• Charlotte, les Christin

    Charlotte est ma nièce, la fille de mon frère Patrice. Nous étions très proches, mais depuis son mariage et son installation dans la grande banlieue de Londres, nous la voyons très peu. Ce fut un plaisir de l’entendre parler de sa vie, l’entendre donner des nouvelles de Jonathon, son mari, un Anglais pur jus, et de leurs deux filles, Annabelle et Héloïse, 18 et 16 ans. Un plaisir et une surprise.

    L’année dernière, nous étions allés dans le Bordelais chez sa sœur Chloé, une plongée dans une campagne traditionnelle, striée de vignes et ponctuée de châteaux. Chloé monte une ferme florale, une vie à l’ancienne avec les moyens modernes.

    La troisième sœur, Camille, kinésithérapeute, après avoir navigué de l’Afrique au Brésil, bourlingué dans les Caraïbes, s’est installée à Florès, une île des Açores où elle loue des maisons à des touristes. Elle a fait l’école à ses enfants sur les bateaux avant qu’ils n’intègrent des prépas sur le continent. Des enfants débrouillards, polyglottes.

    C’est dire qu’elles sont toutes les trois différentes, mais je ne m’attendais pas à ce que les filles de Charlotte soient grunge.

    Ils habitent dans une jolie maison edwardienne avec jardin et bow-window, dans une petite ville traversée par un ruisseau bordé de demeures fleuries. Jonathon prend le train chaque jour pour se rendre à son travail dans une banque de la City. Charlotte donne des cours de français dans des écoles non loin de chez elle. Leurs filles sont grunge ! Anneau dans le nez, cheveux et tee-shirts pendouillards. Cela m’a amusée et rappelé le temps où les filles d’une autre nièce, Caroline, au même âge étaient maquillées à l’excès. Aujourd’hui, elles sont administratrice d’hôpital et ingénieures, mères.

    Les Anglaises ne font pas les choses à moitié ! Et Charlotte a dû m’expliquer que leurs séjours en France n’étaient pas simples et qu’elles ne se sentaient pas très à l’aise dans le milieu bourgeois de Chloé. Annabelle est maintenant étudiante en économie à Liverpool et Héloïse rêve de devenir urgentiste d’intervention.

    Comme il est loin le temps où les enfants faisaient comme leurs parents, avenir tracé, comportement sur le modèle de la génération précédente. Désormais, les parents doivent avoir des nerfs solides.

    Peu de jours auparavant, nous avions déjeuné chez nos amis Christin avec Marie, venue de Thonon pour accompagner Valère Novarina à son exposition de Villers Cotteret. Nicolle nous avait concocté un succulent gratin savoyard (sans crème, cuit dans un jus de viande). Ce fut une bonne après-midi, prolongée jusqu’à six heures, ce qui nous est inhabituel.

    Nous avons eu le plaisir de voir leur petite-fille, Léa. Sage-femme, elle a démarré le métier à Mayotte. Elle nous a raconté un quotidien difficile. Passionnant ! J’en ai profité pour lui évoquer ma nièce Charlotte.

    En effet, Charlotte est née à terme avec un poids d’un kilo et cent grammes. Sa mère disait : « Un kilo de sucre et une carotte. » J’ai demandé à Léa, si elle mettait au monde des bébés de faible poids.

    — Bien sûr. Il y a un service spécial. Aujourd’hui, on refuse de les prendre en charge à moins de 500 grammes.

    — Et les autres ?

    — Il y a beaucoup de séquelles, mais on se réfère à la volonté des parents. Les enfants qui s’en sortent sont très solides, hyper actifs.

    Quand j’ai raconté ça à Charlotte, elle a ri :

    — En effet, je ne suis jamais malade. Je n’ai jamais attrapé le Covid, jamais le moindre rhume.

    Charlotte possède une énergie impressionnante. Elle a ajouté :

    — Je suis née à terme, tout à fait terminée, mais le placenta était petit. J’ai marché à un an mais j’avais la taille d’un bébé de six mois. Dans la rue, les gens faisaient des réflexions. Maman, agacée, a fini par répondre :

    — Oui, elle marche à six mois. Votre enfant a du retard ?

    Aujourd’hui, Charlotte est sportive, un peu forte. Blonde, elle a même pris une tête d’Anglaise. Elle a protesté :

    — Vraiment ? Depuis le Brexit, je me sens tellement française !

    — Pourquoi ? Tu n’approuves pas le Brexit ?

    — Une catastrophe au quotidien !


  • Le pape est mort

    Le pape François est mort dans la nuit de Pâques à lundi d’un AVC. Après une longue hospitalisation, il avait pu, la veille, bénir la foule depuis sa papamobile.

    Des centaines de milliers de pèlerins sont venus dans la basilique, puis sur la place Saint-Pierre pour lui dire adieu. Argentin, « le pape du peuple » a assaini les finances du Vatican qui en avaient bien besoin et simplifié les rituels. Il a été enterré vendredi dans une caisse en bois dans l’église de Sainte-Marie Majeure où il aimait se recueillir.

    Les médias du monde entier glosent sur le nom du prochain pape. Celui-ci devra se pencher sur l’union de l’Église catholique, car là comme ailleurs les tiraillements sont maximum entre les progressistes et les conservateurs.

    J’aimerais écrire de savantes analyses sur le sujet, mais comment le pourrai-je ? Les religions me semblent capables du meilleur, comme du pire.

    Voici plutôt la comptine qui m’est aussitôt venue dans la tête à cette annonce. Une comptine de mon enfance :

    Le pape est mort.

    Qui va régner ?

    Araignée ?

    Pourquoi pas libellule ou papillon ? 

    Elle est irrésistible !

    Nous allons tous mourir de rire.

    Il est vrai que j’en ai tellement vu passer de papes !

    Le premier, Pie XII, nous paraissait sévère derrière ses petites lunettes rondes. Sa photo ornait le coin du miroir de bureau de mon père. Nous n’avions pas encore la télévision et nous l’écoutions, agenouillés devant la radio, prononcer dans un français rocailleux la bénédiction papale.

    Le second, nous était proche, Jean XVIII, un homme jovial que ma mère avait connu nonce apostolique à Paris. Il était venu au Carmel à côté de chez nous pour une cérémonie. Mon frère Philippe, enfant de chœur, avait porté la traine de sa cape. Comme ils entraient dans la belle cour pavée vers la chapelle dont la porte était grande ouverte, le nonce s’était retourné vers lui et lui avait lancé dans un sourire :

    — Hue, cocotte !

    Phrase restée impérissable dans nos mémoires enfantines.

    Ma mère avait été invitée par monseigneur Roncalli lorsqu’il était patriarche de Venise, ce dont elle n’était pas peu fière. Et lors d’un mémorable voyage en famille à Venise, nous avions logé à deux pas de l’archevêché. Elle y avait été reçue personnellement. Devenu pape, il avait réuni les cardinaux pour réformer l’Église. Ce fut Vatican II, qui la changea en profondeur. En particulier, le latin laissa la place aux langues autochtones et la messe fut désormais célébrée en français. Il fut un pape proche de mon adolescence.

    Quelle surprise quand le troisième, Paul VI, lui succéda, tellement différent ! Sérieux, intellectuel, on le voyait rarement sourire à la télévision, dont manifestement l’église ne connaissait pas encore les codes, il est vrai balbutiants.

    Puis ce fut Jean-Paul Ier, on n’en savait pas grand-chose lorsqu’un mois après son élection, il fut retrouvé mort dans son lit. Je me souviens qu’on était à Lozembrune, dans le château des parents de Gilles, et qu’Ève du haut de ses dix ans, observait les adultes avec une curiosité non déguisée. Il faut dire que cette mort, jamais bien éclaircie, avait beaucoup fait parler.

    Jean-Paul II fut élu après un conclave (assez court si mes souvenirs sont bons). Jeune, polonais, premier pape non italien, sportif (il avait fait construire une piscine dans sa résidence d’été de Castelgondolfo), il tranchait sur les autres. Le début de son pontificat fut réformiste. Il poursuivit l’œuvre de Vatican II et lança les fameuses Journées Mondiales de la Jeunesse qui réunissent encore des milliers de jeunes catholiques. Il fut aussi le premier à quitter le Vatican pour des voyages officiels autour du monde, retransmis à la télévision.

    Une tentative d’assassinat sur la place Saint Pierre le laissa de santé fragile. Après un pontificat particulièrement long, il mourut en laissant l’image d’un homme souffrant, cramponné à la hampe d’une croix, solidaire de la misère du monde. Il fut canonisé avec Jean XXIII par le pape François.

    Benoit XVI lui succéda et fut le premier à céder la place de son vivant. Il mourut dans un couvent de Rome.

    Le pape François fut le premier pape non européen. Il œuvra en faveur des pauvres et des émigrants.

    Aujourd’hui, que la guerre en Ukraine tue des milliers de civils, que la bande de Gaza est bombardée, que les nouveaux dirigeants, potentats sans scrupules, mettent en danger l’avenir de la planète, on espère un homme de paix et de conviction. Utopie ?


  • Tougin. Rage de dent

    Le surlendemain de notre arrivée à Tougin, samedi de Pâques : rage de dent.

    Urgences dentaires à Genève, radio : une infection sous un bridge posé il y a deux mois. Le dentiste me prescrit des antibiotiques et du doliprane en attendant notre retour à Paris.

    Il me dit :  » C’est étrange, c’est souvent les jours fériés que ce genre de chose arrive ! « 

    Passage d’Eve, Emmanuel, Noé et Marius, le jour de Pâques. Agneau et papette, soupe pour moi. Une bonne journée finalement.

    On nous avait annoncé de la pluie en continu, nous avons eu du soleil et des nuages.

    Chez Enricke, j’ai repris l’escargot et le hérisson sortis du four.

    Je vous retrouverai la semaine prochaine…

    .


  • Bourses mondiales. La Résistance au féminin.

    La semaine dernière a été marquée par une agitation exceptionnelle sur les bourses mondiales.

    Donald Trump  a décrété une montée spectaculaire des taxes douanières à l’arrivée des produits sur le sol U.S., 20 % pour l’Europe, 34 % sur les importations chinoises et pour toute la planète un minimum de 10 %.

    La Chine a aussitôt répondu par un taux identique. Trump a surenchéri de 50 %, soit 104 %. Et le lundi, les bourses ont plongé.

    Sous la pression de cette baisse, Trump a annoncé la suspension des taxes pour 90 jours, sauf pour la Chine dont les taxes sont encore montées à 145 %. La Chine a répliqué et porté son taux à 125 %, à partir du jeudi 10 avril. Depuis, en Chine, la plupart des conteneurs sont à quai. L’économie mondiale est déstabilisée, les producteurs tournent au ralenti.

    Finalement, hier, Trump en a exempté la haute technologie, les ordinateurs, très dépendants du commerce international pour qutre vingt dix jours.

    La bourse remonte aujourd’hui après cette dernière annonce. On en est là.

    Stratégie ? Trump frappe très fort pour obtenir moins. En France, par négociation, on a fait descendre le taux de 20 à 10 %.

    On imagine l’inflation qui va en découler, l’augmentation du prix des produits indispensables. Ce sont toujours les plus pauvres qui payent dans ces cas-là.

    On a l’impression d’assister à un show télévisé. On dit que Donald Trump ne lit pas les notes que lui transmettent les spécialistes, il vit à l’intuition, la même que dans son émission de téléréalité The Apprentice, concours sans merci pour obtenir un job. Taper jusqu’à ce que l’autre cède. Pourtant, l’état de la planète n’a jamais été aussi fragile et difficile à appréhender.

    Déjà, les électeurs de Trump commencent à réagir.

    Le côté positif de cette guerre commerciale et des décisions absurdes de son promoteur est l’émergence d’une Europe plus indépendante de l’Amérique. Un vœu pieux ? Il y a si longtemps qu’on en parle.

    Que nous réserve l’avenir ?

    Hier, une émission sur Arte m’a intéressée, la Résistance au féminin pendant la guerre de 40, le destin de cinq résistantes durant la guerre de 40 dont Lucie Aubrac et Geneviève de Gaulle. Les femmes ont été les premières à refuser l’occupation nazie, les hommes étant absents, à entrer et même à inventer la résistance. Elles remplaçaient leurs maris dans les entreprises, dans les fermes. A la Libération, elles ont été renvoyées aux tâches subalternes, de nouveau dévalorisées.

    Ah, le courage de Geneviève de Gaulle ! Sa déportation à Ravenbruck, son isolement et son retour à la vie. L’esprit d’initiative de Lucie Aubrac qui tire son mari des griffes de la Gestapo. Par la suite, dans leurs écrits, elles s’émerveillent de la solidarité qu’elles ont rencontrée, sans rancune. Comment ont-elles fait ? Le prix à payer fut énorme !

    Après la guerre, Geneviève de Gaulle revoyant dans la misère des bidonvilles celle qu’elle-même et d’autres déportés ont vécue, s’est engagée dans le mouvement ATD (Aide à toute détresse) créé en 1956 par le père Joseph Vresinski. « Ce n’est pas tellement de nourriture, de vêtements qu’avaient besoin tous ces gens, mais de dignité, de ne plus dépendre du bon vouloir des autres. »  Mon père recevait le bulletin de cet organisme. Ces témoignages sur l’inventivité et la solidarité régnant dans des lieux de grande pauvreté m’ont particulièrement marquée.

    Aujourd’hui, tous ces efforts sont mis à mal par les normes brutales et cruelles des dirigeants des grandes puissances mondiales. On a oublié les leçons de la guerre.

    Pourtant, dimanche, comme chaque année, le Marathon a traversé Paris, avec la même profusion d’énergie. Le printemps couvre de fleurs les squares et les pelouses de la ville.


  • Victor à l’atelier

    Après avoir supprimé les aides humanitaires, licencié un nombre considérable d’agents de l’État, éducation, santé, protection de l’environnement, Donald Trump a rendu effective la hausse des taxes douanières vers les États-Unis, signant ainsi le lancement de la guerre économique annoncée.

    Effondrement des bourses mondiales. Ce matin, les bourses ouvrent en légère hausse.

    Ces temps-ci le soleil brille, un vent du nord, parfois un peu frisquet a chassé les nuages et Paris se réjouit. Le week-end, de nombreux jeunes viennent en bande des pays voisins, des petites familles parcourent les rues et les ponts du centre, les banlieusards piqueniquent dans le jardin des Halles, vivifiant notre monde de Parisiens sur le retour.

    Samedi, Julien s’est annoncé à l’atelier. Il venait avec un neveu de Laure après un spectacle dans le quartier. J’étais en retard. Il m’a téléphoné qu’il était sur le trottoir de l’avenue de la Motte Picquet. Nous nous sommes vus de loin. Thomas était resté à Nogent, l’enfant qui les accompagnait n’était pas bien grand. Embrassades, Laure me le présenta :

    — C’est Victor, le fils de ma sœur. Il passe la journée avec nous et dormira chez mon père ce soir. Ses parents avaient envie d’un week-end en amoureux.

    — Quel âge a-t-il ? ai-je commencé, avant de me reprendre et de me tourner vers lui. J’ai un peu perdu l’habitude des enfants :

    — Quel âge as-tu, Victor ?

    — Six ans !

    Laure me dit, remarquant mon hésitation :

    — Il est en grande section et entre en primaire l’année prochaine.

    Je ne sais plus mettre un âge sur les petits (ni sur les grands…). Il me parait bien petit, ferme sur ses jambes, une mèche châtain -clair sur le front, yeux bleus. Je ne sais plus très bien si les enfants de cet âge aiment être interrogés, s’ils sont timides ou silencieux. Je crois me rappeler qu’ils commencent par observer. Laure me raconte :

    — Nous revenons d’un spectacle pour enfant. À deux pas.

    — Tu as aimé, Victor ?

    L’enfant approuve de la tête. Je lui dis :

    — Un peu ? Moyen ? Beaucoup ?

    Il me regarde, étonné :

    — Beaucoup ! C’était de la mythologie !

    Décidément ! Gilles en ce moment participe au festival des Dyonysies dans « Les Bacchantes ». On n’en sort pas !

    — Alors, c’était toutes les histoires de la guerre de Troie, le voyage d’Ulysse ?

    — Oui ! répond pour lui Julien, et c’était très bien fait.

    Nous sommes arrivés à l’atelier. Ils ont tourné d’une pièce à l’autre, d’un modelage à un tableau. J’ai attiré l’attention de l’enfant sur les animaux, le singe, la girafe… Il était songeur et je ne savais ce qu’il en pensait. Puis, je leur ai suggéré de s’asseoir.

    — On reste debout. Ça fait du bien de se dégourdir les jambes.

    J’ai tout de même proposé à Victor de dessiner. Je me souvenais combien les enfants de Thomas, notre ami allemand, s’étaient ennuyés quand ils étaient venu en famille déjeuner chez nous, il y a quelques années. David Azuz, lui, les mettait toujours devant sa table à dessin et ça marchait.

    L’enfant a tout de suite accepté.On lui a fait escalader la chaise haute, j’ai allumé la lampe, sorti un papier et la boite de crayons de couleur. Sans attendre, il a commencé à dessiner un arbre, comme un écho à mes œuvres en céramique. C’était touchant. Il a continué avec le ciel, une pelouse et des fleurs.

    Pendant ce temps, nous discutions de choses et d’autres, la fenêtre ouverte sur les bruits de la ville. L’enfant dessinait avec un étrange sérieux. Il a trouvé qu’il s’était trompé. Comme la gomme ne fonctionnait pas sur les crayons de couleur, on lui a donné un autre papier. Il a recommencé, avec le même sérieux. Il avait dit qu’il laisserait son dessin à l’atelier, mais quand il eut fini, il demanda de le rapporter à la maison. Il a dit :

    — On l’encadrera !

    Pendant que Julien roulait les dessins, j’ai trouvé un médaillon en céramique avec la lettre V. J’ai enfilé dans le trou un cordonnet couleur corail et j’ai passé le pendentif autour de son cou. Je lui ai dit :

    — Chez toi, tu pourras demander qu’on plante un petit clou dans le mur ou sur la porte de ta chambre. Tu pourras le fixer.

    — Non je vais le garder comme ça, mais je vais demander à maman un cordon bleu.

    Juste avant de partir, il a montré une photo qui ornait un grand sac en papier :

    — C’est Frida Kahlo !

    — Comment tu sais ça, toi ? ai-je dit épatée !

    Et il a expliqué qu’il jouait à des jeux de questions-réponses avec sa sœur ainée. Quand ils sont partis, j’ai dit à Julien :

    — Je ne reçois pas souvent d’enfants dans mon atelier. Ça me change !


  • Centre Cerise. Élisabeth II

    L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Centre-Cerise.jpg.

    Il y a déjà pas mal de temps, Marie m’avait dit participer à un groupe de théâtre dans notre quartier. À l’occasion, elle avait cité le centre Cerise.

    En allant faire nos courses rue Montorgueil, nous passons chaque jour devant le centre Cerise. À notre arrivée à Paris, nous ne prêtions qu’une attention distraite à sa vitrine, et même jusqu’en 2006, année de la dernière visite officielle de la reine d’Angleterre.

    Rue Montorgueil, Stohrer reçoit depuis près de trois cent ans les souverains britanniques à chacun de leur passage à Paris. Cette célèbre pâtisserie a été créée en 1730 par Nicolas Stohrer leur ancêtre, au service de Stanislas Leszczynski, ex-roi de Pologne, duc de Lorraine et père de Marie Leszczynska, future épouse de Louis XV. Nicolas Stohrer a inventé le baba au rhum, le puits d’amour et les bouchées à la reine, entre autres. Ses descendants ont toujours tenu à être fidèles à sa renommée.

    Tout le monde le sait, la reine Élisabeth II d’Angleterre était gourmande. En aucun cas, elle n’aurait dérogé à cette coutume.

    Le quartier avait été prévenu. Je n’ai pu résister au plaisir d’aller me joindre aux badauds.

    Le quartier était bouclé, la circulation interrompue, des barrières de sécurité installées. Il était convenu que sa fameuse grosse voiture blindée allait déposer la reine à l’entrée de la rue Montorgueil et que la souveraine la remonterait à pied.

    Nous avons attendu dans une foule amusée, aussi friande d’images royales que de blagues républicaines. Une petite fille a demandé :

    — Maman, la reine, elle aura sa couronne sur la tête ?

    Nous avons attendu longtemps. Les nouvelles se propageaient le long du trottoir. « La reine est sortie de sa voiture ». Mais toujours pas de reine chez Stohrer ! Le bruit a couru qu’elle était entrée dans le centre Cerise.

    C’est ainsi que j’ai appris qu’il s’agissait d’un centre culturel et que la reine y faisait son travail habituel de soutien aux œuvres de bienfaisance.

    On a encore attendu, mais nous n’avons pas vu la reine. On a fini par apprendre que Sa Majesté s’étant sentie fatiguée, Stohrer avait descendu la rue jusqu’à sa voiture et lui avait offert un plateau de ses fameux gâteaux.

    Lorsque Marie m’a parlé du centre Cerise, je lui ai raconté mon aventure. Elle m’a dit aussitôt :

    — J’y étais. J’étais dans le centre Cerise avec ma fille qui devait avoir dans les cinq ans. Elle faisait partie des enfants qui ont offert des présents à la reine. On les avait habillés avec de jolis costumes, on avait mis des fleurs dans les cheveux des petites filles. C’était la fête !

    Elle a continué :

    — Peu après, quand je suis rentrée du travail, elle m’a sauté dessus, toute excitée. Elle avait croisé le convoi de la reine et elle m’a dit : « Tu sais, maman, elle m’a reconnue ! Elle m’a saluée. »

    Voilà comment j’ai connu le centre Cerise.

    Par la suite, je me suis renseignée :

    Initiée par la paroisse Saint-Eustache, l’Association apolitique et aconfessionnelle Cerise (Carrefour Échanges Rencontre Insertion Saint-Eustache) est une association à but non lucratif qui allie, dans un même lieu, un centre socioculturel ouvert à tous et un hébergement de transition pour de jeunes adultes qui achèvent leur parcours d’insertion. 

    Marie m’a invitée à venir voir un spectacle monté par un groupe de femmes sur une écriture en commun. Une bonne occasion d’aller y faire un tour.

    C’est ainsi que jeudi dernier, j’ai assisté aux interventions successives de femmes témoignant de leurs expériences de femmes et d’émigrées.

    Spectacle passionnant livrant des luttes vers la liberté, mis en scène avec un talent exceptionnel par une comédienne d’origine brésilienne, le récit de générations successives. Elles étaient aussi belles les unes que les autres, chacune à sa façon. Une irlandaise, une tunisienne, une espagnole, huit en tout, racontant sans pathos à la fois l’exil et l’insertion de leurs familles. Toutes avaient réussi dans leur carrière, elles rendaient hommage à leurs mères. Le thème général portait sur la condition des femmes à travers des histoires savoureuses et souvent difficilement vécues. J’y reviendrai peut-être…


  • Deux scènes de métro

    La ligne de métro qui me conduit à l’atelier transporte autant de travailleurs que de touristes.

    Côté Balard : l’Hexagone, État major des armées (9000 personnes), côté Créteil : la banlieue et ses cités. Au centre : La Concorde, les Invalides, Le Champ-de-Mars et la tour Eiffel. Sans oublier, le quartier des bureaux (l’Opéra), de la finance (La Bourse), du commerce (Le Printemps, les Galeries Lafayette)… Une population d’usagers qui varie selon les heures de la journée, et de la nuit (théâtres et cafés mythiques).

    Une ligne saturée chaque soir au retour des travailleurs vers les gares et la banlieue. En début d’après-midi, elle est plus tranquille, sauf lorsque la RATP espace les rames pour des raisons d’économie.

    Cette après-midi-là, je rêvassais sur mon strapontin à l’arrêt Opéra, lorsque j’entends des cris dans mon dos, une voix virile

    — Bouge pas ! Je te tiens. Tu t’échapperas pas !

    Il s’ensuit des protestations qui finissent en bafouillements incompréhensibles.

    Je me retourne. Des gens debout cachent la scène se déroulant sur la plate-forme de l’autre côté des places assises et je ne vois rien. Le métro ne repart pas. Le conducteur s’excuse et annonce un arrêt momentané sans plus d’explications.

    Banal ! Un secteur où les pickpockets pullulent. Je suis un peu surprise, car il est rare de voir les victimes se défendre, encore moins s’en prendre physiquement aux voleurs la plupart du temps en bande, intriguée par le flot de menaces et de hurlements qui continuent de se déverser sur le récalcitrant. Pourtant, je n’entends pas les conciliabules habituels entre passagers et une femme d’un certain âge me sourit d’un air rassurant. Les minutes défilent. Le haut-parleur finit par grésiller :

    — Un incident s’est produit dans la voiture de queue. Nous attendons l’intervention de la police.

    En effet une patrouille arrive sur le quai, trois hommes et une femme en gilets pare-balles, casques et caméra, bardés de matraques, de menottes, robocops issus d’une autre planète, tranquilles dans l’urgence. Deux montent dans le wagon sans précipitation, les autres se postent devant la porte, se voulant rassurants.

    Pas plus de quelques minutes et dans un silence complet, presque religieux, on voit la patrouille revenir sur le quai. Entre les deux plus gros costauds, un petit vieillard à lunettes et cheveux blanc, mince et les traits tirés marche avec peine, soulevé sous les épaules comme une marionnette désarticulée. Il parait effaré, minuscule, et les policiers sont un peu gênés. Quand ils passent devant moi, je me demande in petto ce qu’est devenu l’impitoyable justicier, la femme me lance :

    _ Voilà qui est bien triste !

    Une de ces scènes qui laissent perplexes, inertes, avec un brin de mauvaise conscience.

    Quelques jours plus tard. Á peu près à la même heure et au même endroit, le métro s’arrête à la station. On entend venu du haut-parleur :

    — Surtout, n’ouvrez pas la porte, ne descendez pas, surveillez vos sacs et vos portables. Des pickpockets sont dans la station. Quatre dans le métro, quatre sur le quai.

    Les habitués connaissent leur mode opératoire. Juste avant le redémarrage, les voleurs, souvent des jeunes filles, bousculent et ramassent un butin qu’ils donnent précipitament à des hommes sur le quai. Imparable !

    Mais cette fois-ci, le conducteur détaille :

    — Une des jeunes filles porte un bandeau sur ses cheveux. Les hommes sont au début du quai.

    Un temps.

    — La jeune fille s’enfuit…

    Encore un temps :

    — C’est bon, maintenant vous pouvez descendre et monter.

    Quand le train redémarre, il termine, comme un contre rendu d’opération :

    — Deux sont restés dans le wagon, les autres ont été arrêtés.

    On se croirait dans une série policière. Je dois dire que cette intervention publique de la RATP prenant ses usagers à témoin m’a laissée perplexe !


  • Le chêne et le roseau

    Il m’arrive le soir en revenant de l’atelier de me joindre au Par Cœur du Palais-Royal. Le plus souvent j’y retrouve Gilles. Nous avions découvert Laurence Grenier et son groupe de récitants un soir du patrimoine dans le petit jardin au pied de l’appartement de l’écrivain Colette.

    Nous avons tous nos dadas. J’aime les Fables de La Fontaine. J’en aime le récit, la dynamique, l’efficacité des mots, les phrases. N’ayant jamais eu beaucoup de mémoire, les apprendre me prend des heures, je me les répète à haute voix sur les trottoirs et tout bas dans le métro.

    Nous sommes en général une quinzaine, assis sur des chaises pliantes dans le péristyle derrière la Comédie-Française à partager des choix souvent savoureux.

    Au fil des semaines, sans nous concerter, Jacques, Gilles et moi avions chacun récité Le chêne et le roseau. Jacques, un homme souriant et tranquille, possède une voix chaude et grave et tout naturellement l’idée m’est venue de nous réunir pour une version commune.

    Tout d’abord, Jacques s’est contenté d’écouter sans approuver ni refuser et je n’ai pas insisté. Mais la deuxième fois, il a dit, avec un sourire un peu malicieux :

    — Avec quel casting ?

    Je lui ai proposé de faire le chêne, Gilles le roseau, moi-même le récitant. Il a hoché la tête, pensif.

    Des mois ont passé, nous n’étions jamais présents ensemble. On finit par se mettre d’accord par email, il m’envoie une répartition en couleur des rôles et ajoute :

    — Comment vois-tu cela : tragique, mimé, maître d’école, ironique ?

    Je lui réponds :

    Gilles pense mimé et ironique.

    Le chêne : c’est comme tu veux, comme tu le sens. De toute façon avec ta voix forte et grave, c’est du billard !

    Le principal est de s’amuser et de ne pas se prendre au sérieux, non ?

    Le temps passe encore. Un deuxième mardi du mois approche.

    Nous sommes un peu en avance. Je le vois arriver depuis la Comédie-Française un peu inquiet. Il me dit :

    — Je suis plus petit que Gilles, je peux monter sur une chaise…

    — Tu risques de tomber ! Qu’est-ce qu’on va faire de toi si tu te casses un os ?

    Il approuve en désignant son oreille gauche :

    — Tu as raison, je manque d’équilibre, j’ai un vestibule en mauvais état.

    Gilles peu de temps auparavant avait récité La Pendule de Queneau, laquelle lui tombait sullé vestibules

    Je montre son chapeau, un magnifique feutre fauve :

    — Garde ton chapeau sur la tête et tu seras de la même taille. Ta voix grave fera le reste.

    Quand vient notre tour, je m’avance et vais chercher Jacques assis sur sa chaise. Je le présente au public :

    — Le chêne !

    Il se plante à droite, jambes un peu écartées.

    Je vais chercher Gilles, qui a enlevé sa casquette :

    — Le roseau !

    Il se glisse à gauche, un peu penché.

    Je commence :

    Le chêne, un jour, dit au roseau

    Et Jacques démarre ;

    Vous avez bien sujet d’accuser la nature ; Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau…

    Il en fait des tonnes, sa voix résonne, il tend les bras dans tous les sens, les élève vers l’auguste plafond du péristyle Montensier.

    … Cependant que mon front au Caucase pareil, non content d’arrêter les rayons du soleil, brave l’effort de la tempête…

    Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.

    Je les regarde, le dos appuyé sur une colonne. Il poursuit :

    La nature envers vous me semble bien ingrate.

    Il est vraiment épatant. J’entends Gilles prendre la parole :

    Votre compassion…

    Je reste scotchée, Gilles me secoue :

    — C’est à toi !

    J’avale ma salive et je lance sous les rires :

    Lui répondit l’Arbuste.

    Gilles oscille et continue :

    … part d’un bon naturel, mais quittez ce souci

    Les vents me sont moins qu’à vous redoutables

    Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici

    contre leurs coups épouvantables résisté sans plier le dos ;

    mais attendons la fin.

    Il se balance, un peu maladroit, un sourire subtil sur les lèvres.

    C’est au tour de la narratrice, je hurle en fixant le jardin de l’autre côté des grilles :

    Comme il disait ces mots, du bout de l’horizon survient avec furie…

    Le plus terrible des enfants que le nord eut porté jusque là dans ses flancs.

    Jacques paraît surpris, Gilles se tord dans tous les sens.

    L’arbre tient bon, le roseau plie.

    Le vent redouble ses efforts

    Jacques lève son chapeau au-dessus de sa tête comme s’il allait valdinguer du côté de la Comédie-Française. Au dernier moment, on devine qu’il n’a pas envie d’abimer son couvre chef, il le serre contre sa poitrine.

    Je balaye l’air de mes bras, joues gonflées.

    Et fait si bien qu’il déracine celui de qui la tête au Ciel était voisine

    Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

    Je me penche sur ses chaussures.

    Tragique fin accompagnée des applaudissements d’un public enthousiaste. Une spectatrice se plaint mezzo voce que le chêne n’ait pas réellement échoué sur l’antique pavé du Palais Royal.

    Nous avons ensuite couru nous réchauffer au Petit Flore. Jacques et Marianne devaient partir, ils avaient des obligations.

    Le lendemain, je lui ai envoyé un email :

    On a oublié de saluer le public à la fin !

    Il m’a rassuré d’un c’était parfait ! et a conclu :

    On s’est bien marré. Si nos petits-enfants nous voyaient…


  • Donald Trump

    Il faut que je vous parle de Trump. Ce n’est pas que cela me fasse plaisir, mais il est impossible d’éviter un sujet qui ronge la planète. Les deuils qui m’ont frappés, qui nous frappent tous, ne peuvent éclipser les menaces qui planent sur notre avenir, menaces les plus alarmantes depuis la deuxième guerre mondiale.

    Je me souviens, enfant, du visage préoccupé de nos parents écoutant la radio à la fin des années 40, jusqu’au début des années 50. Pendant la guerre froide, les bombes, la faim, le froid pouvaient revenir à tout moment. Il n’a pas été si facile de sortir des tickets d’alimentation, de vivre dans les ruines de la ville, de remplir à nouveau les magasins. Les trente glorieuses n’ont pas démarré dans l’euphorie, mais dans l’inquiétude.

    Des jeunes, les zazous, résistaient à la morosité, dansaient à Saint-Germain des Prés, nos ainés se passionnaient pour le jazz ou les chansons de Trenet, mais nos parents ne pavoisaient pas. Aujourd’hui, je reconnais les mêmes inquiétudes.

    Aujourd’hui, l’impression générale est pessimiste. Pourtant l’insouciance est à son comble. D’immenses fêtes, comme les jeux Olympiques, les concerts à cinquante mille spectateurs se déroulent à grands frais sans accrocs majeurs. Une déambulation de touristes donne le tournis à la planète entière. La richesse se démocratise et les ultras riches sont de plus en plus riches.

    Cependant le fossé se creuse entre ceux qui en profitent et ceux qui sont laissés sur le bord. Parfois, ce n’est qu’une impression, de la jalousie, parfois de l’insatisfaction insidieuse. Mais beaucoup ne parviennent plus à joindre les deux bouts, même s’ils travaillent. Trop de charges fixes. En France, une famille sur quatre est monoparentale, entraînant des dépenses supplémentaires. En 2018, la colère des gilets jaunes s’est exprimée en d’innombrables revendications durant de longues semaines.

    A contrario, innombrables autour de nous, sont les bonnes volontés, les jeunes bourrés d’initiatives, prêts à remettre en cause des habitudes néfastes et surannées, attentifs au climat, à leurs modes de vie. Ce serait trop long de les énumérer ici. J’espère qu’ils apparaissent dans ces chroniques. Une génération inventive et travailleuse qui ne se montre pas, plus indifférente aux notions de réussite, de gains et de gloire que les précédentes, mais fragile, menacée par le burn out, une fatigue pouvant les laisser sur le flan durant des mois.

    Font-ils le poids ? En tout cas, les banlieues et la campagne sont de plus en plus rongées par la drogue, les batailles de dealers. La loi peine à s’appliquer et l’insécurité augmente, la confiance en la démocratie diminue.

    C’est sur ce terrain de mécontentement, plus explosif encore aux États-Unis, que Donald Trump a été élu, le même qui a mis a mal la démocratie en soutenant l’assaut du Capitole, après l’élection de Joe Biden.

    Son second mandat a commencé en fanfare. Il possède la majorité dans toutes les instances fédérales.

    Il a lancé une marée de dispositions qui laissent le monde entier incapable de réactions, toutes plus contraires à la logique, à la morale, aux ajustements mis en place pendant des millénaires. Mensonges, loi du plus fort, seul compte le profit. Il veut le Canada, annexer le Groenland pour prendre ses terres rares. Milliardaire sur la popularité de son seul nom, abreuvé par les dons des mécontents, on a oublié ses faillites, son incompétence en matière économique. Après une période d’euphorie, hier, la bourse de NY a chuté.

    La fermeture des frontières et des licenciements massifs désorganisent institutions et production.

    L’augmentation des taxes bride le commerce international.

    En politique étrangère, l’arrêt de fournitures militaires à l’Ukraine et surtout la fermeture de l’accès aux renseignements stratégiques poussent Zelenski à accepter l’annexion des territoires conquis par la Russie, avec pour corollaire celles de la Moldavie et de l’Estonie, et la guerre en Europe.

    Donald Trump se prend pour l’ange de la paix, pour le sauveur du monde. Il a déclaré que son seul but était d’avoir le prix Nobel de la paix. Un fou !

    Jour après jour, décret après décret, il sème le chaos, aidé en cela par Elon Musk, plus fou encore. « La nef des fous », dont Poutine, le plus fou et le plus cynique de tous, tient la barre. On cherche des lueurs d’espoir. L’union de l’Europe en est un, la force de nos valeurs, l’amour et la solidarité contre le profit, la peur et la haine, en sont le socle.

    Gilles me dit que je suis pessimiste, peut-être à cause des deuils qui nous ont frappés récemment. J’espère qu’il a raison.


  • Les obsèques d’Inès

    Les obsèques d’Inès se déroulèrent sous la pluie. Difficiles à évoquer.

    Il y avait foule dans l’église de Meudon. En avance, nous avons pu nous asseoir sur le bas côté. Très vite l’assistance a débordé sur la place, sous les parapluies, dans le vent et le froid.

    Sur le premier banc de la nef, à gauche, les enfants, Zoé, Gaspard et Léon, attendaient debout à côté de leur père. À droite, les cousins et cousines du même âge étaient blottis devant leurs parents, les frères et sœurs d’Inès, dont Damien et Minh arrivés de Singapour.

    Gonzague a pris la parole en premier.

     — Mon amour ! Toi si discrète, tu aurais été bien étonnée de savoir le nombre de ceux qui sont venus te dire adieu…

    Sa voix s’est étranglée dans la gorge :

    — Nous allons vivre sans toi…

    En retenant ses larmes, il a lancé un appel à l’espoir, à la joie. La foi dans l’au-delà, dans la résurrection des corps. De haute taille, cheveux en bataille, il se tenait debout, aussi solide que possible, à l’aube de la cinquantaine.

    Après les témoignages, plus effarés les uns que les autres, le rituel débuta par un Alléluia trébuchant.

    Comme aux obsèques d’Alain quelques semaines plus tôt, la lettre de Saint Paul aux Corinthiens se fit entendre. Un écho à sa lecture le jour de leur mariage. Un texte qui m’a toujours laissée perplexe.

    J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.

    il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;

    il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout

    Je me souviens de leur mariage. Il avait été célébré dans la collégiale de Mantes la jolie, un joyau d’architecture gothique, lumineuse, aérienne. Quand Inès est sortie de la voiture et qu’au bras de son père, elle a traversé le parvis ensoleillé, des jeunes filles venues des quartiers proches se sont arrêtées sur les vieux pavés. L’une d’elles a crié, admirative :

    — Regardez la mariée, elle est grave belle !

    J’entends encore leur accent beur. Deux mondes se croisaient.

    Dans l’église de Meudon, ville cossue, la communion et le goupillon ont mis l’assistance en mouvement durant de longues minutes. On avait l’impression que le flot ne s’arrêterait jamais. Je m’attendais à pleurer ou du moins à avoir la gorge nouée devant le cercueil, un cercueil brésilien verni, orné de poignées et de motifs en bronze doré, garni d’une petite trappe (fermée) pour le visage. Il n’en fut rien. C’est presque avec plaisir que j’ai pu accompagner mon geste d’un tendre : « Ma belle Inès », comme si je la voyais me sourire. Étrange !

    Nous nous sommes congratulés sur le parvis sous la pluie. Je tremblais de froid et nous avons préféré les laisser partir de leur côté pour le cimetière, au chaud dans un salon de thé, jusqu’à ce que Ghislain vienne nous chercher pour aller chez Gonzague.

    Une grande maison sur la colline. Grille d’entrée, jardinet, parking, perron. Un vestibule précédait un espace sans cloison composé d’une cuisine, quelques marches plus bas de la salle à manger et d’un grand salon, éclairés par une large baie vitrée s’ouvrant sur un jardin avec arbres et allées. On se serait cru à la campagne. Un feu pétillait dans la vaste cheminée. Un gros chien beige un peu trop nourri allait de l’un à l’autre.

    La cinquantaine de convives tenait à l’aise autour d’un buffet en désordre sur l’îlot central. Il ne manquait qu’Inès ! Mais sur les murs et les meubles, quantité d’objets et de céramiques parlaient d’elle, styliste, photographe de presse, céramiste à ses heures.

    Les conversations tournèrent vite autour des nouvelles de chacun. On planait un peu.

    Comme nous allions partir, je ne savais pas comment exprimer ma solidarité à Gonzague :

    — Tu es tellement entouré !

    Il a dit ;

    — Vous pouvez prier pour nous.

    J’ai dit :

    — Sûr, je le ferai… À ma façon !

    Catherine nous accompagnait à la porte. Soutenue par sa foi religieuse, elle a fait preuve d’un courage impressionnant depuis l’annonce de la mort de sa fille. Elle a dit, pleine de bonne volonté :

    — Je peux te montrer.

    J’ai dit :

    — Il y a mille façons…

    — Amour et force… a proposé Gonzague.

    — Ça, ça me va… ai-je balbutié.