Gilles avait suivi quelques récitants du Palais-Royal à la librairie Delamain. Ils s’y retrouvaient entre Amis de Marcel Proust autour d’un verre à l’occasion du centième anniversaire de sa mort. Il en était revenu avec un petit livre d’extraits de La Recherche du temps perdu, réunis et commentés par Philippe Delerm, l’auteur hédoniste d’Une petite gorgée de bière.
J’ai mis un certain temps avant de m’y plonger. J’avais lu ce gigantesque ouvrage à l’âge de vingt-cinq ans, grâce à mon frère Hervé. C’était le sujet de son cours de français en préparation scientifique à Stanislas et nous avions échangé nos impressions avec délectation, tome après tome. Depuis, j’ai craint d’en ternir le souvenir par des relectures trop répertoriées. Le Musée du Louvre, La Recherche du temps perdu, sont associés pour moi à des déambulations dans des jardins. Je vais et viens en toute liberté dans des floraisons ressemblant à la vie, l’authentifiant en quelque sorte. Grandioses comme Les Noces de Cana, comme les phrases de Proust s’étirant sur deux pages ou plus modestes mais tout aussi fortes, comme La Dentelière de Vermeer ou les levers du jour à Combray. J’en aime les rythmes, les saisons, les couleurs et les sensations et je communie avec leurs auteurs comme avec des amis.
Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues…
Finalement, je me suis régalée des extraits choisis par Philippe Delerm.
Récemment, j’ai essayé de la relire, mais je n’en suis plus capable. J’ai oublié le début de la phrase quand j’arrive à la fin. Je ne peux plus me fixer sur une histoire compliquée, alors que j’ai du mal déjà à retenir le temps qui file de plus en plus vite.
Merci à Philippe Delerm pour ce petit livre qui m’a permis de rouvrir des fenêtres que je croyais fermées à jamais. Avec le temps, j’ai davantage apprécié l’évocation de la petite madeleine, elle a fait remonter en moi des plaisirs oubliés. J’ai aimé son humour corrosif, le sourire de la grande duchesse destiné à la grand-mère de Proust comme on lance des cacahouètes aux animaux dans les zoos, ou du pain aux canards, la mort de l’écrivain Bergotte confronté à son œuvre devant un tableau de Vermeer. Tous ces personnages m’avaient été si familiers !
Peut-être, aujourd’hui, y ai-je noté moins l’empathie de l’auteur qu’une hypersensibilité aux blessures, aux souffrances infligées tout au long de sa vie. Pas rancunier, grâce au souvenir, il a offert une impérissable existence à ses modèles, n’est-ce pas le plus beau des cadeaux à leur faire, à nous faire ?
Pierre Christin, secoué par l’exposition de Gérard Garouste, nous avait conseillé d’acheter son livre : L’Intranquille.
Un témoignage courageux ! Le peintre dont nous avions vu l’exposition-rétrospective la semaine dernière à Pompidou a souffert de troubles psychiatriques importants durant la plus grande partie de sa vie. Diagnostiqué maniaco-dépressif, il fut hospitalisé à de nombreuses reprises, représentant un danger pour lui-même comme pour son entourage. Il y analyse ses crises avec une vérité, une précision qu’on ne trouve pas dans les documentaires sur le sujet. Dans son Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Gérard Garouste refuse d’associer cette souffrance à l’œuvre d’art.
On ne peut peindre que si l’on va bien… Le délire ne déclenche pas la peinture et l’inverse n’est pas plus vrai. La création demande de la force… Pourquoi un artiste n’aurait-il pas le droit, lui aussi à l’équilibre ?
Il raconte une enfance massacrée par la violence verbale d’un père psychopathe et antisémite. Converti au judaïsme par réaction, il a trouvé dans le Talmud une liberté qu’il ne trouvait pas dans les autres grands textes religieux.
Il évoque souvent son refus du beau, de la beauté. Faites laid ! lui a dit son psychiatre. Et là, je ne comprends pas. Pour ma part, je ne sais pas ce qu’est la beauté. La plupart du temps, je m’étonne de ce qu’on trouve beau. Cela dépend tellement de la mode, des habitudes, des a priori, de l’humeur et même du temps qu’il fait. Pour moi, la beauté n’est pas vraiment un sujet, je peins la vie.
La semaine dernière, un couple d’une soixantaine d’années est monté dans le métro. L’homme était défiguré par une énorme tumeur sur le côté droit, fermant son œil et déformant sa bouche jusqu’à son cou. Par ailleurs de haute taille, bien découplé, il ne manifestait aucune gêne des regards portés sur lui. Sa femme lui a pris la main, il a serré la sienne. Élégante, de la présence, elle s’imposait et son regard bleu azur s’est fixé sur le mien. Nous nous sommes regardées une seconde, comme si nous nous posions toutes les deux des questions auxquelles ni elle ni moi n’avions de réponse.
Quand ils sont tranquillement descendus à Concorde, je suis restée songeuse.
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