Le chêne et le roseau

Il m’arrive le soir en revenant de l’atelier de me joindre au Par Cœur du Palais-Royal. Le plus souvent j’y retrouve Gilles. Nous avions découvert Laurence Grenier et son groupe de récitants un soir du patrimoine dans le petit jardin au pied de l’appartement de l’écrivain Colette.

Nous avons tous nos dadas. J’aime les Fables de La Fontaine. J’en aime le récit, la dynamique, l’efficacité des mots, les phrases. N’ayant jamais eu beaucoup de mémoire, les apprendre me prend des heures, je me les répète à haute voix sur les trottoirs et tout bas dans le métro.

Nous sommes en général une quinzaine, assis sur des chaises pliantes dans le péristyle derrière la Comédie-Française à partager des choix souvent savoureux.

Au fil des semaines, sans nous concerter, Jacques, Gilles et moi avions chacun récité Le chêne et le roseau. Jacques, un homme souriant et tranquille, possède une voix chaude et grave et tout naturellement l’idée m’est venue de nous réunir pour une version commune.

Tout d’abord, Jacques s’est contenté d’écouter sans approuver ni refuser et je n’ai pas insisté. Mais la deuxième fois, il a dit, avec un sourire un peu malicieux :

— Avec quel casting ?

Je lui ai proposé de faire le chêne, Gilles le roseau, moi-même le récitant. Il a hoché la tête, pensif.

Des mois ont passé, nous n’étions jamais présents ensemble. On finit par se mettre d’accord par email, il m’envoie une répartition en couleur des rôles et ajoute :

— Comment vois-tu cela : tragique, mimé, maître d’école, ironique ?

Je lui réponds :

Gilles pense mimé et ironique.

Le chêne : c’est comme tu veux, comme tu le sens. De toute façon avec ta voix forte et grave, c’est du billard !

Le principal est de s’amuser et de ne pas se prendre au sérieux, non ?

Le temps passe encore. Un deuxième mardi du mois approche.

Nous sommes un peu en avance. Je le vois arriver depuis la Comédie-Française un peu inquiet. Il me dit :

— Je suis plus petit que Gilles, je peux monter sur une chaise…

— Tu risques de tomber ! Qu’est-ce qu’on va faire de toi si tu te casses un os ?

Il approuve en désignant son oreille gauche :

— Tu as raison, je manque d’équilibre, j’ai un vestibule en mauvais état.

Gilles peu de temps auparavant avait récité La Pendule de Queneau, laquelle lui tombait sullé vestibules

Je montre son chapeau, un magnifique feutre fauve :

— Garde ton chapeau sur la tête et tu seras de la même taille. Ta voix grave fera le reste.

Quand vient notre tour, je m’avance et vais chercher Jacques assis sur sa chaise. Je le présente au public :

— Le chêne !

Il se plante à droite, jambes un peu écartées.

Je vais chercher Gilles, qui a enlevé sa casquette :

— Le roseau !

Il se glisse à gauche, un peu penché.

Je commence :

Le chêne, un jour, dit au roseau

Et Jacques démarre ;

Vous avez bien sujet d’accuser la nature ; Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau…

Il en fait des tonnes, sa voix résonne, il tend les bras dans tous les sens, les élève vers l’auguste plafond du péristyle Montensier.

… Cependant que mon front au Caucase pareil, non content d’arrêter les rayons du soleil, brave l’effort de la tempête…

Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.

Je les regarde, le dos appuyé sur une colonne. Il poursuit :

La nature envers vous me semble bien ingrate.

Il est vraiment épatant. J’entends Gilles prendre la parole :

Votre compassion…

Je reste scotchée, Gilles me secoue :

— C’est à toi !

J’avale ma salive et je lance sous les rires :

Lui répondit l’Arbuste.

Gilles oscille et continue :

… part d’un bon naturel, mais quittez ce souci

Les vents me sont moins qu’à vous redoutables

Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici

contre leurs coups épouvantables résisté sans plier le dos ;

mais attendons la fin.

Il se balance, un peu maladroit, un sourire subtil sur les lèvres.

C’est au tour de la narratrice, je hurle en fixant le jardin de l’autre côté des grilles :

Comme il disait ces mots, du bout de l’horizon survient avec furie…

Le plus terrible des enfants que le nord eut porté jusque là dans ses flancs.

Jacques paraît surpris, Gilles se tord dans tous les sens.

L’arbre tient bon, le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts

Jacques lève son chapeau au-dessus de sa tête comme s’il allait valdinguer du côté de la Comédie-Française. Au dernier moment, on devine qu’il n’a pas envie d’abimer son couvre chef, il le serre contre sa poitrine.

Je balaye l’air de mes bras, joues gonflées.

Et fait si bien qu’il déracine celui de qui la tête au Ciel était voisine

Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

Je me penche sur ses chaussures.

Tragique fin accompagnée des applaudissements d’un public enthousiaste. Une spectatrice se plaint mezzo voce que le chêne n’ait pas réellement échoué sur l’antique pavé du Palais Royal.

Nous avons ensuite couru nous réchauffer au Petit Flore. Jacques et Marianne devaient partir, ils avaient des obligations.

Le lendemain, je lui ai envoyé un email :

On a oublié de saluer le public à la fin !

Il m’a rassuré d’un c’était parfait ! et a conclu :

On s’est bien marré. Si nos petits-enfants nous voyaient…