Le samedi suivant, Gilles devait retrouver le Café homérique au Luxembourg. Ce cercle de lecture traduisait Homère depuis plus de dix ans dans un café du quartier de la Huchette. Dès le début de la pandémie, ses membres ont été contraints de se rabattre sur la visio. Quel ne fut pas leur bonheur de se retrouver en chair et en os quand les règles sanitaires se sont assouplies ! En plein air, bien couverts, optimistes quant à la pluie, tous vaccinés, ils se sont réunis dans le jardin du Luxembourg.
Ce matin-là, la météo n’était pas favorable. Ils avaient décidé de terminer leur séance par une lecture de différentes traductions de L’Odyssée. C’est ainsi que je les ai rejoints vers onze heures sous le kiosque, côté fontaine Médicis. En cercle, chacun à son tour, plus d’une quinzaine d’hellénistes reprenait mot à mot le texte grec. Il s’agissait du retour d’Ulysse à Ithaque, Pénélope prisonnière des prétendants ne le reconnait pas, il lui donne des clés pour qu’elle garde confiance. Intéressant d’entendre s’affiner la description des personnages, de comprendre les multiples sens d’un mot !
Les traductions : Bérard en alexandrins, Jacottet à quatorze pieds libres, Philippe Brunet en hexamètres rythmés et enfin la toute récente traduction d’Emmanuel Lascoux.
Peu après mon arrivée, deux jeunes sportifs avaient d’abord manifesté un peu de mécontentement en voyant la place prise sous le kiosque, puis s’en étaient arrangés. Ils avaient sorti un matériel sophistiqué et commencé des exercices destinés à un de ces arts martiaux qui font fureur dans les banlieues. Le contraste entre ces jeunes musclés, visage tendu et sérieux, haltères au bout des bras et le groupe assis en cercle, d’un âge certain, savourant et plaisantant à chaque mot était cocasse. Vieux barbons débiles, aux yeux des sportifs, les hellénistes n’y prêtaient pas attention. Souvent d’anciens professeurs, ils en avaient vu d’autres.
C’est alors que Gilles d’une voix forte et bien timbrée se lança dans la traduction d’Emmanuel Lascoux.
Là, c’est la reine qui tente une passe à sa servante :
mince ! raté, plouf ! la balle tombe en plein dans l’eau !
Aïe ! toutes les filles poussent un cri : et le voilà réveillé, Ulysse le divin.
Il se redresse, il s’assoit, et le voici qui se retourne le cœur et l’esprit :
« Oh là là, dans quel pays, chez qui ai-je donc échoué ?
…
Les jeunes qui commençaient à ranger leur matériel se sont arrêtés. Je me suis retournée. Immobilisés, leur visage exprimait une incompréhension quasi abbyssale, comme si le ciel leur était tombé sur la tête.
Quant à Francine, ancien professeur de grec et latin dans un prestigieux lycée voisin, elle s’écria dès que Gilles se tut : « Insupportable ! Inadmissible ! » Il s’ensuivit une discussion passionnante et passionnée sur les différentes traductions, dont cette dernière, celle-ci, particulièrement destinée à attirer l’attention des jeunes.
La matinée se termina au restaurant sous les arbres. Gilles et moi sommes allés ensuite écouter un spectacle au Panthéon proposé et présenté par Jean-Marc Hovasse. Victor Hugo, la voix du Panthéon. Il se termina par un discours du poète lors du Centenaire de Voltaire, lu par le comédien, Laurent Soffiati. Un superbe hommage à la vie et à la liberté. Des phrases à la Hugo qui s’envolaient sous les voutes avec la force, et la croyance en l’homme qui nous manque tant ces temps-ci. Magnifique !
En sortant, un énorme orage nous maintint sur le parvis pendant plus d’un quart d’heure. La pluie, les éclairs et le tonnerre faisaient trembler la ville.
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