L’épidémie vous engourdit la tête et les membres. Le printemps est arrivé sans que j’y prête vraiment attention. La floraison du prunier décoratif de la rue du Louvre m’avait presque échappé et je venais juste de remarquer les feuilles d’un vert tendre qui commençaient à revêtir d’une toison aérienne les branches sombres des arbres plantés à chaque coin de rue par notre mairie écologique. Ce matin-là, j’étais un peu fatiguée, mais le ciel était clair. Je me suis poussée pour traverser la place des Victoires et je me suis engagée dans le passage de la rue des Petits-Champs. J’avais seulement l’intention de m’asseoir un quart d’heure dans le jardin du Palais-Royal, histoire de voir où en étaient ses floraisons et savourer le soleil sur ma peau.
En fait, j’arrivais un peu tard pour les fleurs de magnolias, ils avaient semé leurs larges et étonnants pétales sur les tiges défleuries des narcisses et des jonquilles. Dans les parterres du centre, des tapis de tulipes blanches les avaient remplacées, la dentelle délicatement rosée de leurs rangs serrés frémissait à la lumière du printemps. Je méditais dans le petit jardin clos, quand me parvint dans une demi-conscience une conversation provenant du banc voisin. Une femme disait « Tu vois, c’est là qu’habitait Colette. » Je me suis tournée. Elle tendait le doigt vers la façade au-dessus du passage. « En haut ? » demanda son amie. « Non, au premier étage, la grande fenêtre ! » Soixante-dix ans après sa mort, l’ombre de la dame à l’accent bourguignon, aux écrits subversifs et hédonistes plane encore sur le Palais-Royal ! Longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues.
Quand je me suis levée, un peu plus loin, du côté du théâtre, un groupe s’agitait avec lenteur. Du taï-chi ! Une activité que j’avais un peu pratiquée autrefois. J’ai voulu voir si je reconnaissais quelques mouvements. Je me suis plantée sous les tilleuls et leur tout nouveau feuillage pour regarder la petite troupe masques sur le nez, à distance anticovid, arrondir les bras et les jambes, pivoter, tendre le corps et les mains vers le ciel, s’accroupir, se reculer, s’avancer dans une synchronisation remarquable. Beaucoup de cheveux blancs, quelques jeunes femmes, on ne me prêtait aucune attention. Je me suis souvenue de la concentration indispensable pour le bon déroulement des séquences. L’animatrice, une femme d’une quarantaine d’années, vêtue de lin tissé les avaient laissés faire. Elle les félicita, puis elle leur proposa de poursuivre avec d’autres enchaînements : « Tigre, singe, cheval… » J’aime cette danse lente ancrée dans la nature, qui se tend et s’arrondit, s’élève et s’abaisse en mouvements alternatifs et complémentaires. Si j’ai arrêté, c’est parce que mine de rien, le taï-chi demande de l’espace, le tapis du living ne suffit pas et les prairies ne sont pas toujours à disposition.
Un peu plus loin des jeunes filles s’entraînaient à la boxe française. Jolies, queue de cheval de sportives, moulées dans des combinaisons de néoprène, elles lançaient leurs gants de couleur sur ceux du moniteur. De temps en temps, elles projetaient un pied jusqu’à son visage et le moniteur leur disait et répétait « Vous devez vous tenir à distance, vous approchez, mais vous vous tenez à distance… ». Je pensais à la lascive Colette et je pensais que le féminisme prenait des chemins variés. Il émanait de ces jeunes, un dynamisme bien différent du groupe de retraités et de leur lent taï-chi. À deux pas, le carré grillagé des mamans résonnait de cris et de rires enfantins qui semblaient éternels.
De part et d’autre de l’enclos des petits, j’avais vu disparaître les grands arbres devant la fenêtre de Colette et cela m’avait fendu le cœur. Des arbres maigrichons les avaient remplacés. Était-ce les mêmes ? Ce jour-là, j’ai eu la surprise de découvrir deux marronniers d’Inde en pleine force juvénile. Parmi leurs feuilles en éventail, de grosses fleurs se dressaient et s’ouvraient, doucement, comme si elles ne voulaient pas gâcher le plaisir de mettre le nez dehors.
Je suis rentrée revigorée et bien décidée à résister à la léthargie qui nous imprègne depuis le confinement.
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