge tournait autour de vingt-cinq ans. Malgré l’affluence, ils furent charmants, me libérant une place assise, s’écartant pour me laisser sortir. Sur le quai, j’ai levé haut les bras en lançant un merci sonore qui les a mis en joie.

    Dimanche, nous sommes allés regarder danser le tango devant la Comédie française avec Agnès et Lise venues de Gex. Lise fait son stage scolaire de seconde au muséum d’histoire naturelle. Sa mère l’avait accompagnée. Quelle étrange danse ! Une sorte de religiosité de corps à corps. Une séduction savante tricotée par les jambes aériennes des danseuses.

    Le jeudi précédent, j’étais allée écouter Emmanuelle Bertrand, violoncelliste de grand talent, et ses élèves du Conservatoire National de musique de Paris à Philomuses. J’avais fait son portrait il y a une dizaine d’années, ce qui crée un lien indestructible. Quel plaisir ! Exigence, amitiés, sensibilité autour d’un instrument proche de la voix humaine, une jeunesse partageuse à la fois sombre et rieuse. Que leur réserve l’avenir ?

    Débriefing de théâtre chez Dany. Elle habite avenue Matignon au coin de l’avenue des Champs Élysée au septième étage. Deux terrasses, l’une avec vue sur la Tour Eiffel, l’autre vers la Concorde et le Louvre.

    Nous avons grignoté des mignardises de traiteur en observant l’Opéra, le Louvre, les grand et le petit Palais, Notre-Dame (je l’ai vue brûler, a dit Dany), jusqu’à cet étrange building noir et déglingué qu’on aperçoit lorsqu’on approche de la gare de Lyon en arrivant de Tougin. À nos pieds le jardin et le théâtre Marigny. Je lui ai dit :

    — Tu dors quelquefois sur ta terrasse ?

    Elle a paru étonnée.

    Elle possède une collection de peinture, de sculptures et de meubles précieux. La troupe n’a pas l’habitude d’un tel luxe. Elle sut nous mettre à l’aise :

    — J’ai perdu mon mari. Vous êtes ma famille !

    Et Émilie a fait le débriefing de la répétition publique du lundi précédent.

    — La pièce est très difficile à jouer, vous avez assuré. À la rentrée, vous allez pouvoir vous amuser.

    Et nous nous sommes donné rendez-vous à la mi-septembre :

    — Surtout, n’oubliez pas vos textes !


  • Répétition en public

    Hier, répétition générale de « L’Atelier », devant un public restreint. L’année ponctuée de nombreux congés n’avait pas permis de mettre au point une pièce difficile à dix personnages, avec décors et musique. Une pièce de Grumberg à la fois tragique et drôle qui raconte le retour des survivants de la Shoah, après la guerre. Notre metteur en scène, Émilie Chevrillon, très prise par ses propres engagements et pas toujours suffisamment disponible durant le semestre, avait préféré repousser la représentation définitive après la rentrée.

    Ce fut assez acrobatique ! La mémoire, la coordination des mouvements sans trop déraper manquaient de cette assurance qui impose un rythme.

    Nous avons ensuite échangé nos impressions autour d’une table du fameux atelier. Champagne, pizza, chouquettes… Le public composé de conjoints et d’amis proches nous a consolés, affirmant ne pas s’être ennuyé une seule seconde. Notre énergie, notre volonté les avaient entraînés dans l’intimité de ce travail et projetés dans une aventure qu’ils jugeaient intéressante.

    Assez fatigués, Gilles et moi allions partir, quand dans l’escalier nous avons entendu de la musique. Sans plus réfléchir, nous avons fait demi-tour.

    Un espagnol producteur, acteur et metteur en scène de spectacles s’était mis à la guitare, entouré d’une dizaine de rescapés bien décidés à faire la fête autour des fonds de bouteilles. Une cinquantaine d’années, costaud, des yeux de velours, il a commencé par les chansons les plus langoureuses du répertoire espagnol et a vite econtinué sur des musiques latino-américaines, des danses des Caraïbes. Il a chanté en duo avec son ami Ruben, argentin, lequel avait retrouvé son sourire après avoir été un peu déçu par sa prestation.

    Émilie en a profité pour nous féliciter et nous encourager à continuer nos efforts pour les retrouvailles de septembre.

    Elle s’est mise au piano. Accompagnés de la guitare, nous avons tous chanté un « Que sera, sera ! », bourré de bonne humeur, de fausses notes et de confiance.

    Une bonne soirée !

    Une certaine forme de résistance, pas si dérisoire que ça, dans ces temps où des tonnes de bombes se déversent sur le monde !